À ce jour, 2023 est l’année la plus meurtrière jamais enregistrée pour les Palestiniens en Cisjordanie depuis 2005, en grande partie à cause des opérations violentes menées par le régime israélien à Jénine et à Naplouse pour réprimer la mobilisation et la résistance armée palestiniennes. Alors que l’Autorité palestinienne (AP) était largement absente lors des raids de l’armée israélienne, elle a rapidement cherché à rétablir un semblant de contrôle à l’issue de ces opérations.
Peu après le retrait israélien de Jénine en juillet, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, s’est rendu dans la ville pour la première fois depuis 2012, entouré d’un grand nombre de policiers palestiniens.
Quelques jours plus tard, l’Autorité palestinienne a lancé sa propre campagne de répression à Jénine et dans toute la Cisjordanie, emprisonnant des militants du Jihad islamique et d’autres organisations.
Cette façon de procéder intègre un élément essentiel de la coordination répressive entre l’Autorité palestinienne et l’occupant israélien, à savoir le système de la « porte tournante », ou al-bab al-dawaar.
Cette note politique examine ce protocole, en le situant dans le cadre plus large du « paradigme de la collaboration » [1]. Elle détaille ce qu’est cette « porte tournante » dans la pratique et propose des recommandations aux dirigeants palestiniens et à la société civile sur les moyens de remettre en cause ce statu quo afin d’aider à établir l’obligation de rendre des comptes, les réparations et la réconciliation politique.
Qu’est-ce que la « porte tournante » ?
La coordination dite « sécuritaire » a été la caractéristique déterminante des accords d’Oslo et continue d’être un élément crucial de « la stabilité, de la paix et de la construction de l’État », selon ses partisans.
Elle est largement perçue par ceux-ci comme une indication de la capacité de l’AP à gouverner et à garantir la préservation du statu quo. En effet, l’AP a elle-même affirmé que cette coordination avec l’occupant « fait partie intégrante de notre stratégie de libération » [2].
La coordination entre l’AP et le régime israélien a plusieurs facettes. L’un des éléments clés est la politique de la « porte tournante ». Ce mécanisme est de nature transactionnelle et pleinement opérationnelle : les militants palestiniens, les résistants et les membres de l’opposition sont emprisonnés par les autorités israéliennes ou palestiniennes, puis remis indirectement à l’autre partie une fois libérés.
Par exemple, l’Autorité palestinienne peut rechercher, arrêter et emprisonner un individu pour une ecertaine période, puis peu après sa libération, l’individu sera alors détenu par les autorités israéliennes, et l’Autorité palestinienne partagera le dossier du détenu avec ses homologues israéliens.
La politique de la porte tournante fonctionne également à l’envers : une fois que les Palestiniens sont libérés des prisons israéliennes, les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne peuvent les emprisonner par la suite.
Alors que les organisations indépendantes de défense des droits de l’homme documentent depuis longtemps la politique de la « porte tournante » dans la pratique, les dirigeants de l’Autorité palestinienne et les membres des services de police continuent d’en nier son existence.
Au contraire, ils accusent toute voix critique sur ce sujet d’être politiquement motivée. Pourtant, il existe de nombreuses preuves de la réalité de cette politique.
Un cas d’intérêts conjoints
La coordination dite sécuritaire criminalise la résistance palestinienne, professionnalise l’autoritarisme palestinien et nie la sécurité du peuple palestinien, tout en ajoutant de nouveaux niveaux de répression à un contexte déjà très oppressif.
Plus précisément, la politique de la « porte tournante » met en évidence les intérêts communs de l’Autorité palestinienne et du régime israélien : supprimer et réduire au silence la résistance palestinienne.
Il est important de noter qu’elle le fait de manière à préserver un semblant d’indépendance de l’Autorité palestinienne en ce qui concerne l’identification de cibles palestiniennes pour le compte d’Israël.
En utilisant ses propres ressources pour capturer et éventuellement libérer des Palestiniens sous le couvert de ses propres intérêts sécuritaires, l’AP sert de sous-traitant au régime israélien tout en gardant ses mains apparemment propres.
La « porte tournante » est le plus souvent utilisée pendant les périodes où les Palestiniens s’organisent et où la résistance populaire s’intensifie.
Au cours de la dernière décennie, les vagues d’arrestations de l’AP ont souvent suivi des opérations militaires israéliennes majeures, avec des campagnes d’arrestations israéliennes se produisant peu de temps après.
Depuis 2022, les forces de l’Autorité palestinienne ont multiplié les raids à Jénine et Naplouse, renouvelant les accusations de pratique de la « porte tournante » et multipliant les accusations de complicité de l’Autorité palestinienne dans le projet colonial de peuplement du régime israélien.
Recommandations
- L’AP devrait se conformer à l’opinion populaire palestinienne et mettre fin à toute coordination avec Israël en matière de sécurité, y compris l’abandon de la politique de la « porte tournante ». Il s’agirait d’une étape cruciale pour faciliter un processus de réconciliation nationale.
- Les dirigeants palestiniens et les responsables de la sécurité devraient rejeter toute intervention extérieure ou tout conditionnement politique de l’aide qui tenterait d’investir dans la coordination de la sécurité et de la maintenir.
- La société civile palestinienne et les organisations de défense des droits de l’homme devraient continuer à documenter la mise en œuvre et les implications de la politique de la « porte tournante » afin de tenir l’Autorité palestinienne et ses services de sécurité responsables du respect de la loi fondamentale palestinienne.
- Les dirigeants de l’AP doivent engager un dialogue constructif et responsable avec les groupes de la société civile palestinienne sur les préjudices causés par la coordination de la sécurité, y compris la politique de la « porte tournante ». L’obligation de rendre des comptes fait cruellement défaut dans la gouvernance palestinienne : un dialogue politique sur ces préjudices offre l’occasion de réparer certains des actes répréhensibles de l’AP qui ont longtemps entravé la lutte du peuple palestinien pour sa libération.
Notes :
[1] Cette étiquette couramment utilisée est trompeuse ; dans la réalité du colonialisme et de l’apartheid, la coordination et la coopération ne peuvent être comprises que comme de la domination.
[2] Alaa Tartir (éd.), Outsourcing Repression : Israeli-Palestinian Security Coordination (Afro-Middle East Centre, 2019), 3-4.
Alaa Tartir est directeur de programme d’al-Shabaka : The Palestinian Policy Network, Il est associé de recherche et coordinateur académique à l’Institut universitaire de hautes études de Genève, Global Fellow à l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (PRIO), et membre du conseil d’administration de Arab Reform Initiative.
Il a notamment publié : Outsourcing Repression: Israeli-Palestinian security coordination.
Consultez son site Internet et il peut être suivi sur Twitter @alaatartir.
Source Al-Shabaka
Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah