Les médias et la Géorgie

Je reprends mes habitudes. A commencer par l’observation du gavage des crânes par le vingt heures à la télé. Je tombe sur la cérémonie finale des jeux de Pékin.

3 septembre 2008

Le présentateur retrouve le ton du persiflage antichinois qui s’était un peu effacé ces temps derniers. Si cette arrogance me peine, ce n’est pas parce qu’elle surprend mais parce qu’elle est devenue banale. La violence des clichés qu’elle contient est banalisée. Donc elle finit par faire partie de ces préjugés qui vont de soi et qui sont d’autant plus dangereux qu’on n’en a pas conscience.

Qui a lu dans « Le Monde » les articles sur la prostitution à Pékin ou l’état des toilettes publiques en Chine sait qu’elle est sans aucune limite de décence. Qui a pris la mesure de la provocation du Dalaï lama annonçant mensongèrement 140 morts au Tibet la veille de la cérémonie de clôture des jeux, comprend qu’il n’y a plus de limite dans la désinformation irresponsable. On s’userait à démonter et à démontrer. N’empêche.

La Chine vient de signer son entrée dans le cercle des maîtres du monde, en tête de tous les domaines de performance de notre temps. Et le matraquage semi-raciste qui aura accompagné l’évènement dans les médias français ne nous aide pas à penser cette nouvelle situation pour y trouver une place raisonnable. Constatons que l’opinion est dressée à penser dans les seuls termes de l’affrontement entre « l’Occident », démocratique et bienveillant, et le reste du monde, hostile et incertain.

MENTALITE DE GUERRE

L’épisode médiatique qui accompagne les événements du Caucase aggrave lamentablement ce manichéisme.

Car du point de vue des valeurs qui nous font suspecter le gouvernement russe, nous devrions vomir le gouvernement géorgien. Le dressage prévoit à l’inverse que nous devons dénoncer les Russes et soutenir le misérable gouvernement géorgien. Les Ossètes n’arrivent à être ni des Tibétains ni des Kosovars aux yeux de la bien-pensance officielle. Et le semi-dictateur géorgien Mikhaïl Saakachvili devrait être notre héros. Le « deux poids, deux mesures » bat son plein. Et comme on le sait ,deux poids deux mesures, ce n’est ni poids ni mesure.

Mais si j’en juge par les questions que l’on m’a posées dans la rue pendant ma semaine de tourisme parisien, je commence à croire que tout le monde n’est plus dupe. Une part de plus en plus large de l’opinion se méfie dorénavant par principe des embrasements médiatiques mais surtout s’inquiète de la violence que ce système contient et prépare.

NOIR ET BLANC

Les gens s’inquiètent. A mesure que se révèlent dramatiquement les points de tensions de l’architecture géopolitique du monde, les citoyens prennent conscience qu’il leur faut commencer par comprendre ce qui se passe. Sinon comment se faire une appréciation ? Et comment prendre sa part à ce qui doit être décidé le moment venu? Cette exigence personnelle doit être respectée. Sans elle la démocratie républicaine est une abstraction.

J’espère avoir été assez clair dans l’expression de cette idée pour passer à son corollaire en étant compris.

Le principal problème que posent les évènements auxquels nous sommes confrontés est la manière avec laquelle nous en avons connaissance. Le principal problème de la guerre en Afghanistan, en Ossétie et en Géorgie ou de ce qui se passe au Tibet est la manière dont nous en sommes saisis par les médias de référence qui martèlent en boucle les cerveaux. Nous avons besoin d’informations, de tableaux factuels, ils nous servent de la propagande.

Nous aurions besoin de débats argumentés, ils mettent en place des jeux de rôle entre gentils et méchants. L’affaire géorgienne l’illustre après combien d’autres. La scène réelle a tout simplement été entièrement reformatée par le message médiatique dominant. Le président géorgien Saakachvili est élu dans des conditions que l’opposition de son pays dénonce partout, les législatives se déroulent sous état d’urgence, l’unique télé prive est occupée par l’armée (mais était donc passé Robert Ménard ?) et il n’y a qu’un seul député d’opposition élu. Mais ce serait là le camp de la démocratie.

C’est le président de la Géorgie qui fait bombarder son propre pays en Ossétie. Mais ce serait lui l’agressé. La population se défend les armes à la main contre l’invasion géorgienne mais ce sont les Russes qui sont qualifiés d’envahisseurs. Ainsi amnistié pour le passé et le présent, tout est alors permis y compris ce qui d’habitude n’est pas du tout toléré pour bien moins que ça.

Le correspondant sur place du journal « Le Monde », Piotr Smolar donne d’inquiétantes informations (22 aout 2008) qui dans n’importe quel autre contexte soulèveraient des tempêtes.

« Deux quartiers portent les stigmates des obus : celui de la gare et celui autour du centre culturel juif réduit en cendres.

En écoutant les habitants qui dépeignent tous les Russes en sauveurs et les Géorgiens en bourreaux, on entend deux histoires différentes; celles des hommes vécue à l’air libre et celle des femmes sous terre; celle des combattants, civils ou militaires qui ont défié les troupes géorgiennes avant l’arrivée des russes et celle des personnes réfugiées dans les caves des maisons et des immeubles pendant que toute la ville tremblait sous l’effet des bombardements. Le quartier juif se trouve à quelques centaines de mètres des bâtiments de l’administration, cible prioritaires de l’artillerie géorgienne. Difficile de comprendre comment les maisons ont été pulvérisées. »

Cette résistance de la population ossète face aux troupes géorgiennes, cet antisémitisme meurtrier que décrit sur place le correspondant du journal « Le Monde », où en trouve-t-on écho ailleurs ? Ou était donc passé BHL et les autres chiens de garde de l’indignation politiquement correcte ? Ou était Laurent Joffrin et son journal qui dénonçait sur une page l’antisémitisme de Chavez pour quatre mots dans un discours de Noël traduits à contre sens ? Justement, se taire dans ce cas là, c’est faire la part de tache qui leur revient dans la propagande de guerre.

L’AUTRE EST TELLEMENT AUTRE QUAND MÊME!

Quand on présente ces données dans un de ces dîners d’amis en vacances qui sont le chic de la vie des militants politiques de gauche, il y a toujours quelqu’un pour se faire le porte-parole de l’air du temps et jouer les raisonnables à bon compte : « Peut-être bien que ces Géorgiens ne sont pas nets, mais quand même les Russes ne sont pas des saints non plus ! ».

J’ai déjà connu ça à propos du Dalaï Lama : « Peut-être bien que c’est un réactionnaire théocrate mais les Chinois tout de même ! ». La figure du méchant est irréductible. Sa perversité intrinsèque vaut amnistie pour toutes les turpitudes de celui qui l’affronte. Ce réflexe mental emprunte au racisme son mécanisme essentiel : l’autre est radicalement autre en tous points, dans tous les cas et pour toujours. Il est donc inutile de réfléchir à son sujet notamment s’il s’agit de noter ce qu’il partage avec nous de positif. Et pire s’il s’agit de constater que ce qu’il fait de mauvais est exactement ce que nous faisons de notre côté également.

De cette façon, nous sommes invités ou plutôt entraînés dans des solidarités d’autant plus prégnantes qu’elles sont énoncées d’une manière subliminale. Nous sommes avec les uns quoiqu’il arrive parce que « tout de même, les autres… ». Nos nobles sentiments de compassion humaine et d‘amours des valeurs essentielles de liberté et de respects des droits de l’homme sont ainsi régulièrement invités à monter en selle sur de discutables montures que nous gagnerions pourtant à examiner de plus près.

Un bilan raisonné de ce qui se passe dans le Caucase ne permet pas d’adhérer à la mise en scène antirusse et progéorgienne à laquelle nous sommes médiatiquement exposés. Du point de vue de nos valeurs, le gouvernement géorgien ne mérite que notre dégoût. Parallèlement, rien de ce que font les Russes ne peut être mis en cause sans que nous soyons obligés de prononcer la même critique à propos des choix et décisions pris au Kosovo ou en Irak.

Le dire ce n’est pas choisir un alignement contre un autre. C’est préférer la lucidité sans laquelle on ne peut plus être maître de soi-même ni libre de ses choix. Je sais bien qu’une telle pondération n’est pas à l’ordre du jour. Je n’ai fait ce détour que pour signaler comment, à mon avis, on devrait se poser le problème si on voulait vraiment le placer sur le terrain de la morale et des principes. Mais bien sûr, ce n’est pas de cela dont il est question.

Dans le monde du « choc des civilisations » qu’orchestrent les Etats-Unis d’Amérique, la morale et les principes sont l’équivalent médiatique de la tenue de camouflage dans l’infanterie. Ils doivent s’adapter au cadre. Ce n’est pas nouveau. Cela s’est passé de la même façon à chaque période de guerre, partout et de tout temps. Seuls les naïfs de notre temps ont cru qu’ils en seraient exempts : « A notre époque, ce n’est pas possible de manipuler comme l'autre fois » pensent les télé-gavés.

APRES L’URSS

Mieux vaut examiner les enjeux concrets de la montée des tensions au Caucase si l’on veut chercher une axe de travail pour la paix.

La politique des Russes est gouvernée par la riposte à la pression que les USA ont immédiatement fait peser sur eux, dès la chute de l’URSS. Ceux-ci ont non seulement immédiatement pesé pour le démantèlement des marches de l’ancien empire et leur annexion au système « occidental » mais organisé ensuite concrètement une longue série de mesures destinées à diminuer durablement les moyens de la Russie pour l’avenir, y compris comme puissance régionale.

D’un côté ils ont instrumentalisé l’expansion de l’Union européenne vers les pays de l’Europe de l’est. Deux pierres d’un coup : l’union y a perdu toute cohérence politique en intégrant dix pays d’un coup, de l’autre leur adhésion préalable à l’OTAN a permis sans autre justification de pérenniser une alliance militaire qui était pourtant censé n’avoir plus d’objet avec la fin de la guerre froide.

Sans trêve l’encerclement de la Russie a été, pas à pas, étendu. Localement par l’appui à des regroupements régionaux ouvertement mal disposés à l’égard de la Russie. Par exemple le groupe Mer Noire-Caucase, le GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie). Mais aussi, beaucoup plus ouvertement et agressivement, en soutenant l’adhésion à l’OTAN de la Géorgie et de l’Ukraine. Une pure provocation.

Il est alors intéressant de se souvenir que ces adhésions ont été repoussées par les Français et les Allemands au dernier sommet de Bucarest. Dans ce contexte, la provocation géorgienne est alors une vraie opportunité. Car depuis lors, les Allemands ont changé de point de vue et il est peu probable que Sarkozy reste en retrait. Il y a ainsi plusieurs "heureux concours de circonstances" à la suite des événements dans le Caucase.

Ainsi les Polonais ont fini par accepter l’installation chez eux des stations de missiles antimissiles américains dont ils ne voulaient plus depuis quelques temps. Ces systèmes d’armes, les Russes ont toujours refusé de croire qu’ils soient vraiment destinés à se défendre des Iraniens, comme le prétendent les Américains…

Au bout du compte, dans ce tableau il ne faut pas oublier ce qui en est l’enjeu concret et immédiat, c’est-à-dire à l’instrument de puissance qu’est la maîtrise des richesses naturelles. Et surtout de l’énergie. On peut dire que le tracé des oléoducs a été particulièrement significatif, au prix de contournements spectaculaires. Ainsi de l’acheminement du pétrole et du gaz de la Caspienne et de l’Asie centrale en contournant la Russie par des tuyaux géopolitiquement corrects Caspienne-Méditerranée, Bakou-Tbilissi-Ceyan (pétrole) et Bakou-Tbilissi-Erzeroum (gaz).

Pour quelle raison « l’Occident » fait-il tout cela ? Quel problème pose le retour de la puissance russe ? Seulement ceux de l’existence d’un monde multipolaire. Cette perspective est pourtant celle qui convient à l’intérêt de la France autant qu’à une pensée pacifique sur notre temps.

D’abord parce que c’est elle qui garantit notre propre indépendance et celle de l’Europe. Ensuite parce que c’est celle qui est conforme à l’évolution du monde où de nouvelles grandes puissances émergent. Imagine-t-on toutes les contrer par des mesures de force ? On ne doit pas laisser les images de la période de la guerre froide envahir l’espace de la réflexion sur le présent. La Russie actuelle est une grande puissance qui revient.

C’est une économie capitaliste. La compétition avec elle n’a pas de contenu idéologique objectif. Choisir le mode de la violence et des méthodes de guerre contre elle signifie que nous décidons d’inscrire tout l’avenir du monde dans cette logique.

Exactement comme cela est fait avec la Chine sous prétexte de Tibétains. Et ainsi de suite. C’est la logique du « choc des civilisations ». Dans ce genre de situation la prime va sans cesse aux plus provocateurs et aux plus violents. Il est absurde de se mettre dans leurs mains. Saakachvili a organisé l’agression contre l’Ossétie pour répondre à des problèmes de politique intérieure. Faut-il l’en féliciter ? Quand les états baltes, membres de l’union européenne se précipitent à Tbilissi pour manifester leur solidarité, doit-on accepter que l’Union européenne soit entraînée par eux dans cette direction belliqueuse? Et d’ailleurs devra-t-on toujours fermer les yeux sur leur propre politique ethnique et linguistique ?

Au total, il est vain, inutile, contreproductif et dangereux d’affronter la Russie. Ce pays doit être compris, ses intérêts respectés et avec lui la règle doit être la négociation et la coopération plutôt que les tentatives d’intimidation et d’encerclement. (…)

Source: Http://www.jean-luc-melenchon.fr/?p=613

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