Les chrétiens palestiniens souffrent d'une crise de représentation, car certains responsables d'église et membres de la communauté se dissocient de la lutte palestinienne et perpétuent l'idée qu'ils sont une « minorité ».
À la mi-mai, Gaza a reçu un visiteur inhabituel, probablement l’un des invités les plus en vue depuis le début de la guerre actuelle. Le patriarche latin de Jérusalem, Pierre-Batista Pizzaballa, a passé quatre jours dans la paroisse catholique de la Sainte-Famille de Gaza, il a témoigné des destructions, rencontré les membres de la paroisse et célébré deux fois la messe.
Les médias catholiques internationaux et les médias palestiniens locaux ont rapporté que cette visite « apportait un message d’espoir » à la population, dévastée par les bombardements israéliens et l’assaut génocidaire qui dure depuis huit mois.
La visite de Mgr Pizzaballa à Gaza pourrait être interprétée comme une forme de contrôle des dégâts à la suite d’une vague de mécontentement parmi les chrétiens palestiniens face à la position passive des responsables ecclésiastiques à l’égard du génocide israélien en cours. Les chrétiens palestiniens appartiennent à treize églises et confessions différentes, mais seul l’évêque de l’église latine ( catholique ) s’est rendu à Gaza.
La guerre actuelle a changé beaucoup de choses en Palestine. Pour les chrétiens, elle a été l’occasion de prendre conscience de ce que beaucoup d’entre eux décrivent comme leur propre « invisibilité » devant le reste du monde. Lorsqu’un bâtiment adjacent à l’église orthodoxe Saint Porphyrios de Gaza a été frappé par des avions de guerre israéliens peu avant Noël, le maire adjoint israélien de Jérusalem a déclaré qu’« il n’y a pas d’églises à Gaza » et « pas de chrétiens » lorsqu’il a été interrogé sur l’incident.
Cela a provoqué la colère des membres de la communauté chrétienne, mais a également contribué à une crise générale de représentation des chrétiens palestiniens1 dans leur ensemble, en particulier lorsqu’il s’agit de leur représentation en tant que partie intégrante du peuple palestinien et de sa lutte.
Ce sentiment d’invisibilité a été particulièrement ressenti par la communauté en décembre dernier, lorsque les célébrations de Noël ont été annulées en raison du deuil des martyrs du génocide de Gaza.
La frappe aérienne sur l’église orthodoxe Saint Porphyrios a tué 17 membres de la congrégation qui se réfugiaient à l’intérieur de l’église. Plus tard, un tireur d’élite israélien a tué deux autres femmes chrétiennes palestiniennes à l’intérieur de la paroisse catholique de la Sainte-Famille dans la ville de Gaza.
Au milieu de la tempête, le président israélien, Isaac Herzog, a publié sur son compte X la photo de sa réunion annuelle de Noël avec les chefs des Eglises de Jérusalem. Les 13 Eglises ont envoyé leurs évêques ou leurs représentants au bureau de M. Herzog dans le cadre d’une coutume diplomatique annuelle qui n’a pas attiré beaucoup d’attention par le passé. Cette année a été différente. Elle a soulevé une vague de critiques et de colère.
Le conseil paroissial gréco-catholique de Ramallah a été le premier organisme chrétien à condamner la visite dans une déclaration. L’union des institutions chrétiennes et la commission officielle de l’Autorité palestinienne pour les affaires ecclésiastiques l’ont également condamnée. Les Palestiniens, musulmans et chrétiens, se sont fait l’écho de ce tollé sur les réseaux sociaux.
Un très vieux combat
Au début du mois de mai, à l’approche de Pâques, les Palestiniens chrétiens ont assisté aux offices religieux de la semaine sainte, qui commençait le jeudi saint, avec très peu de signes de célébration. À l’église gréco-catholique de Ramallah, les services religieux ont commencé le matin.
Le petit groupe de fidèles a répondu au chant mélancolique à capella des prières orientales de leur jeune prêtre lors de l’allumage des cierges, sous le regard des icônes des saints. À l’extérieur de l’église, quelques fidèles discutent dans la cour de récréation de l’école paroissiale, entourée de murs décorés de peintures murales réalisées par des enfants, dont une représentant un drapeau palestinien.
« J’aime l’église grecque catholique, non seulement parce que j’y ai en partie grandi, mais aussi parce qu’elle porte l’héritage de l’évêque Cappucci », explique à Mondoweiss Samira (nom fictif), une diplômée en droit de 25 ans qui a préféré garder l’anonymat, dans un café voisin, après l’office.
L’évêque Hilarion Capucci, de l’Église catholique grecque melkite, était l’archevêque d’origine syrienne de Jérusalem dans les années 1970. En 1974, Israël l’a arrêté et condamné à 12 ans de prison pour avoir aidé la résistance palestinienne. Avant son arrestation, il visitait régulièrement la paroisse de Ramallah et s’occupait personnellement des besoins de ses familles, qu’il connaissait toutes personnellement.
« Il y a longtemps que nous n’avons pas eu d’évêque qui se préoccupe de ce que nous, les membres ordinaires de la paroisse, ressentons, en particulier en tant que Palestiniens sous occupation », poursuit Samira.
« La fausse représentation a été un problème critique pour nous, chrétiens palestiniens, bien avant cette guerre », dit-elle en ouvrant un volume de Biladuna Filastin ( Palestine, notre patrie ), le compendium encyclopédique de 1965 sur les villes palestiniennes écrit par l’érudit palestinien Mustafa Murad al-Dabbagh.
« Al-Dabbagh y décrit la lutte des chrétiens palestiniens de Jérusalem au début du XXe siècle, réclamant l’arabisation de l’église orthodoxe, détournée par le clergé grec étranger avec l’aide de l’empire ottoman », explique Samira avec enthousiasme. « C’est un combat très ancien dans lequel nous sommes engagés ».
La « carte de la minorité »
Les chrétiens palestiniens représentent aujourd’hui 1,5 % de l’ensemble des Palestiniens de la Palestine historique et environ 5 % des Palestiniens du monde entier, la plupart d’entre eux vivant dans la diaspora.
« Les responsables d’église aiment généralement utiliser la carte de la minorité pour nous dépeindre comme une communauté persécutée, parce que ce discours plaît aux hiérarchies des églises occidentales », indique Samira. « Mais si nous disons que nous sommes persécutés en tant que Palestiniens, et non en tant que chrétiens, on nous demande de garder le silence, ou on nous ignore tout simplement. »
« Le problème est que ce type de discours est exactement ce qui fait de nous une minorité, et non notre nombre. Le fait que nous soyons une minorité numérique n’a pas d’importance parce que nous sommes Palestiniens, mais lorsque nous sommes représentés comme une communauté sans identité, séparée du contexte de notre pays, alors nous devenons une minorité, socialement et politiquement, et cela sape vraiment notre place dans notre société », ajoute-t-elle.
Le soir, des dizaines de familles se rassemblent à l’église catholique romaine de la Sainte-Famille à Ramallah pour la messe du Jeudi saint. Avant le début de l’office, la congrégation s’arrête un instant pour accomplir un geste symbolique. Un petit groupe de scouts de la paroisse traverse l’entrée de l’église pour se rendre devant l’autel, tenant le drapeau de leur troupe et un drapeau national palestinien. Les jeunes scouts en uniforme se dirigent vers l’autel latéral de la Vierge et placent fièrement les drapeaux l’un à côté de l’autre.
Après une lecture de l’évangile du dernier repas et de l’arrestation de Jésus, un prêtre en visite prononce un sermon de 20 minutes, sans aucune mention de la guerre actuelle ou de la situation à Gaza.
« Il a parlé du dernier commandement de Jésus, l’amour et la charité, comme s’il s’agissait d’un concept abstrait », déclare Samira à la fin de la messe.
« Ce n’est pas comme si deux millions de personnes souffraient à quelques dizaines de kilomètres de là », s’exclame-t-elle avec colère, alors qu’un jeune garçon s’approche de l’autel de la vierge, ramasse le drapeau palestinien et le déploie en le regardant.
« Nous devons déterminer nous-mêmes ce que signifie être un chrétien palestinien ».
Le lendemain matin, à 15 kilomètres au nord-est de Ramallah, la petite ville de Taybeh se prépare pour le Vendredi saint, le moment culminant de la semaine sainte. La tradition veut que Taybeh soit la ville mentionnée dans l’évangile de Jean sous le nom d’« Ephraïm », où Jésus s’est réfugié pour échapper aux autorités avant sa passion. Elle est également connue pour être la dernière ville entièrement chrétienne de Palestine2.
Chez elle, Mariam, 29 ans, membre local de la paroisse catholique qui a préféré ne pas être citée sous son vrai nom, décrit l’atmosphère de Pâques dans la petite ville. « Cette année, personne n’a envie de faire la fête. C’est un moment triste », dit-elle. Mariam est un membre actif et une ancienne codirectrice du mouvement de la jeunesse chrétienne catholique de Palestine, la Jeunesse de la patrie de Jésus, où elle a développé sa conscience en tant que chrétienne palestinienne.
« En 2018, nous avons commencé à introduire une conception palestinienne du christianisme dans nos activités pastorales pour les jeunes », se souvient Mariam. « Nous avons parlé de Jésus comme d’un Palestinien qui appartenait à la même culture que nos ancêtres et au peuple sous occupation dans ce pays, en étudiant son exemple de remise en question des idées traditionnelles et de défense des opprimés. »
« Bien que toutes nos activités aient été à l’époque contrôlées et approuvées par notre prêtre superviseur, nous avons commencé à recevoir des messages de prêtres plus haut placés dans le patriarcat latin, nous demandant d’édulcorer notre message et de nous limiter à des thèmes religieux stricts », dit-elle.
« C’est à ce moment-là que j’ai commencé à comprendre le fossé qui nous séparait de l’institution ecclésiastique », souligne-t-elle.
Cette prise de conscience n’est pas généralisée, comme l’explique Mariam. « Beaucoup de jeunes Palestiniens chrétiens qui n’ont pas vécu les moments difficiles de l’Intifada ont été conditionnés à être isolés du contexte du pays, à vivre la foi sans se demander ce que signifie être un chrétien sous l’occupation », dit-elle.
« Ce génocide a fait prendre conscience à beaucoup d’entre eux que la vie s’étend au-delà des murs de nos paroisses, mais nous ne trouvons pas beaucoup de réponses auprès de nos représentants ecclésiastiques. Nous devons nous débrouiller par nous-mêmes. Dans mon cas, j’ai trouvé de l’aide dans les écrits du patriarche Michel Sabbah »3, dit-elle.
Michel Sabbah a été le premier Palestinien à être nommé patriarche de Jérusalem par le pape en 1987. Tous les évêques catholiques romains précédents étaient européens. La même année, les Palestiniens des territoires occupés se sont soulevés lors de la première Intifada. Mgr Sabbah est devenu l’une des voix qui ont défendu les droits des Palestiniens d’un point de vue chrétien et il est devenu un exemple pour les théologiens palestiniens qui ont suivi.
Pris au piège de l’époque ottomane
Le soir, la petite paroisse de Taybeh se réunit à l’église du Christ Rédempteur pour commémorer la mort de Jésus. Une statue de son corps allongé est transportée dans l’église par un groupe de scouts en uniforme au son d’un tambour funèbre. Plus tard, les scouts promènent la statue dans la cour de l’église, suivis par la congrégation. Un groupe de petites filles, vêtues de robes traditionnelles de paysannes palestiniennes, jouent le rôle des « femmes qui se lamentent ».
Lors de l’office, outre le prêtre de la paroisse, se tient un homme vêtu d’une tunique sacerdotale ordinaire et non cérémonielle, qui s’appuie sur une canne ; il s’agit de l’ancien évêque catholique de Jérusalem, Mgr Michel Sabbah. Le lendemain, à Taybeh, où il réside à temps partiel, M. Sabbah s’entretient avec Mondoweiss. Comme d’autres chrétiens, il célèbre lui aussi la « résurrection » du Christ cette année en privé.
« Je ne pense pas que les évêques se soient attendus à la réaction qui a suivi la rencontre avec le président israélien à Noël, ce qui est inquiétant en soi », admet M. Sabbah.
« La réunion annuelle est purement diplomatique et, au cours de mes premières années en tant que patriarche, je n’y ai pas participé, car elle se tient à Jérusalem, que l’Église catholique ne reconnaît pas comme la capitale d’Israël », explique M. Sabbah. « Puis, après les accords d’Oslo et le début des négociations, j’ai commencé à y participer. C’était l’atmosphère de l’époque, mais cette année, l’atmosphère était très différente en raison de la guerre en cours ».
« Je crois que le clergé des églises de Terre Sainte n’est pas conscient du contexte politique, ceci en raison de facteurs historiques », déclare M. Sabbah, expliquant les causes profondes du sentiment de déformation des chrétiens palestiniens.
« La Palestine n’a pas eu la chance de se développer naturellement en tant que pays. La prise de conscience des Palestiniens en tant que peuple s’est faite au milieu d’un conflit violent, et les dirigeants de notre Église n’ont pas encore rattrapé cette évolution historique et rapide. Dans nos séminaires, nos prêtres ne reçoivent pas encore de formation sur la manière d’agir dans un tel contexte de conflit et de guerre », souligne-t-il.
« Notre Église continue d’être piégée à l’époque de la domination ottomane, où les communautés religieuses étaient des entités isolées, représentées par des chefs religieux qui avaient même des pouvoirs civils, et où leurs ouailles ne participaient pas à la vie politique au-delà des affaires de leur communauté », explique M. Sabbah.
« Mais cette vieille mentalité ne se limite pas aux chefs religieux. Elle se manifeste également sous certaines formes chez les chrétiens ordinaires. Par exemple, les chrétiens palestiniens attendent des évêques qu’ils parlent en leur nom en tant que Palestiniens et en tant que chrétiens en même temps, et prennent rarement l’initiative de le faire eux-mêmes », remarque-t-il. « En tant que responsables d’église, nous ne pouvons pas le faire seuls, et nous avons besoin que les chrétiens séculiers qui s’engagent dans la politique palestinienne s’affirment en tant que chrétiens. Cela nous permettrait, en tant que responsables religieux, de représenter ce sentiment plus ouvertement ».
Sabbah souligne également le fait que « l’invisibilité du christianisme palestinien a permis à certains courants du christianisme occidental de mal interpréter la Bible pour soutenir l’occupation ».
« Le sionisme chrétien est le résultat, entre autres, de l’absence totale des chrétiens de Palestine dans la vision du monde des chrétiens occidentaux », ajoute-t-il.
Cette vision du monde est également problématique pour Mariam, qui y a été confrontée directement lors de sa participation à des rassemblements internationaux de jeunes chrétiens. « Lorsque vous vous présentez en tant que chrétien palestinien et que les chrétiens occidentaux ne vous croient pas au début, puis s’étonnent qu’il y ait même des chrétiens dans la patrie de Jésus, vous savez d’où vient le sionisme chrétien et vous savez que nous devons être mieux représentés ».
Pour Samira, le manque de reconnaissance des chrétiens palestiniens a un aspect encore plus inquiétant. « Parfois, on a l’impression que certains chrétiens occidentaux ne veulent pas nous voir, ou qu’ils veulent que nous disparaissions, avec le reste du peuple palestinien, juste pour pouvoir réintroduire le christianisme en ‘Terre sainte’ comme ils l’entendent. Sans identité palestinienne autochtone ».
Source : Mondoweiss
Traduit de l’anglais par Falasteen pour Investig’Action
Notes I’A
1 Il existe un réel problème de représentation des Palestiniens chrétiens. Les patriarches et prêtres des Églises palestiniennes sont, le plus souvent, des étrangers accusés de mal défendre les intérêts des Palestiniens chrétiens ( voir John Munayer ). Peu relayée par la presse internationale, cette question a pourtant été soulevée par de nombreux Palestiniens chrétiens tels que Munthir Ishaq, Mitri Raheb, Daoud Nassar et Manuel Hassassian ( ancien ambassadeur de Palestine au Royaume-Uni d’origine arménienne ). À l’image de l’interview publiée dans Le Monde le 5 mai 2024, la presse préfère relayer les propos de représentants des chrétiens de Palestine non palestiniens, comme Pascal Gollnisch, un Français, et Rafic Nahra, un Égyptien d’origine libanaise.
2 Falk Van Gaver, Kassam Maadi. Taybeh, dernier village chrétien de Palestine. Éditions du Rocher, 2015.
3 Michel Sabbah est le patriarche émérite de l’Église Latine/Romaine de Jérusalem. Né dans les territoires de 1948, à Nazareth, il est le premier Palestinien à être nommé patriarche latin de Jérusalem en 1987.