Les BRICS ont changé les rapports de force, mais ils ne vont pas changer le monde par eux-mêmes

Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se réunissent à Johannesburg pour le 15e sommet des BRICS. Le poids économique et politique de cette alliance devient de plus en plus important. Et de nombreux pays du Sud souhaitent la rejoindre alors que l’ordre unipolaire dirigé par Washington se fissure de toutes parts. Mais les défis restent de taille pour les pays du Sud… (I’A)


En 2003, de hauts fonctionnaires du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud se sont réunis au Mexique pour discuter de leurs intérêts mutuels dans le commerce des médicaments. L’Inde était et est toujours l’un des plus grands producteurs mondiaux de divers médicaments, y compris ceux utilisés pour traiter le VIH/sida ; le Brésil et l’Afrique du Sud avaient tous deux besoin de médicaments abordables pour les patients infectés par le VIH ainsi que pour toute une série d’autres affections traitables. Mais ces trois pays ne pouvaient pas commercer facilement entre eux en raison des lois strictes sur la propriété intellectuelle établies par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Quelques mois avant leur rencontre, les trois pays ont constitué un groupe, connu sous le nom d’IBSA, pour discuter et clarifier les questions de propriété intellectuelle et de commerce. L’objectif était également d’interpeller les pays du Nord quant à leurs exigences asymétriques poussant les nations les plus pauvres à stopper leurs subventions agricoles. La notion de coopération Sud-Sud a encadré ces discussions.

L’intérêt pour cette coopération Sud-Sud remonte aux années 1940, lorsque le Conseil économique et social des Nations unies a mis en place son premier programme d’aide technique pour soutenir le commerce entre les nouveaux États postcoloniaux d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Six décennies plus tard, au moment de la création de l’IBSA, cet esprit a été commémoré par la Journée des Nations unies pour la coopération Sud-Sud, le 19 décembre 2004. À cette époque, les Nations unies ont également créé l’Unité spéciale pour la coopération Sud-Sud (dix ans plus tard, en 2013, cette institution a été rebaptisée Bureau des Nations unies pour la coopération Sud-Sud), qui s’est appuyée sur l’accord de 1988 relatif au Système global de préférences commerciales entre pays en développement. En 2023, ce pacte comprendra 42 États membres d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, qui abritent collectivement quatre milliards de personnes et possèdent un marché combiné de 16 000 milliards de dollars (environ 20 % des importations mondiales de marchandises). Il est important de noter que ce programme de longue date visant à accroître le commerce entre les pays du Sud constitue la préhistoire des BRICS, créés en 2009. Les BRICS sont actuellement composés du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud.

Dans son ensemble, le projet des BRICS tourne autour d’une question centrale : les pays situés tout en bas du système néocolonial peuvent-ils s’affranchir de ce système à travers le commerce et la coopération mutuels ? Ou bien les grands pays – y compris ceux des BRICS – continueront-ils à profiter d’asymétries de pouvoir et d’échelle par rapport aux plus petits tout en reproduisant les inégalités plutôt que de les transcender ? Notre dernier dossier, sur la théorie marxiste de la dépendance, remet en question tout projet capitaliste du Sud qui croit pouvoir se libérer du système néocolonial en important de la dette et en exportant des marchandises bon marché. Malgré les limites du projet des BRICS, il est clair que l’augmentation du commerce Sud-Sud et le développement des institutions du Sud (pour le financement du développement, par exemple) remettent en question le système néocolonial, même s’ils ne le transcendent pas immédiatement. À l’institut de recherche sociale de la Tricontinentale, nous avons suivi de près les développements et les contradictions des BRICS depuis leur création et nous continuons à le faire. (…)

Le quinzième sommet des BRICS, qui se tient du 22 au 24 août à Johannesburg, en Afrique du Sud, pourrait marquer l’histoire. Les chefs d’État du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud se réunissent pour la première fois depuis le sommet de 2019 à Brasilia, au Brésil. Cette rencontre a lieu dix-huit mois après le début du conflit militaire en Ukraine, qui a non seulement fait monter les tensions entre les puissances occidentales dirigées par les États-Unis et la Russie à un niveau jamais atteint depuis la guerre froide, mais a également accentué les différences entre le Nord et le Sud de la planète.

À travers l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), le système financier international, le contrôle des flux d’information (dans les réseaux médiatiques traditionnels et sociaux) et à travers l’utilisation aveugle de sanctions unilatérales à l’encontre d’un nombre croissant de pays, Washington et Bruxelles ont imposé un ordre international unipolaire au reste du monde. Or, cet ordre se fissure de plus en plus. Comme l’a récemment déclaré le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, “la période de l’après-guerre froide est terminée. Une transition est en cours vers un nouvel ordre mondial”.

Dans ce contexte mondial, trois des débats les plus importants à suivre lors du sommet de Johannesburg sont : (1) l’élargissement possible de la composition des BRICS, (2) l’élargissement de la composition de la Nouvelle banque de développement (NDB) et (3) le rôle de la NDB dans la création d’alternatives à l’utilisation du dollar US. Selon Anil Sooklal, ambassadeur d’Afrique du Sud auprès des BRICS, vingt-deux pays ont officiellement demandé à rejoindre le groupe (dont l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Algérie, le Mexique et l’Indonésie) et deux douzaines d’autres ont exprimé leur intérêt. Même s’ils ont encore de nombreux défis à relever, les BRICS sont aujourd’hui considérés comme une force motrice majeure de l’économie mondiale et pour le développement économique dans les pays du Sud en particulier.

Les BRICS aujourd’hui

Au milieu de la dernière décennie, les BRICS ont connu un certain nombre de problèmes. Avec l’élection du Premier ministre Narendra Modi en Inde (2014) et le coup d’État contre la présidente Dilma Rousseff au Brésil (2016), deux des pays membres du groupe ont été dirigés par des gouvernements de droite très favorables à Washington. L’absence de facto du Brésil, qui avait été dès le départ l’une des principales forces motrices des BRICS, a représenté une perte importante pour la consolidation du groupe. Ces développements ont sapé et entravé les progrès de la NDB et de l’Arrangement de réserve contingente (ARC), établi en 2015 – qui représentait la plus grande réalisation institutionnelle des BRICS à ce jour. Bien que la NDB ait fait quelques progrès, elle n’a pas atteint ses objectifs initiaux. À ce jour, la banque a approuvé quelque 32,8 milliards de dollars de financement (en fait, moins que cela a été émis), tandis que l’ARC – qui dispose de 100 milliards de dollars de fonds pour aider les pays qui ont une pénurie de dollars US dans leurs réserves internationales et qui sont confrontés à une balance des paiements à court terme ou à des pressions sur les liquidités – n’a jamais été activé.

Cependant, les développements de ces dernières années ont revigoré le projet des BRICS. Les décisions de Moscou et de Pékin de répondre à l’escalade de l’agression dans la nouvelle guerre froide par Washington et Bruxelles, le retour de Luiz Inácio Lula da Silva à la présidence du Brésil en 2022 et la nomination consécutive de Dilma Rousseff à la présidence de la NDB, ainsi que le détachement relatif, à des degrés divers, de l’Inde et de l’Afrique du Sud des puissances occidentales ont créé une “tempête parfaite” qui semble avoir rétabli un sentiment d’unité politique au sein des BRICS (malgré les tensions non résolues entre l’Inde et la Chine). À cela s’ajoutent le poids croissant des BRICS dans l’économie mondiale et le renforcement de l’interaction économique entre ses membres. En 2020, la part mondiale du produit intérieur brut (PIB) des BRICS en termes de parité de pouvoir d’achat – 31,5 % – a dépassé celle du groupe des Sept (G7) – 30,7 % – et cet écart devrait se creuser. Le commerce bilatéral entre les pays des BRICS a également connu une croissance robuste : le Brésil et la Chine battent des records chaque année, atteignant 150 milliards de dollars en 2022 ; les exportations russes vers l’Inde ont triplé d’avril à décembre 2022, en glissement annuel, pour atteindre 32,8 milliards de dollars ; tandis que le commerce entre la Chine et la Russie a bondi de 147 milliards de dollars en 2021 à 190 milliards de dollars en 2022, soit une augmentation de près de 30%.

Quels sont les enjeux à Johannesburg ?

Face à cette situation internationale dynamique et aux demandes croissantes d’expansion, les BRICS sont confrontés à un certain nombre de questions importantes :

– En plus de fournir des réponses concrètes aux candidats intéressés, l’expansion des BRICS a le potentiel d’accroître leurs poids politique et économique et, à terme, de renforcer d’autres plateformes régionales auxquelles appartiennent ses membres. Cependant, l’élargissement nécessite également de décider de la forme spécifique que devrait prendre l’adhésion et peut accroître la complexité de la recherche d’un consensus, avec le risque de ralentir les progrès de la prise de décision et des initiatives. Comment traiter ces questions ?

– Comment accroître la capacité de financement de la NDB, ainsi que sa coordination avec d’autres banques de développement du Sud et d’autres banques multilatérales ? Et surtout, comment la NDB peut-elle, en partenariat avec le réseau de think tanks des BRICS, promouvoir la formulation d’une nouvelle politique de développement pour le Sud ?

– Étant donné que les pays membres des BRICS disposent de solides réserves internationales (l’Afrique du Sud en ayant un peu moins), il est peu probable qu’ils aient besoin d’utiliser la NDB. En revanche, ce fonds pourrait offrir aux pays dans le besoin une alternative au chantage politique du Fonds monétaire international, qui exige des pays en développement qu’ils adoptent des mesures d’austérité dévastatrices en échange des prêts reçus.

– Les BRICS seraient en train de discuter de la création d’une monnaie de réserve qui permettrait de contourner le dollar US pour le commerce et l’investissement. Si cette monnaie était créée, elle pourrait constituer une étape supplémentaire dans les efforts visant à créer des alternatives au dollar, mais des questions restent en suspens. Comment la stabilité d’une telle monnaie de réserve pourrait-elle être assurée ? Comment pourrait-elle s’articuler avec les mécanismes commerciaux nouvellement créés qui n’utilisent pas le dollar, tels que les accords bilatéraux Chine-Russie, Chine-Brésil, Russie-Inde et autres ?

– Comment la coopération et le transfert de technologies peuvent-ils soutenir la réindustrialisation de pays comme le Brésil et l’Afrique du Sud, en particulier dans des secteurs stratégiques tels que les biotechnologies, les technologies de l’information, l’intelligence artificielle et les énergies renouvelables, tout en luttant contre la pauvreté et les inégalités et en répondant à d’autres demandes fondamentales des peuples du Sud ?

Des dirigeants représentant 71 pays du Sud ont été invités à participer à la réunion de Johannesburg. Xi, Poutine, Lula, Modi, Ramaphosa et Dilma ont beaucoup de travail à faire pour répondre à ces questions et progresser sur les questions urgentes du développement mondial.

Notre institut continue de suivre ces développements, sans croire que le projet des BRICS offre le salut mondial ni avec le cynisme qui le rejette comme s’il n’y avait rien de nouveau. L’histoire est mue, non par la pureté, mais par les contradictions du monde.

Lorsque ces grands pays du Sud se réuniront à Johannesburg, ils seront confrontés aux vastes inégalités de l’Afrique du Sud. Ces fissures sont la matière première des poèmes de Vonani Bila, dont la voix s’élève depuis Shirley Village (Limpopo) et nous rappelle la longue marche qui nous attend, à travers le projet des BRICS et au-delà :

Lorsque le soleil se couche

dans le Soutpansberg,

Giyani Block enfile un

manteau de vipère noire ;

un miroir de la mort et du désespoir.

Les médecins et les infirmières sont debout.

Ils n’auront de cesse que la grève des travailleurs

allume sa flamme furieuse.

Ils sont sur la pointe des pieds, regardant vers le haut,

luttant contre le monstre sans visage et sans queue.

 

Source originale: Institut de recherche sociale de la Tricontinentale

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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