L’impérialisme à l’état pur: Biden redéploye des forces en Somalie

Donald Trump avait décidé de retirer les troupes US de Somalie. Biden revient sur cette décision et va y redéployer des forces d’opérations spéciales. Ce n’est que le dernier chapitre d’une longue histoire d’ingérence destructive américano-britannique dans la Corne de l’Afrique.

Le gouvernement Biden avait à peine annoncé un redéploiement des forces d’opérations spéciales US en Somalie le 16 mai que les médias occidentaux commençaient déjà à faire mousser l’intervention.

Comme l’a indiqué la BBC, le déploiement de Biden “soutiendra la lutte contre le groupe militant al-Shabab” (sic). L’intervention coïncide avec la réélection de l’ancien président somalien Hassan Sheikh Mohamud, au pouvoir entre 2012 et 2017.

Dans la même veine, le New York Times (NYT) a rapporté que “Biden a approuvé une demande du Pentagone pour rétablir une présence militaire afin de cibler une douzaine de dirigeants présumés d’Al Shabab, le groupe terroriste somalien qui est affilié à Al Qaeda.”

Mais ces motivations sont-elles vraies ? Washington veut-il vraiment se contenter de vaincre al-Shabab ? Al-Shabab est-il réellement lié à Al-Qaïda et, si oui, dans quelle mesure ? Comme d’habitude, les reportages des grands médias manquent de contexte et de références au droit international.

Comme nous le verrons, le contexte qui sous-tend le redéploiement US est celui d’un pur impérialisme qui utilise la lutte contre le terrorisme comme la dernière d’une longue série d’excuses pour s’immiscer dans la politique d’un pays stratégiquement important de la Corne de l’Afrique. En termes de droit international, les signataires de la Charte des Nations unies ont la responsabilité légale d’obtenir l’autorisation du Conseil de sécurité avant de lancer des opérations militaires – ce que le gouvernement Biden et ses prédécesseurs n’ont jamais fait en Somalie, ni nulle part ailleurs, d’ailleurs.

Il convient également de s’attaquer à la propagande de l’ère Trump, car elle est à double tranchant. Les partisans de Trump ont affirmé que leur héros avait mis fin aux “guerres éternelles” de l’Amérique, alors qu’il a, selon ses propres termes,  “défoncé Daesh à coups de bombes“, ce qui signifiait bien souvent déverser des munitions sur des femmes et des enfants irakiens et syriens, tout en mettant en pièces des Somaliens à travers des attaques de drones bien plus nombreuses que durant le mandat d’Obama. Certes, Trump a retiré les forces terrestres US de Somalie. Mais il semble que c’était à la fois un coup de com de son America First et une manœuvre visant à rendre les choses difficiles pour le futur gouvernement Biden.

De l’autre côté, l’establishment pro-guerre, néolibéral et anti-Trump a cherché à dépeindre ce retrait des troupes terrestres comme un signe de faiblesse étasunienne face aux terroristes “islamiques” mondialisés. En diabolisant Trump et en rapportant de manière inexacte les motifs de son retrait, le NYT, la BBC et compagnie ont essentiellement réclamé la militarisation US de la Somalie : Trump mauvais, militarisme bon. Et comme d’habitude, leurs reportages étaient dépourvus de toute voix critique ou sceptique.

Le vrai programme : “acquérir et maintenir la capacité de répondre à toute contingence militaire qui pourrait menacer les intérêts des États-Unis”

Les autoproclamés “fact-checkers” soutenus par des milliardaires tels que Snopes et PolitiFact, considèrent souvent que ce qu’ils appellent les “fake news” présentent un “contexte manquant”, alors que les médias mainstream fonctionnent presque entièrement selon une doctrine tacite de propagande par omission. Sur l’Histoire récente, les chercheurs doivent donc reconstituer le contexte que les médias mainstream refusent de fournir. Le “contexte manquant” de la Somalie peut être résumé comme suit :

En 1997, l’US Space Command (qui est toujours opérationnel, bien que ses fonctions soient largement secondaires par rapport à la Space Force) a engagé le Pentagone à atteindre une “domination à spectre complet” sur terre, en mer, dans les airs et dans l’espace d’ici 2020, “pour protéger les intérêts et les investissements des États-Unis”, c’est-à-dire les intérêts des entreprises de l’élite. Depuis lors, de nombreuses nations riches en pétrole et stratégiquement importantes ont été occupées par les États-Unis et leurs alliés. Divers départements du Pentagone, dont le Central Command et l’Africa Command, divisent le monde en “zones de responsabilité”, en fonction de l’importance stratégique de la région et/ou de la nation concernée pour le Pentagone. Ce système s’inspire du modèle colonial britannique.

Dans les années 1950, le ministère des Colonies décrivait Aden – le golfe entre le Yémen et la Somalie – comme “une base importante”, à partir de laquelle les forces pouvaient se déployer rapidement au Moyen-Orient, riche en énergie. À l’époque, la “ruée vers l’Afrique” (qui a débuté à la fin du XIXe siècle) était justifiée par la doctrine du “fardeau de l’homme blanc” : la mission de civiliser les races noires arriérées, tandis que leurs terres et leurs ressources étaient pillées.

Mais la Somalie a gagné son indépendance en 1960 avant d’être gouvernée par le dictateur Siad Barre. Soutenu par la CIA, il a régné de 1969 à 1991. À l’époque, le soutien des États-Unis à Siad – incluant le meurtre de dizaines de milliers d’opposants politiques – était justifié dans le cadre de la politique US de guerre froide.

La guerre froide terminée et Siad déposé, les gouvernements étasuniens successifs ont testé de nouvelles doctrines “interventionnistes”, la première idéologie de l’après-guerre froide étant l’intervention humanitaire. L’opération “Restore Hope” a ainsi été lancée en 1992 par le gouvernement sortant de George H.W. Bush, soi-disant pour apporter une aide humanitaire pendant la famine déclenchée par la guerre civile. Mais un document de Fort Leavenworth révèle un objectif caché : “Tout au long de notre implication en Somalie, notre objectif stratégique primordial était simplement d’acquérir et de maintenir la capacité de répondre à toute contingence militaire qui pourrait menacer les intérêts américains au Moyen-Orient, en Afrique du Nord-Est et dans la région de la mer Rouge.”

Des partis politiques islamiques, pour la plupart non extrémistes, se sont rassemblés sous l’Union des tribunaux islamiques (UTI) pour gouverner la Somalie qui a alors connu une courte période de paix et de stabilité ainsi qu’une augmentation du niveau de vie. Des agences de l’ONU, Amnesty International et le groupe de réflexion britannique sur la politique étrangère Chatham House ont reconnu que l’UTI avait endigué la “piraterie”, scolarisé un grand nombre d’enfants et réduit la malnutrition.

Les États-Unis et le Royaume-Uni mènent une guerre par procuration contre l’UTI et infiltrent le mouvement avec des extrémistes d’Al-Qaïda

Les attentats du 11 septembre 2001 ont fourni au gouvernement de George W. Bush une excuse pour sanctionner les banques somaliennes, même si la Commission du 11 septembre a innocenté ces banques de tout acte répréhensible. Depuis lors, la Somalie est devenue un terrain d’essai pour l’imposition d’une société sans espèces.

Convaincus que les éléments les plus à droite de l’UTI étaient des façades d'”Al-Qaïda”, le Joint Special Operations Command et la CIA ont opéré secrètement en Somalie. Ne parvenant pas à détruire l’UTI de l’intérieur, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont soutenu un gouvernement d’opposition en exil composé de seigneurs de guerre éthiopiens et autres.

En décembre 2006, l’Éthiopie a envahi la Somalie dans le cadre d’une guerre par procuration américano-britannique. Des centaines de milliers de Somaliens ont fui vers des camps de réfugiés au Kenya et en Ethiopie, tandis que d’autres ont fait le périlleux voyage vers le Yémen sur des embarcations précaires. Le soi-disant gouvernement fédéral de transition était composé de tueurs et de tortionnaires financés par le contribuable britannique et bénéficiant d’un logement et de la citoyenneté britannique. La guerre a annulé les acquis sociaux de l’UTI et des milliers de personnes sont mortes lors de famines à répétition.

L’effrayant nom d’al-Shabab, qui signifie simplement “la jeunesse”, constitutait l’aile des jeunes de l’UTI. En 2007, l’UTI non violente ayant été détruite par une campagne de terreur américano-britannique, al-Shabab a pris les armes pour défendre son pays contre les agresseurs éthiopiens et les collaborateurs somaliens. Les services de renseignement britanniques ont vu une opportunité d’infiltrer des terroristes dans les rangs d’Al-Shabab et de transformer la milice nationaliste en un groupe extrémiste qui pourrait ensuite servir de prétexte à une nouvelle agression occidentale contre la Somalie. De fait, certains des terroristes les plus en vue opérant en Somalie après le 11 septembre étaient des contacts des services de renseignement américano-britanniques.

Afin de combattre les Soviétiques dans l’Afghanistan des années 1980, il est bien connu que les armées britannique et étasunienne ont contribué à alimenter l’essor de ce qui a été connu plus tard sous le nom d'”Al-Qaïda”. À l’époque, une cellule terroriste basée en Afghanistan était un groupe somalien appelé Al-Itihaad al-Islamiya. Son chef, Ahmed Abdi Godane, a pris la tête d’Al-Shabab après l’effondrement de l’UTI. À Londres, un agent double du MI5 chargé d’espionner les mosquées a tenté en vain d’alerter ses supérieurs sur le fait que le principal lien britannique d’Oussama Ben Laden, Abou Qatada, entraînait et envoyait des combattants dans une demi-douzaine de pays à majorité musulmane, dont la Somalie. Le TIME avait révélé que Qatada était un contact du MI5.

Une marionnette américaine prend le contrôle en Somalie alors que la guerre des drones s’intensifie

En 2010, alors que la guerre faisait toujours rage, le président Obama a signé le décret 13536, décrivant la Somalie – un pays situé à près de 13.000 kilomètres de distance et dont le PIB est inférieur à 5 milliards de dollars – comme une “menace extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis”. En essuyant vos larmes de rire, remarquez l’accent mis sur la “politique étrangère” : les régimes non-alignés en Somalie pourraient menacer la liberté opérationnelle totale des États-Unis le long de la mer Rouge et du golfe d’Aden.

Cette année-là, al-Shabab, radicalisé et infiltré, a lancé ses premières attaques à l’étranger (en Ouganda, puis au Kenya), incitant les gouvernements régionaux à se joindre aux États-Unis dans des opérations de “contre-terrorisme”. Un an plus tard, les frappes de drones contre “al-Shabab” et d’autres groupes ont débuté, tuant au moins 300 personnes en 2017 ; des tragédies minimes par rapport aux centaines de milliers de personnes qui ont péri dans de multiples famines d’origine humaine au cours de la dernière décennie.

En 2011, le groupe aurait prêté allégeance à “al-Qaïda”. En 2012, Hassan Sheikh Mohamoud est élu président de la République de Somalie par le parlement fédéral de transition. Bon client des Etats-Unis, il est décrit par la porte-parole du Conseil national de sécurité d’Obama, Caitlin Hayden, comme étant déterminé à “renforcer [les] institutions démocratiques de la Somalie et à promouvoir [le] développement économique.”

En 2016, Bush et Obama comptabilisaient un total de 41 frappes confirmées, en grande partie depuis la base US de Camp Lemonier, à Djibouti, pays voisin. Le chef des Shabab, Godane, a été tué dans l’une de ces frappes. Son remplaçant, un certain Ahmad Umar, est un croquemitaine dont on sait peu de choses.  En 2020, Trump avait lancé à lui seul 40 frappes de drones contre la Somalie, éliminant les protocoles de responsabilité de l’AFRICOM.

Exploiter les “terrains de jeu pour une nouvelle bousculade dans la Corne de l’Afrique”

Nous ne pouvons pas dire que les médias mainstream ne font pas leur travail. Ils ont réussi à maintenir le public dans l’ignorance et l’illusion sur pratiquement toutes les questions géopolitiques importantes. Nous ne pouvons pas non plus dire que la “guerre contre le terrorisme” a échoué (c’est-à-dire qu’après 20 ans, les groupes terroristes opèrent toujours), car elle n’est pas conçue pour combattre le terrorisme. Elle est conçue pour produire un cycle sans fin de meurtres à la chaîne et pour créer des groupes extrémistes là où il n’y en avait pas auparavant. Le contre-terrorisme permanent n’est qu’un mince écran de fumée pour justifier la “domination à spectre complet” auprès du public américain votant et payant des impôts, et dont la bourse est pillée pour financer ces guerres.

Comme nous le voyons dans l’histoire récente, les justifications professées pour l’ingérence sanglante des États-Unis dans la Somalie appauvrie changent en fonction du climat politique : contrer les Soviétiques jusqu’à l’effondrement de l’URSS en 1991, empêcher la famine sous le couvert d’intervention humanitaire des années 1990, arrêter les “pirates” alors que les navires européens pillent les stocks de poissons du pays affamé et, au cours des deux dernières décennies, combattre les hordes sans fin de terroristes de l’après-11 septembre, dont beaucoup ont été incubés à Londres par des services de renseignement.

Le ministère britannique de la Défense a récemment annoncé que 70 personnes formaient 1.000 Somaliens dans le cadre de la mission de transition de l’Union africaine en Somalie, afin de “protéger les civils contre Al Shabaab et d’autres groupes terroristes”. Une raison plus plausible pour l’implication actuelle des États-Unis et du Royaume-Uni est offerte par un document politique publié l’année dernière par l’Université européenne : “Les zones stratégiques de la rive occidentale et de la Corne de l’Afrique sont incorporées dans la carte géopolitique de la mer Rouge. Et le Soudan, Djibouti, la Somalie et l’Érythrée sont devenus les terrains de jeu d’une nouvelle bousculade dans la Corne de l’Afrique.”

Si les excuses changent, les géographies du pouvoir restent les mêmes. Ces intérêts stratégiques sont les véritables motivations de la guerre. Les gens ordinaires, comme toujours, en paient le prix.

 

T.J. Coles est chercheur postdoctoral au Cognition Institute de l’université de Plymouth et auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier est We’ll Tell You What to Think : Wikipedia, Propaganda and the Making of Liberal Consensus.

 

Source originale: The GrayZone

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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