Avec cet article paru en 2007 sur la menace US, Investig’Action souhaite rendre hommage à Edward S. Herman, décédé le 11 novembre. Avec Chomsky, il avait signé un ouvrage majeur de l’analyse critique des médias, Fabriquer un consentement. Investig’Action va d’ailleurs rééditer ce livre en juin 2018*. Dans cet article, Herman démontre comment les Etats-Unis font peser une lourde menace sur le monde: budget militaire démesuré qui entraîne une course à l’armement, violation du droit international ou encore révolution néolibérale dans un contexte de crise sociale et climatique…
Ce titre sans concession ne se fonde pas sur l’idée que les dirigeants américains seraient les plus vicieux qui aient jamais été – quoiqu’ils soient indéniablement arrogants, sans pitié, voire vicieux, et d’autant plus hypocrites et suffisants qu’ils se prétendent investis d’une mission divine. Il tient surtout au fait que jamais aucun de leurs prédécesseurs n’a disposé d’une telle capacité de destruction ; à ce qu’ils y ont déjà eu recours et semblent prêts à se montrer de plus en plus violents ; et à ce que – outre que les contraintes auxquelles ils sont soumis sont dérisoires – ils évoluent dans une culture politique floue, manipulable, et dont certains aspects demeurent dangereusement irrationnels. L’accroissement démesuré de la capacité de destruction U.S., à mille miles de ses besoins réels en matière de défense, à mille miles des capacités réelles de tout adversaire potentiel, vise de toute évidence intentionnellement à favoriser les investissements transnationaux et les intérêts financiers des élites U.S., ainsi que les intérêts des entrepreneurs-politiciens du Pentagone – le Complexe Militaro-Industriel (CMI).
Le prétendu “defense budget” [ndt : le budget de la défense] devrait en réalité s’appeler “offense budget” [ndt : En anglais, offense signifie à la fois : insulte, affront, crime, délit, infraction, mais aussi (dans l’acception militaire du terme) agression, attaque, offensive…] Ce budget astronomique – qui dépasse désormais celui de tous les autres pays de la planète mis ensemble – et la manière de plus en plus agressive dont les élites U.S. tirent parti de leur supériorité militaire à l’étranger, dans leurs “projections de puissance”, leurs menaces et leurs agressions, ont contraint de nombreux pays à augmenter leur capacité de défense, pour se mettre à l’abri non seulement d’une éventuelle attaque des USA, mais aussi de l’usage que font les USA de leur supériorité militaire pour établir aux portes même de ces pays, un menaçant réseau d’alliances et de bases militaires. Tel fut dernièrement le cas de puissances de premier ordre, comme la Russie ou la Chine, mais aussi pour d’autres, mineures, mais néanmoins importantes sur le plan régional, comme l’Iran. Avec une arrogance ouvertement impérialiste, responsables et magnats américains ont dénoncé l’accroissement – par réaction – des budgets militaires et essais d’armement de tels pays comme autant de provocations et de menaces. Ces réactions de défense sont pourtant parfaitement inévitables et le colossal “offense budget” ainsi que les projections de puissance auxquelles on assiste poussent à une nouvelle course aux armements, d’ores et déjà observable.
Cette course aux armements est aussi favorisée par un éventail de mesures U.S. qui font échec aux habituels contrôles d’armements : retrait U.S. en 2001 du Traité sur les Missiles Antiballistiques (de 1972) ; sabotage de la Convention sur les Armes Bactériologiques et Chimiques de 1972 (les USA ayant refusé en 2001 toute inspection de leurs propres sites) ; rejet en 2001 du projet d’Accord des Nations Unies sur la Réduction des Productions Internationales d’Armes Légères (les USA sont le seul pays à avoir rejeté cet accord) ; refus de Clinton, en 1997, de signer le Traité sur les Mines Antipersonnel ; refus de se joindre aux 123 nations qui ont prêté serment d’exclure définitivement tout recours aux bombes antipersonnel (toujours en 2001) ; rejet en 1999 du Traité d’Interdiction des Essais Atomiques ; refus de reconnaître la compétence de la Cour Internationale de Justice, concernant notamment la condamnation des USA pour “usage illégal de la force” à l’encontre du Nicaragua en 1986 [ndt : et plus généralement concernant toute poursuite impliquant des ressortissants américains] ; non-respect des clauses du Traité de Non-Prolifération Nucléaire engageant tous les pays signataires à “oeuvrer à l’élimination des armes nucléaires” [ndt : et à ne pas menacer d’y recourir, comme moyen de pression contre des pays non nucléarisés]. Ce refus de se soumettre au Droit International et d’adhérer aux accords internationaux est une pratique courante des Etats-Unis, sitôt que ces accords risquent d’entraver tant soit peu leurs objectifs de projection de puissance.
La militarisation progressive des Etats-Unis évolue à son rythme propre. Les intérêts astronomiques en jeu en matière d’armement et de conflits armés impliquent en effet une quête constante d’avancées technologiques et de nouvelles missions, propres à justifier un perpétuel accroissement des budgets. Il a été assez clairement démontré que les USA provoquent des réflexes de défense d’autres pays, afin de pouvoir en retour en tirer prétexte pour justifier un accroissement de leurs investissements en matière de défense (voir par exemple, Robert A. Pape, “Soft Balancing Against the United States,” International Security, été 2005). En outre, la supériorité militaire et le besoin de tester et démontrer l’efficacité des dernières innovations militaires – mais aussi de déstocker les dépôts d’armement qu’il faudra aussitôt regarnir – encouragent l’arrogance, les provocations et la volonté de prendre des risques qui mènent droit à la guerre. Cela pousse aussi le pays à s’en prendre plus volontiers à de petits pays, littéralement incapables de se défendre. D’une part parce que c’est facile, et d’autre part parce que, comme le disait Madelaine Allbright : « A quoi bon disposer de ce merveilleux arsenal… si l’on ne s’en sert jamais ? ». Mais cela induit aussi les dirigeants U.S. à surestimer la facilité qu’il peut y avoir à harceler et contraindre à la soumission de petits pays comme le Vietnam ou l’Irak [ou encore la Syrie]. (Concernant le Vietnam, voir Gareth Porter, Perils of Dominance).
Qu’elles soient extérieures ou intérieures, les contraintes qui pèsent sur la militarisation et la guerre sont dérisoires. Au cours de la dernière décennie [juin 2007], du fait de leur puissance économique et militaire, les USA ont pu déclencher trois guerres d’agression en violation de la Charte des Nations Unies littéralement sans la moindre opposition de la part des Nations Unies elles-mêmes ou de la “communauté internationale” (à savoir les seuls gouvernements tant soit peu capables de s’opposer réellement à une puissance hégémonique). Quelques décennies plus tôt, les USA avaient déjà pu se permettre de détruire intégralement l’Indochine en y laissant des millions de morts, de faire ravager l’Amérique centrale par des paramilitaires criminels, de soutenir les déchaînements de violence des Sud-Africains contre leurs pays frontaliers ou les invasions successives du Liban par Israël, sans la moindre opposition de l’ONU ou de la communauté internationale. Concernant l’invasion de l’Irak, les USA ont même obtenu des Nations Unies une reconnaissance ex post facto de leur invasion et de leur droit à pacifier le pays – qui explique en partie l’attentat à la bombe du 19 août 2003contre le siège des Nations Unies à Bagdad. L’ONU est d’ailleurs en train de faire son possible pour garantir aux USA et à Israël une sorte de blanc-seing pour la prochaine phase de l’agression en série que mènent actuellement les Etats-Unis. [La guerre contre la Libye et celle contre la Syrie n’ont pas encore démarré mais sont déjà annoncées par le Pentagone.]
Dans le monde entier le public à massivement réprouvé ces agressions. Les mouvements de protestation se sont multipliés en nombre et en taille mais n’ont jusqu’ici jamais pu mettre un frein aux massacres. La démocratie ne marche pas très bien sur cette planète, et les élites au pouvoir ont affiché le plus profond mépris pour ces manifestations du sentiment anti-guerre exprimées dans les urnes et dans les sondages. Lorsque ce n’était pas le cas, comme en France et en Turquie en 2003, les dirigeants de tels pays étaient vilipendés aux USA et ont dû depuis faire amende honorable pour contrebalancer leurs excès démocratiques. Aux Etats-Unis même, non seulement les élites au pouvoir n’ont tenu aucun compte des sondages montrant qu’une large majorité d’américains étaient favorables à un retrait des effectifs US en Irak, mais la victoire des démocrates aux élections de 2006, largement perçue comme l’expression de cette attente, n’a nullement empêché l’administration Bush de décider d’une nouvelle escalade du conflit, à laquelle seuls quelques membres du Parti démocrate étaient opposés. Autre témoignage de la mise en échec de la démocratie, l’aval des démocrates à l’abrogation d’un décret imposant à Bush, comme condition du déblocage des fonds, l’aval préalable du Congrès avant tout déclenchement d’une attaque contre l’Iran.
On soulignera aussi qu’aux USA, le degré de centralisation de l’exécutif et d’affaiblissement du système d’équilibrage des finances sont désormais tels, qu’un seul homme, voire une clique, peut aujourd’hui embarquer tout le pays dans une guerre – ce qui a d’ores et déjà été le cas concernant l’Irak – sur la base d’accusations réputées fausses. Un tel homme (ou une telle clique) se trouve aussi habilité à utiliser l’armement nucléaire sur le terrain, exploit que seuls les USA ont déjà perpétré par le passé, et que les dirigeants U.S. actuels envisagent ouvertement, et sont même notoirement impatients de réitérer à l’encontre de l’Iran, pour mettre un terme à la prétendue menace d’un nouveau “champignon atomique” et bien montrer au monde qui est le patron. En d’autres termes, il n’y a pas de menace plus urgente et plus réelle que celle qui réside actuellement entre les mains d’une poignée d’irresponsables avérés qui, aux Etats-Unis, se sont accaparé le pouvoir exécutif.
Une autre raison pour laquelle les USA constituent une menace de premier ordre pour la civilisation est que, tandis que la crise environnementale et climatique à laquelle nous assistons découle directement d’une croissance économique effrénée, au lieu de guider le reste du monde vers une réorientation systémique et davantage de modération, les USA s’arc-boutent obstinément contre de telles mesures et s’enferrent dans la poursuite d’avantages économiques à court terme. Pays leader de la révolution néolibérale, les USA pèsent de tout leur poids pour forcer l’ouverture de davantage de marchés dans le tiers monde, doper une croissance aveugle et freiner par tous les moyens toute action collective significative susceptible de contrôler ou de réduire la contribution de l’espèce humaine au réchauffement planétaire. Magnifique illustration, s’il en est, du triomphe de la rapacité et de l’irresponsabilité des élites dominantes du CMI et des milieux d’affaires.
Troisième raison pour laquelle les Etats Unis constituent une menace majeure, le monde ne peut actuellement se permettre ni le gaspillage monumental d’une nouvelle course aux armements, ni le coût social d’une révolution néolibérale – objectifs que défendent les USA avec acharnement. À l’échelle de la planète les inégalités n’ont cessé de croître, des milliards d’êtres humains manquent d’eau, de nourriture, d’accès à des soins médicaux appropriés et à l’éducation. Cet état de choses additionné aux guerres de domination des puissances occidentales a sérieusement aggravé les tensions inter-ethniques, la criminalité, le clientélisme et les déplacements massifs de populations. Il en résulte un accroissement substantiel des conflits, du terrorisme et des guerres, ainsi qu’une immense détresse humaine.
Le monde a besoin d’hommes et de femmes capables de le conduire vers la résolution de ces véritables problèmes. Tout ce que les USA ont été capables de produire en la matière, ce sont des politiques qui dilapident les ressources, entretiennent les conflits, massacrent, détruisent et s’opposent frontalement à toute tentative constructive de parer la menace de désastres environnementaux. Particulièrement proches de l’administration Bush, les partisans de “la fin des temps” [ndt : fondamentalistes chrétiens convaincus que l’apocalypse étant de toute façon très proche, il n’est plus temps d’agir avec modération] pourraient bien ne plus avoir besoin d’aucune aide divine pour obtenir leur Armageddon, de par la seule intervention des politiques U.S. de Bush [et de ses successeurs], comme d’habitude.
Heureusement, les médias veillent à détourner notre attention de ce type de constat. En annexe donc : Commentaire de Robert Wright sur la responsabilité des terroristes dans la menace qui pèse sur notre civilisation.
Invité à s’exprimer dans une tribune libre du New York Times du 28 avril 2007 (“La Planète des Singes”), Robert Wright demande si, lorsque les civilisations atteignent le degré de développement de la haute technologie, le stade où nous en sommes, elles ne courent pas le risque de finir par s’autodétruire et s’anéantir elles-mêmes. Pour Wright, au départ, la véritable menace vient des terroristes qui nous haïssent. Il ne nie pas que nous ayons en réalité produit des terroristes après le 11 septembre « en terrorisant et en envahissant un pays de trop », ni que notre coup de pouce « involontaire » [ou “à contre-cœur”] ne finisse en réalité par provoquer un véritable retour de flamme, entraînant le monde dans une « spirale mortelle planétaire ». Mais pour ce qui est des causes fondamentales, nous ne sommes pas conscients de nos responsabilités.
Au départ, il rejette l’éventualité d’un « Armageddon nucléaire classique » parce que « la menace tend à diminuer » du fait de l’interdépendance économique et « des liens de communication qui permettent de déjouer les crises », lesquels se sont renforcés depuis la Guerre Froide. Bien évidemment, pas un mot des trois agressions militaires U.S. en huit ans, du plan de domination militaire permanent, de l’unilatéralisme, du réarmement, du rejet du Droit International, des menaces ouvertes de guerre préventive, des efforts déployés pour rendre les armes nucléaires plus « praticables », de la menace d’utiliser l’espace à des fins militaires, du maintien d’états d’alerte nucléaires maximum, de la manie de narguer la Russie en installant bases et missiles à ses frontières, de la nouvelle course aux armements, ou de la menace israélo-américaine d’utiliser les armes nucléaires contre l’Iran, entre autres.
Il rejette ensuite totalement l’éventualité d’une « éco-apocalypse » en y opposant la réflexion Panglossienne selon laquelle « lorsque la négligence rend le problème suffisamment grave, la volonté politique apparaît ». En attendant, on n’entrevoit toujours pas la moindre trace de volonté politique en ce sens, et ce type de cliché fait l’impasse sur des problèmes particulièrement graves de pouvoir, de compétition, de coordination entre des intérêts politiques aussi nombreux qu’opposés, avec le risque qu’un seuil critique fatal ne soit finalement atteint bien avant qu’aucune « volonté politique » appropriée n’ait vu le jour. Si la menace à venir n’est toujours pas suffisamment évidente, si les hommes d’influence qui dominent les décisions politiques préfèrent opter pour des profits à court terme au risque de catastrophes futures, si ils se contentent de montrer du doigt ce qui ne va pas chez les autres, on risque fort de ne voir émerger aucune volonté politique pendant encore pas mal de temps.
Wright en vient alors au terrorisme, domaine où il trouve le risque de retour de flamme bien plus inquiétant. Comme nous l’avons dit, il admet tout à fait que notre façon de répondre au terrorisme depuis le 11 septembre pourrait bien nous valoir un revers de manivelle, mais il ne reconnaît nullement que le terrorisme de grossistes des Etats impérialistes, en plus des politiques néolibérales, puisse être le terreau par excellence du terrorisme de détaillants (qu’il met en cause). En réalité, on ne pourrait passer à côté de ce genre de retour de flamme que si les Etats-Unis prenaient les devants de façon constructive, renonçaient aux « projections de puissance » et cessaient de pousser à la course aux armements, mettaient fin à leurs agressions et cessaient de soutenir celles de leurs clients au Proche-Orient, cessaient de promouvoir une contre-révolution néolibérale planétaire, et étaient les premiers à combattre la menace environnementale. Mais si Wright écrivait ce genre de choses, il ne serait certainement pas invité à s’exprimer dans le New York Times !
Décédé en novembre 2017, Edward S. Herman était Professeur Emérite de Finance à la Wharton School, Université de Pennsylvanie. Economiste et analyste des médias de renommée internationale, il était l’auteur de nombreux ouvrages dont : Corporate Control, Corporate Power (1981), Demonstration Elections (1984, avec Frank Brodhead), The Real Terror Network (1982), Triumph of the Market (1995), The Global Media (1997, avec Robert McChesney), The Myth of The Liberal Media: an Edward Herman Reader (1999) et Degraded Capability: The Media and the Kosovo Crisis (2000). Son ouvrage le plus connu, Manufacturing Consent (avec Noam Chomsky), paru en 1988, et réédité 2002 sera enfin réellement lisible en français à partir de juin 2018.
Par Edward S. Herman, juin 2007.
Traduit de l’anglais par Arias Dominique (les précisions et notes entre crochets […] sont du traducteur et n’engagent que lui)
Source:Investig’Action
*Edward S. Herman & Noam Chomsky
Fabriquer un consentement
La gestion politique des médias de masse
Probablement le livre le plus fondamental et le plus célèbre sur la critique et l’éducation aux médias. Paru en 1988, Manufacturing Consent provoqua une onde de choc. Noam Chomsky est devenu l’auteur le plus influent de tous ceux qui critiquent la politique internationale des Etats-Unis, leurs nombreuses guerres et la désinformation qui les accompagne. Moins connu, Edward Herman est en fait à l’origine de ce projet exceptionnel. Tous deux se sont retrouvés en butte à l’hostilité des médias français et autres. Il semble que certains aient du mal à accepter que le simple citoyen puisse jeter un œil dans la petite cuisine et les grandes manipulations de l’information. Et pourtant, en ces temps de méfiance généralisée et de crise morale, vérifier et débattre nos infos, n’est-ce pas une démarche de salut public ?
Manufacturing Consent avait été publié par d’autres éditeurs en une traduction tronquée et bâclée. Il est à présent republié en version intégrale, dans la traduction originale approuvée par les auteurs et avec un complément qui nous montre combien ce propos reste totalement actuel.