Investig’Action vous propose quelques morceaux choisis du livre de Ben White, Etre Palestinien en Israël. Edité par La Guillotine, cet ouvrage indispensable traite d’une question clé ignorée par le “processus de paix” officiel et par les commentateurs les plus influents : celle de la minorité palestinienne à l’intérieur d’Israël. Nous reproduisons ici l’introduction du livre.
Décrire Israël comme « la seule démocratie au Moyen Orient » passe pour une évidence en Occident depuis des décennies. L’idée qu’Israël est “des nôtres”, un pays de valeurs occidentales dans une région d’extrémisme religieux et d’instabilité politique, est exprimée et comprise par les politiques, les journalistes, les analystes, et le grand public. Même lors des soulèvements arabes de 2010-2011 dans la région, ainsi que lors de la mission prétendument “démocratisante” de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, la conception du statut d’Israël comme une anomalie dans la région, autrement dit une démocratie parlementaire et libérale, reste indemne. Lorsque le président Barak Obama peut appeler Israël une « petite nation » dans un « voisinage de durs », force est de constater que très peu de choses ont changé depuis que Théodore Herzl, le père du sionisme politique, écrivait en 1896 qu’un État juif en Palestine serait un « avant-poste de la civilisation contre la barbarie2 ».
Plus récemment, la politique d’Israël a été de plus en plus critiquée, en particulier en Europe. Lorsque les politiciens occidentaux les plus en vue expriment ces réserves sérieuses, ils se concentrent sur les actions d’Israël dans la Cisjordanie et la bande de Gaza, les territoires occupés depuis 1967. Certains prétendent qu’Israël essaie tant bien que mal de concilier les principes démocratiques avec la nécessité d’assurer la sécurité pour sa population et qu’on peut le comprendre.
Une autre critique plus appuyée commence à gagner du terrain dans certaines sphères, condamnant le règne militaire d’Israël et sa colonisation des Territoires palestiniens occupés (TPO) en tant qu’apartheid et qu’entreprise coloniale. Qu’elle critique l’action militaire « disproportionnée », ou qu’elle braque les projecteurs sur le mouvement radical des colons juifs, la désapprobation occidentale de la politique israélienne repose sur l’idée selon laquelle c’est en Cisjordanie et dans la bande de Gaza qu’un État palestinien sera créé, là où la colonisation israélienne est une erreur ou est illégitime.
Dans le contexte du “processus de paix” officiel, les dirigeants israéliens – et en particulier le Premier ministre Benjamin Nétanyahou – ont souligné la nécessité pour les Palestiniens de « reconnaître » Israël comme un « État juif ». Alors que certains y voient une tactique de blocage, cela traduit une crise plus profonde dans l’électorat israélien – et les 20 % de citoyens du pays qui sont palestiniens sont directement concernés par l’orage qui menace. Alors que le processus de paix semble condamné à un échec irréversible, la minorité palestinienne en Israël est de plus en plus dans la ligne de mire de l’establishment politico-sécuritaire israélien.
Cependant, même si comprendre l’expérience des citoyens israéliens de seconde zone est au cœur de la compréhension du conflit, leur lutte est mal comprise et négligée par le processus de paix officiel. En effet, même l’appellation “citoyens palestiniens” est source de confusion, car pendant longtemps on les a appelés les “Arabes israéliens” ou bien les “Arabes en Israël”. Il s’agit là d’une formulation délibérée ; comme le remarque le professeur Hillel Cohen, « la création de cette nouvelle identité arabe israélienne a été un des objectifs tacites de l’État3 ».
Les “Arabes israéliens” sont les Palestiniens qui n’ont pas été expulsés ni dénationalisés lors de l’établissement d’Israël en 1948 et leurs descendants. Malgré les décennies de coercition et de contrôle (y compris une génération sous loi martiale), beaucoup de ces citoyens palestiniens sont plus que jamais déterminés à remettre en cause la discrimination structurelle et la législation raciste qui façonnent leur existence dans l’“État juif et démocratique”. Alors que les manifestations du “Jour de la terre” de 1976 contre la confiscation des terres avaient été un événement marquant, plus récemment les protestations d’octobre 2000 et les assassinats par les forces de sécurité ont affecté en profondeur la relation entre l’État et la minorité.
Le fait de considérer les citoyens palestiniens comme une menace n’est pas simplement une réaction à une politique affirmée de résistance de la part de la minorité : il reflète également les développements relatifs aux processus de paix et à la colonisation des TPO :
Vers la fin des années 1990, Israël avait, dans une large mesure, atteint la limite possible d’une expansion et d’une colonisation significatives dans les Territoires occupés… En d’autres termes, pendant la dernière décennie, Israël s’est moins porté sur l’expansion et plus sur la consolidation des colonies existantes, bétonnant (au sens propre) le régime de l’apartheid aux dépens des Palestiniens4.
Ainsi, au fur et à mesure que la possibilité d’expansion s’amenuise, le regard se tourne vers l’intérieur, avec pour objectif la colonisation interne, qui consiste à “judaïser” la Galilée et le Néguev (voir chapitre 3) – la guerre inachevée de 1948. En d’autres termes, comme l’a exprimé le leader et militant emprisonné Amir Makhoul, l’escalade récente du ciblage des citoyens palestiniens ne donnera pas à Israël « plus de contrôle et de pouvoir – il s’agit, en fait, de la crise israélienne5 ».
Depuis 2000, les législateurs israéliens ont proposé et voté une série de lois nationalistes et discriminatoires agressives. D’aucuns considèrent que le phénomène a commencé avec la 15ème Knesset (le parlement israélien), de 1999 à 2002, « qui a joué un rôle actif en redessinant les contours de la citoyenneté arabe, en passant une série de lois discriminatoires influençant la participation politique, le droit à l’expression, le statut économique et même la vie familiale des citoyens palestiniens6 ».
Mais cette tendance s’est accélérée après 2008, sous le gouvernement d’Ehud Olmert, puis de façon plus marquée avec la Knesset dominée par la coalition de Nétanyahou composée du Likoud/Yisrael Beiteinu. Ce livre traitera ces développements plus en détail ; mais rien qu’au cours des premiers mois du gouvernement Nétanyahou, les ministres avaient déjà proposé de remplacer tous les panneaux de signalisation en arabe par d’autres en hébreu, avaient également demandé un arrêt de l’“expansion” de la population arabe dans une région dominée par la minorité palestinienne et avaient déclaré qu’il serait interdit aux citoyens palestiniens d’enseigner la Nakba (les expulsions de 1948)7.
Même si les médias traitent des problèmes tels que les démolitions de maisons, les villages “non reconnus’, de la politique de mise en doute de la “loyauté” des citoyens, les Palestiniens en Israël restent “oubliés” par rapport à ceux de Cisjordanie, de Gaza et même des camps de réfugiés de la région. Il nous faut cependant comprendre la politique d’Israël envers la minorité palestinienne pour bien saisir l’enjeu fondamental du conflit et aider à modifier le paradigme actuel vers une nouvelle vision de la justice et de la paix pour les Juifs et les Palestiniens.
DÉNI DE LA DÉMOCRATIE
Cependant, avant de regarder vers l’avenir, un retour en arrière s’impose. Les deux thèmes de ce livre – le rapport d’Israël avec la minorité palestinienne et le vrai sens du terme “État juif et démocratique” – ne peuvent être compris sans situer la façon dont le déni de la démocratie a fait partie de la colonisation sioniste de la Palestine dès le début. Pour le mouvement sioniste antérieurement à la création de l’État d’Israël comme pour ses partisans dans les gouvernements occidentaux clés tels que la Grande-Bretagne, les indigènes arabes palestiniens valaient moins que les Juifs, leurs droits étant écartés du programme politique sioniste.
Cela éclaire l’argument sioniste prétextant que la Palestine était “vide” : le cofondateur de l’Organisation sioniste mondiale, Max Nordau, écrivait en 1902 que les sionistes « veulent irriguer de leur sueur et labourer de leurs mains un pays qui est aujourd’hui un désert, jusqu’à ce qu’il redevienne le jardin florissant qu’il était autrefois8 ». Selon Anton La Guardia, le fait de voir la terre comme “vide” n’était pas lié à une ignorance de la population arabe, mais « au chauvinisme européen » :
L’“invisibilité” des Arabes servait les intérêts sionistes. À l’époque de la première colonisation sioniste, la Palestine n’était pas vide d’êtres humains mais vide de personnes que les Européens estimaient dignes de contrôler leur propre pays9.
La supposée infériorité des Palestiniens permettait de croire que leurs souhaits ne constitueraient pas un obstacle à la réalisation du rêve sioniste, une position qui n’était pas seulement celle des “extrémistes”. Par exemple, Aaron David Gordon, un membre influent du mouvement travailliste sioniste, demandait en 1921 :
Et qu’est-ce que les arabes ont produit pendant toutes ces années où ils vivaient dans le pays ? [À nous les Juifs], de telles productions, ou même la création de la seule Bible, confèrent un droit perpétuel à la terre sur laquelle nous avons été si créatifs, d’autant plus que le peuple qui nous a remplacé… n’a rien créé du tout10.
Gordon, alors, « comme tous les sionistes… ne reconnaissait pas le principe du droit de la majorité à gouverner ». De même, le premier Premier Ministre, David Ben Gourion, déclara à la commission Peel en 1937 que mis à part les Juifs « il n’est pas d’autre nation – je ne dis pas population, je ne dis pas parties d’un peuple – il n’est pas d’autre race ou nation en tant qu’entité qui considère ce pays comme son unique patrie11 ».
L’idée selon laquelle la prétention juive à posséder la terre était par essence supérieure était partagée par un certain nombre d’hommes politiques britanniques, y compris par le précédent secrétaire d’État aux colonies, Winston Churchill, qui, en s’adressant à la commission Peel, a déclaré :
Je n’admets pas que le chien dans la mangeoire dise le dernier mot sur la mangeoire, même s’il y a couché depuis très longtemps. Je ne lui reconnais pas ce droit. Je n’admets pas, par exemple, que les Peaux-Rouges d’Amérique aient subi un grand tort, ni les Noirs d’Australie. Je n’admets pas que ces peuples aient subi un tort simplement parce qu’une race plus forte, une race d’un niveau supérieur, ou, en tout cas, plus sophistiquée, si on veut s’exprimer ainsi, est venue prendre leur place12.
Le ministre des Affaires étrangères britannique Arthur Balfour, auteur de la déclaration de 1917, écrivit dans une note à lord Curzon : « Le sionisme, qu’il soit vrai ou faux, bon ou mauvais, est enraciné dans une tradition séculaire, dans les besoins actuels, dans les espoirs futurs, et il importe beaucoup plus que les souhaits et les préjugés des 700 000 Arabes qui occupent actuellement cette terre antique13. Il n’est pas surprenant, mais pas moins choquant, que le premier président israélien Chaim Weizman ait déclaré en 1936 au dirigeant de l’Agence juive, Arthur Ruppin, que « les Britanniques nous ont dit qu’il y a quelques centaines de milliers de nègres [en Palestine] et qu’ils ne valent rien14. »
La suite logique de cette croyance dans l’infériorité des indigènes était de résister à appliquer la démocratie. Ainsi, à la fois les dirigeants sionistes et leurs alliés occidentaux se sont opposés explicitement à la mise en œuvre de l’autodétermination en Palestine. Lorsqu’en 1935 le haut-commissaire chargé du Mandat britannique a proposé la mise en place d’un parlement, les sionistes ont « attaqué le projet » parce qu’on allait « affecter aux Juifs des sièges proportionnellement à leur population réelle15 ».
Bien plus tôt, en 1919, l’Organisation sioniste à Londres avait mis en garde sur le fait que le problème avec la démocratie est « qu’elle signifie trop souvent le règne de la majorité, sans égard pour la diversité ou le type ou le stade de civilisation ou pour les différences de qualité16 ».
Les décideurs occidentaux n’ont pas tous été d’accord avec ce mépris des droits palestiniens. Après le vote aux Nations Unies pour partager la Palestine, le directeur du bureau des Affaires du Proche-Orient et de l’Afrique du département d’État américain, Loy Henderson, décrivit ainsi les propositions au secrétaire d’État George C. Marshall : « [cela] contredit clairement… les principes sur lesquels les concepts américains de gouvernement sont basés ». Il poursuivait :
Ces propositions ignorent notamment des principes tels que l’autodétermination et le règne de la majorité. Elles reconnaissent le principe d’un État racial théocratique et même, dans plusieurs cas, discriminent sur les bases de la religion et de la race aux dépens de personnes en dehors de la Palestine17 ».
SEGREGATION D’ETAT
Un État juif a finalement été établi en Palestine par le nettoyage ethnique de près de 90 % des Palestiniens qui auraient vécu à l’intérieur des nouvelles frontières18. Cependant, l’opposition à l’autodétermination palestinienne exprimée pendant la période du Mandat continue encore aujourd’hui. Elle s’exprime par les réactions violentes lorsque les citoyens palestiniens proposent qu’Israël soit un État pour tous et pas seulement pour quelques-uns de ses citoyens. Elle est présente dans la croyance éhontée des dirigeants israéliens d’après laquelle seuls les Juifs ont des droits sur la “Terre d’Israël”, les “Arabes” ne pouvant jouir de droits (conditionnels) dans le pays. Finalement, elle s’exprime dans les politiques israéliennes qui veillent depuis longtemps à ce que les Palestiniens – tant citoyens que sous occupation militaire – soient soumis au contrôle de l’État et à la ségrégation.
Dès ses prémisses, le projet politique sioniste en Palestine a été, par nécessité, antidémocratique et exclusivement en faveur des Juifs. La présence palestinienne est au mieux “tolérée” en tant que minorité contrôlée acceptant la souveraineté juive. La politique d’Israël envers les Palestiniens est guidée par les mêmes priorités et suppositions dans les collines de Cisjordanie et en Galilée. Dans ce livre, j’examine ce que signifie la condition de Palestinien en Israël et la manière dont elle s’articule avec des questions plus vastes ; le livre affirme que la définition d’Israël en tant que “juif et démocratique” constitue l’incohérence au cœur même du conflit.
Table des matières
1. Juif et démocratique ? ………………………………………….
2. Le régime foncier ………………………………………………..
3. Judaïsation et menace démographique ………………
4. Discrimination systématique ……………………………..
5. Contrecarrer le changement démocratique ……….
Conclusion : Repenser pour ré-imaginer ……………..
Source : Ben White, Etre Palestinien en Israël, Editions La Guillotine, 2015