Partir dans un pays en guerre et revenir le cœur rempli d’espoir. Est-ce possible ? C’est pourtant mon ressenti après avoir séjourné un peu moins d’une semaine en Cisjordanie. Il faut croire que c’est la Palestine qui m’a appelée à elle, moi qui n’avais jamais envisagé un voyage sur cette terre. Comme si elle avait un message à me délivrer. Un message auquel je ne m’attendais pas vraiment.
Bien que je m’enthousiasmais à l’idée de partir, l’angoisse me gagnait peu à peu avant le grand départ. J’inventais chaque jour un scénario qui ne me sécurisait guère : la crainte d’un retour en France dans un état psychologiquement perturbée, la peur d’être confrontée à la violence de soldats ou de colons armés, ou encore d’être rongée par la culpabilité : celle d’avoir quitté des proches inquiets. Ces scénarios étaient aussi fantaisistes qu’effrayants et m’offraient différentes approches de la chose. Mais les motivations de ce voyage – rendre compte de l’implantation continuelle des colonies, et des conditions de vie des réfugiés – nourrissaient ma curiosité et mon engouement. Et puis, vint le jour J. Mon arrivée à l’aéroport Ben Gourion s’est faite à 2h du matin, accompagnée de militants associatifs et politiques en provenance des quatre coins du monde et avec lesquels nous constituions la délégation française envoyée par l’Association France Palestine Solidarité. Pour certains, la sortie n’a pu se faire qu’à 8h du matin. Parmi les personnes retenues : mon amie Narimène et moi-même.
Les douaniers nous avaient tenues à l’écart des autres passagers afin de nous poser un certain nombre de questions. L’intimidation et la peur furent les principales méthodes utilisées, comme s’ils avaient été formés pour empêcher une éventuelle volonté d’entrer sur le territoire Palestinien ou, tout simplement, pour nous faire regretter d’être venus. Ils nous demandaient sur un ton insistant et menaçant si nous restions bien en Israël, et si nous n’envisagions pas d’aller dans les territoires occupés ! Soulagée d’avoir quitté l’ambiance lugubre de cet endroit, mon amie découvre à sa grande surprise que nos passeports n’ont pas été tamponnés. Ce n’était pas un oubli mais bel et bien une volonté de leur part de compliquer notre séjour : les douaniers savent qu’un passeport non tamponné risque de causer des problèmes à l’entrée ou à la sortie des checkpoints. C’est à ce moment-là que les sentiments de colère et d’injustice ont résonné en moi. Si une telle discrimination s’applique à des « touristes » européens, qu’en est-il du quotidien des Palestiniens ? Comment supporter de vivre dans de telles conditions et penser construire, dans le même temps, un avenir stable et serein ? Cette question m’a servie de fil conducteur tout au long du périple et la réponse se dessinait dans mon esprit au fur et à mesure que mon voyage se poursuivait. Enfin installée, je suivais le programme établi pour chaque jour : visite de Ramallah, Hébron, Bethléem, Naplouse, en passant par les villages de Bil’in et Qalqylia. Chaque rencontre témoignait des différentes formes d’injustices auxquelles les Palestiniens étaient confrontés : vol de terres fertiles et riches qui sont sources d’eau potable, interdiction aux ambulances palestiniennes d’accéder à certaines routes israéliennes avec des panneaux indicatifs très explicites, impossibilité de franchir des checkpoints pour des raisons injustifiées, etc.
Plusieurs situations vécues pourraient être évoquées dans cet article mais à défaut de ne pouvoir tout retranscrire, je parlerai du sentiment qui m’a le plus saisie et qui fut probablement celui ressenti à Hébron. C’est ici que j’ai commencé à tirer enseignement de cette visite en Palestine. Hébron, ville connue pour avoir été le théâtre des plus virulentes altercations entre colons et Palestiniens, cité où la provocation et la colère sont attisées par des colons est aussi, et contre toute attente, la ville où les habitants palestiniens continuent le plus à résister. La pression et le caractère haineux y sont si perceptibles qu’un grand nombre de commerçants ont dû fermer boutique, à l’exception d’une petite minorité qui a décidé de rester. A notre arrivée, un commerçant nous offre thé et café avec toute l’hospitalité et la générosité qui caractérisent ce peuple. Un geste de bonté qui exprime aussi une volonté de narguer les soldats israéliens patrouillant dans les alentours. Les rires et les jeux des enfants au regard coquin animent les ruelles souvent vides. Dans plusieurs rues, des messages peuvent être lus sur des murs à travers tags, fresques et graffitis, et sont le plus souvent porteurs d’un message de vie et de résistance. Et puis, la figure emblématique d’Hébron parmi tant d’autres est celle de Hachem. Il fut notre guide là-bas. Il subit des violences depuis quelques années déjà et a néanmoins été reçu par moult médias pour diffuser son témoignage. Il nous parle de son voisin, Barouch Marzel connu pour ses actes et propos racistes. Il raconte les violences auxquelles son épouse Nessrine et lui-même ont dû faire face. Nessrine a été victime de deux fausses couches suite à des altercations violentes. Il nous a montré un mur de sa maison ayant essuyé des impacts de balle mais qui n’ont heureusement blessé personne. Nous avons également observé une cicatrice sur son visage : celle-ci a été provoquée par un coup de matraque de soldat, pour avoir refusé de quitter sa maison. La dignité de cet homme ne peut alors m’empêcher de lui demander s’il lui arrive d’avoir peur. Et lui de me répondre avec force et détermination : « Non je n’ai pas peur, car je suis chez moi. C’est MA terre ». A cet instant, mon émotion est vive et mon estime, pour sa personne, remarquable.
Cette admiration se fera sentir partout où je me rendrai : à Bethléem, dans le camp de réfugiés d’Aida et dans un autre basé à Qalqylia. Mais à Bil’in aussi où l’on a pu voir « le mur de l’Apartheid » qui empêche les deux populations de se côtoyer ; je l’ai ressentie également à Naplouse, où les rues sont animées de commerçants, de passants et d’habitants pleins de vie. Je n’oublie pas Ramallah, ville dans laquelle une rencontre particulièrement mémorable m’a permis de mettre des mots sur l’espoir qui m’anime depuis mon retour. Ramadan Khattab est contrebassiste et directeur académique du Conservatoire Edouard Said qui accueille 1500 enfants. Il a dû arrêter son cursus scolaire à l’âge de 12 ans suite à la première Intifada, puis il a gagné sa vie comme mécanicien, jusqu’au jour de ses vint-six ans où il décida de se consacrer à la musique. Il étudie alors six années en France. Pour Ramadan, la musique est une source d’énergie et peut permettre aux enfants d’oublier la terreur des bombardements sans nier la réalité du conflit. Et c’est précisément cela qui est dérangeant : cette volonté de créer et de produire sans cesse, et de faire de la vie une arme de résistance en cultivant la joie. Il m’a parlé des cours de musique qui existaient sous la forme de vidéo-conférences pour les enfants gazaouis : 120 musiciens et 4 professeurs en exercice. C’est pour eux une fierté et un véritable défi de promouvoir l’éducation et vivre ses rêves quel qu’en soit le prix. Et lorsqu’on lui demande si des enfants juifs sont admis dans le Conservatoire, Ramadan répond qu’il trouve absurde de s’attarder sur la confession religieuse d’un enfant. « Un enfant reste un enfant ». En arrivant sur place, je pensais rencontrer des Palestiniens abattus par le conflit et désespérés par des perspectives d’avenir incertaines. J’ai finalement découvert des hommes et des femmes qui résistent à l’occupation grâce à ce que l’on tente de leur prendre par la force : la vie. Eprouver de l’empathie et de la peine quant à leur vécu est une chose. Mais cultiver ce sentiment n’aidera certainement pas leur cause ni celle d’aucun autre peuple. Les Palestiniens représentent bien plus qu’un conflit. Ils incarnent la dignité, la détermination, le dévouement total à leur patrie et à leur identité, la joie et la créativité. En attendant que les politiciens osent se prononcer et agir pour proposer un consensus de paix entre Palestiniens et Israéliens, il est nécessaire de s’informer et d’être témoin de la réalité du terrain. C’est d’ailleurs ce que réclament le plus souvent les Palestiniens en termes d’actes de solidarité, et de productivité : s’informer et informer notre entourage. Et si un de mes regrets est celui de n’avoir pas eu l’occasion d’échanger avec des Israéliens refusant, ou non, l’ « apartheid » actuel, j’ose espérer qu’une nouvelle opportunité se présentera à moi. En attendant, je médite sur les paroles d’Aung San Suu Kyi et qui s’adressent à tout peuple en lutte : « Usez de votre liberté pour promouvoir la nôtre ».