« Les industriels peuvent influencer la littérature scientifique mobilisée pour […] les travaux des experts ». Ce constat n’est pas le fait d’ONG opposées à Bayer, Corteva ou autres multinationales. Il a été formulé au sein d’un comité d’experts français, l’Anses qui intervient notamment sur les demandes d’autorisations d’OGM et de pesticides. Dans un rapport publié début mars, le Conseil scientifique de l’Anses décrit les mécanismes mis en œuvres par les industriels pour s’assurer que les avis publiés ne soient pas (trop) négatifs.
Tout pays délivrant des autorisations de commercialisation de produits pouvant avoir un impact sanitaire ou environnemental dispose d’un ou plusieurs comités d’experts. Ces experts analysent les études exigées par la loi et produites par les industriels pour évaluer l’absence de tels impacts. Ils étudient également la littérature scientifique dans son ensemble pour rendre des avis le plus complet possible. En France, c’est notamment l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) qui produit de tels avis sur les OGM, pesticides… et renseigne ainsi le politique sur les risques sanitaires et/ou environnementaux de ces produits avant qu’ils soient éventuellement autorisés commercialement.
Lorsqu’en mars 2023, cette Agence annonce avoir évalué la qualité et la crédibilité de l’expertise qu’elle produit, l’intérêt de lire les conclusions est donc grand [1]. Dans son rapport, le Conseil scientifique de l’Anses identifie plusieurs facteurs limitant justement le travail d’expertise : conflits d’intérêt, demandes d’expertises à rendre en urgence, impossibilité factuelle à prendre en compte les données les plus récentes, poids trop important des industriels dans l’établissement des protocoles d’analyses, etc… [2] Parmi ces facteurs, un retient plus particulièrement l’attention. Il s’agit de la main mise – directe ou indirecte – des industriels sur les publications scientifiques qui vont composer le corpus d’articles utilisés par les experts.
Des articles scientifiques à lire avec précaution
Le premier cas d’influence identifié semble le plus évident. Il s’agit des articles scientifiques s’intéressant à un produit particulier, articles signés – voire rédigés sans le dire – par des salariés de l’entreprise commercialisant ce produit. L’Anses analyse, par exemple, le travail du Groupe d’expertise collective en urgence (GECU) qui, en 2019, s’est penché sur le cas de la molécule herbicide, le glyphosate. Le Conseil scientifique de l’Anses souligne qu’un « article alors connu pour être « ghostwrité » [écrit de façon cachée] par des employés de Monsanto (Brusick et al. 2016) était cité dans le rapport du GECU de 2019, sans commentaire particulier ». Cet exemple cache un manquement à la déontologie plus vaste car « au-delà de ce cas particulièrement emblématique, le même rapport citait plusieurs publications dont des auteurs sont affiliés à des entreprises privées (industrie ou firmes privées de tests et recherche contractuelle, dont dans plusieurs cas un signataire de la précédente publication « ghostwritée »), ainsi qu’une publication financée par la Glyphosate Task Force (plateforme industrielle regroupant les producteurs d’herbicides à base de glyphosate) ». Pour le Conseil scientifique de l’Anses, ces exemples sont réellement problématiques, « l’Anses [n’ayant] pour l’instant pas de méthodologie ou de préconisations pour analyser les liens d’intérêt dans la littérature et contextualiser une publication financée par une firme ayant un intérêt à une réglementation qui lui soit favorable, ou encore cosignée par des employés de cette firme ».
Des articles pour semer le doute
Aujourd’hui, il est donc clair que « les industriels peuvent influencer la littérature scientifique mobilisée […] pour les travaux des experts internes ou des collectifs d’experts des agences », comme il est écrit dans le rapport. Un phénomène qui a, comme le rappelle le Conseil scientifique, déjà été « analysé dans les travaux scientifiques et journalistiques sur les marchands de doute » [3]. Son ampleur serait néanmoins difficile « à documenter précisément en dehors des cas où des archives d’entreprises sont rendues publiques à l’occasion de procès ». On peut préciser ici que l’expression « marchands de doute » est historiquement utilisée pour désigner ceux qui publient ou font référence à des articles scientifiques visant à jeter un doute sur des phénomènes pouvant freiner la commercialisation d’un produit.
Selon le rapport, cette influence peut par exemple « passer par le financement privé de recherches dont les méthodologies visent à sous-estimer les risques des produits des entreprises concernées, ou encore à mettre en avant des causalités alternatives aux risques de ces produits, afin de maintenir artificiellement des controverses ouvertes », comme l’ont renseigné les historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik M. Conway pour la cigarette ou le changement climatique [4]. Cela peut également se faire en créant des revues scientifiques complètes, ce qui augmente encore la crédibilité de ces articles. Ainsi, le Comité scientifique rappelle le cas de « la création de revues scientifiques, dont un exemple est la revue Regulatory Toxicology and Pharmacology, publication officielle d’une association dominée par des scientifiques qui travaillent pour des groupes commerciaux industriels et des sociétés de conseil. Ainsi, Velicer et al. (2017) documentent les liens de cette revue avec l’industrie du tabac et leurs conséquences, et avancent que la « représentation importante d’autres industries ayant un intérêt dans la science réglementaire (chimique, pharmaceutique, alimentaire, ainsi que des avocats qui représentent l’industrie) au sein du comité éditorial soulève des préoccupations similaires pour la recherche présentant un intérêt pour un large éventail d’autres industries » ». Enfin, un dernier cas se présente avec la rédaction d‘articles scientifiques rédigés « en sous-main […] par des employés d’entreprises privées qui sont signés par d’autres scientifiques, ou ghostwriting, comme documenté dans les Monsanto Papers » [5].
Le cas des résultats non publiés
L’influence des industries sur la littérature scientifique peut prendre une autre forme. La stratégie suivie vise cette fois à éviter que soient publiés des articles « défavorables ». Le rapport du Comité scientifique de l’Anses explique en effet que « dans différents domaines, la situation des industriels est suffisamment favorable pour que la production et l’interprétation des savoirs convergent avec leurs intérêts sans qu’ils n’aient à déployer d’intervention stratégique ». Trois situations sont citées dans le rapport comme exemples.
La première est ce qui est nommé en anglais l’« undone science, ou science non faite, qui s’intéresse à l’inexistence de certains savoirs ». Il s’agit, comme le renseigne le Conseil scientifique en se référant sans plus de détails aux travaux de David Hess en 2016, de constater que certains « domaines de recherche qui pourraient servir l’intérêt public […] sont systématiquement ignorés » [6].
La seconde est ce que le Conseil scientifique nomme « la production institutionnalisée de l’ignorance ». Cette situation est celle où « les institutions en charge de l’évaluation des risques sont dépendantes des formes de connaissances les plus compatibles avec leurs modalités d’action, ce qui induit des effets de sélection des savoirs disponibles, et conduit à en ignorer certains ». Pour illustrer cette situation, l’Anses se réfère aux travaux d’un chercheur du CNRS, Jean-Noël Jouzel [7]. Ce dernier constatait sur l’affaire du glyphosate classé comme cancérigène probable, que « partout dans le monde, les experts chargés de l’évaluer depuis quatre décennies sont massivement parvenus à la conclusion suivant laquelle le glyphosate, utilisé conformément aux indications de l’étiquette, ne représente pas un risque déraisonnable d’effets nocifs pour les populations humaines », comme le notait Monsanto en 2017. Jean-Noël Jouzel constate que la fourniture par les entreprises de consignes de « bonne » utilisation des pesticides a créé une « croyance industrielle et institutionnelle dans le possible usage contrôlé des pesticides ». Or, l’accumulation de données épidémiologiques montrant les impacts négatifs des pesticides n’a, estime-t-il, pas remis en cause cette foi aveugle dans les guides de bonnes pratiques agricoles.
La troisième et dernière situation est la non-publication de résultats scientifiques d’expérience. Il ne s’agit pas ici de résultats non publiés suite à un blocage d’une entreprise armée de ses brevets, comme Inf’OGM l’a renseigné [8]. Il s’agit cette fois « des situations où les expertises dépendent de données industrielles non publiées ». Les sociologues Henri Boullier et Emmanuel Henry, cités par l’Anses, ont ainsi décrit, en 2021, que « la régulation des substances chimiques industrielles place les institutions publiques (agences de régulation, États ou Commission européenne) dans une situation particulièrement marquée de dépendance par rapport aux acteurs industriels. Ces derniers sont en effet non seulement à l’origine de la production des molécules devant faire l’objet d’une évaluation mais aussi, dans de nombreux cas, des données à partir desquelles celle-ci doit se faire. Cette situation rend particulièrement problématique l’organisation de l’expertise scientifique car elle peut difficilement s’extraire de l’emprise des savoirs et des stratégies des acteurs industriels » [9].
En 2012, Inf’OGM avait rapporté un cas explicité dans la revue Nature illustrant parfaitement certaines de ces situations [10]. Emily Waltz y rapportait le cas d’un chercheur qui avait souhaité rester anonyme. Ce dernier avait travaillé, à la demande de Pioneer, sur l’analyse des impacts du maïs GM Cry34Ab1/Cry35Ab1, modifié pour tuer la chrysomèle, sur des insectes non cibles. Or, les résultats montraient que près de 100% des larves de coccinelle, nourries avec ce maïs, mourraient après le huitième jour de leur cycle de vie. Toujours selon ce chercheur anonyme, si Pioneer a interdit la publication de ces résultats, elle a par contre su en tirer les leçons pour constituer une demande d’autorisation sur base d’analyses étudiant les impacts durant sept jours (soit un jour de moins que les résultats non publiés !) ou avec avec un régime alimentaire des larves différent. Selon le chercheur universitaire anonyme, l’administration étasunienne, prévenue de ce biais et des résultats non publiés, a choisi de ne rien faire et a délivré l’autorisation. Si Pioneer s’est justifiée en expliquant que les constructions étudiées n’étaient pas les mêmes, le chercheur reste certain de « l’arnaque ». Un exemple qui regroupe tant les résultats scientifiques non publiés que la dépendance parfois trop forte des experts aux seuls données des entreprises…
Le rapport rappelle finalement que, dès 2016, l’Anses alertait sur certaines de ces situations « problématiques ». Elle décrivait ainsi que « plusieurs recherches, dans des domaines divers, ont montré que le financement intégral ou partiel de l’étude par des acteurs de l’industrie ou du secteur des services influence les résultats publiés. Une analyse statistique des études montre une surreprésentation sensible de résultats favorables aux industriels lorsque les recherches ont reçu des financements de leur part ». Une situation à risque que l’Agence reconnaissait n’être comprise que « depuis peu »…
[1] Conseil scientifique de l’Anses, « Avis relatif au rapport du GT « Crédibilité de l’expertise scientifique » issu du Conseil scientifique », 9 mars 2023.
[2] , « L’Anses transparente sur les limites de sa propre expertise », Inf’OGM, 20 avril 2023.
[3] Oreskes, N. ; Conway, E.M., « Merchants of Doubt : How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming », éd. Bloomsbury Press, New York, 2010.
[4] Oreskes, N., ibid.
[5] Horel S., Foucart S., « Monsanto papers, désinformation organisée autour du glyphosate », Le Monde, 4 octobre 2017.
[6] Hess, D.J., « Undone Science. Social Movements, Mobilized Publics, and Industrial Transitions », MIT Press, Cambridge, Massachusetts, États-Unis, Londres, Royaume-Uni, 7 octobre 2016.
[7] Jouzel, J.-N., « Pesticides : comment ignorer ce que l’on sait », éd. Presses de Sciences Po, Paris, 2019.
[8] , « L’Anses transparente sur les limites de sa propre expertise », Inf’OGM, 20 avril 2023.
[9] Henry E., Boullier H., « L’expertise chimique sous emprise industrielle : quand la gestion des conflits d’intérêts masque inégalités et rapports de pouvoir », Sciences Sociales et Santé, 38(3), 49-76, 2021.
[10] , « Etats-Unis : les brevets ne bloquent plus (complètement) la recherche », Inf’OGM, 8 octobre 2012.
Source : infogm
Photo : Neil Rickards