Au cours de la deuxième guerre mondiale, celui qui allait devenir le Premier ministre de l’Afrique du Sud de l’apartheid, John Vorster, fut interné par les autorités britanniques pour ses activités en faveur de l’Allemagne nazie. Mais trois décennies plus tard, cet homme sera accueilli en grande pompe à Jérusalem. Le journaliste du Guardian Chris McGreal, qui a effectué une grande partie de sa carrière tant en Afrique du Sud qu’en Israël-Palestine, vient de publier une longue enquête sur l’alliance militaire clandestine entre Israël et le régime de l’apartheid, qui trouva son point d’orgue avec le développement, en commun, de l’arme nucléaire.
Première partie d'un article déjà publié dans invités…
http://www.investigaction.net/articles.php?dateaccess=2006-03-01%2011:00:36&log=invites
Il y a quelques années, à Johannesbourg, je rencontrai une femme juive, dont la mère et la sœur avaient été assassinées à Auschwitz. Peu après vint son tour d’entrer dans la chambre à gaz. Mais un miracle se produisit, et la mise à mort du groupe de condamnés dont faisait partie Vera Reitzer fut annulée au dernier moment. Vera Reitzer survécut à l’enfer d’Auschwitz, se maria peu après la guerre, et émigra en Afrique du Sud.
Sur place, elle adhéra, au début des années 1950, au Parti National (PN), qui venait de remporter les élections (réservées à la population blanche, NDR) sur une base ouvertement raciste et ségrégationniste. C’est à ce moment-là que le Premier Ministre du PN, Malan, introduisit au Parlement une nouvelle législation, qui rappelait furieusement les lois de Nüremberg adoptées par Hitler contre les Juifs : la « Loi portant recensement de la population » de Malan classait les Sud-africains selon leur race, elle interdisait le mariage et les relations sexuelles entre gens de couleur différente, et elle barrait aux Noirs l’accès à de multiples professions.
Vera Reitzer ne voyait pourtant pas de contradiction dans le fait qu’elle-même, survivante du génocide, puisse adhérer à un système rappelant de manière dérangeante, dans la philosophie qui le sous-tendait sinon dans l’amplitude de ses crimes, celui auquel elle avait réussi à survivre. A l’époque, elle pensait que l’apartheid était une nécessité, tant pour prévenir la domination par les Noirs, que pour endiguer le communisme, qui triomphait au même moment dans son propre pays d’origine, la Yougoslavie. Reitzer déclare aujourd’hui qu’elle était convaincue que les Africains étaient inférieurs aux autres êtres humains, et ne devaient par conséquent pas être traités en égaux. Je lui fis observer qu’Hitler disait la même chose à propos d’elle, en tant que Juive. Elle me demanda alors de mettre fin à l’entretien.
Reitzer n’était pas un cas isolé dans cette communauté juive d’Afrique du Sud, dont beaucoup de membres manifestaient de l’enthousiasme pour l’apartheid, et leur appartenance personnelle au Parti National. Au demeurant, elle était elle-même une représentante en vue de la communauté, travaillant dans l’Association des Survivants de l’Holocauste, alors que les Juifs qui militaient contre le système d’apartheid étaient au contraire fréquemment dénoncés par leur propre communauté.
De nombreux Israéliens repoussent avec horreur l’idée que leur pays, né sur les cendres du génocide et qui s’est construit sur les idéaux du judaïsme, puisse être comparé un instant à un régime raciste. Pourtant, pendant des années, la majorité des sud-africains juifs, non seulement n’ont pas lutté contre le système d’apartheid, mais ont au contraire prospéré sous son aile protectrice, même si quelques membres de cette communauté ont occupé une place éminente dans les mouvements de libération. A la même époque, les gouvernements israéliens, eux aussi, ont mis sous le boisseau les critiques d’un régime dont les dirigeants avaient antérieurement été des admirateurs d’Adolf Hitler. Pendant trois décennies, la célèbre « pureté des armes » -le terme employé par Israël pour vanter la supériorité morale de ses soldats- fut secrètement sacrifiée, dès lors que l’avenir de l’Etat Juif devenait si étroitement imbriqué avec celui de l’Afrique du Sud que les milieux dirigeants de la défense israélienne finirent par se convaincre que la relation avec l’Afrique du Sud était vitale pour leur propre pays.
L’antisémitisme Afrikaner
(Note du traducteur : l’histoire coloniale de l’Afrique du Sud a comporté plusieurs étapes. Au XVIIème siècle, la conquête du pays commence avec l’arrivée de colons d’origine néerlandaise, qui se définissent comme « Afrikaner », et parlent une langue très proche du néerlandais, l’Afrikaans. Mais l’Empire britannique pénètre à son tour le pays. Il entre en compétition avec les premiers colonisateurs, les Afrikaners. Il en résultera une guerre entre les deux camps, la guerre des « Boers » (1899-1902, Boer signifiant paysan en néerlandais, la colonisation ayant d’abord été rurale, avant le développement des ressources minières et industrielles du pays avec une main-d’œuvre noire privée de droits. Après 1902 et la défaite des Afrikaners, l’Afrique du Sud entre dans le giron de l’Empire britannique, sans que cela mette fin aux volontés « indépendantistes » -façon de parler, la majorité noire étant promise à une exploitation encore plus féroce- de la partie Afrikaner de la population blanche. En 1948, le PN Afrikaner gagne les élections comme on l’a vu plus haut, il construit le régime d’apartheid, et rompt officiellement ses derniers liens avec l’Empire britannique en 1961)
L’apartheid avait pour objectif d’introduire la ségrégation dans tous les domaines de la vie, du travail à la chambre à coucher, alors même que les Blancs dépendaient des Noirs, en tant que main-d’œuvre et domesticité. La ségrégation prit ensuite l’appellation de « développement séparé » et on créa les « bantoustans », ces cinq enclaves nominalement indépendantes, où l’on entassa des millions de Noirs sous la férule de potentats locaux, à la solde des dirigeants (blancs) de Pretoria, la capitale.
Lorsque le PN prit pour la première fois le pouvoir à Pretoria, en 1948, les Sud-africains juifs – dont la majeure partie était arrivée à la fin du XIXème siècle, fuyant les pogroms de l’Empire tsariste, en Lituanie et en Lettonie surtout – avaient quelques soucis à se faire. Une petite dizaine d’années avant de prendre les commandes du gouvernement, c’est-à-dire en 1937, Malan dirigeait en effet l’opposition à l’accueil des Juifs allemands pourchassés qui essayaient d’être admis en Afrique du Sud. « On a dit que je m’en prends maintenant aux Juifs en tant que Juifs. Eh bien, permettez-moi de vous dire que c’est parfaitement exact », se vantait ainsi Malan devant le Parlement sud-africain en 1937.
Les préjugés antisémites, dans la population Afrikaner, s’étaient développés depuis les succès économiques obtenus par des Juifs à partir des années 1860, consécutivement à la ruée vers les mines de diamant du Kimberly. Au début du XXème siècle, un envoyé spécial du journal The Manchester Guardian, nommé JA Hobson, racontait par exemple que la guerre des Boers était ressentie, sur place, comme une guerre conduite dans l’intérêt « d’un petit groupe de financiers étrangers, principalement d’origine allemande et de race juive ». Cinquante ans après, Malan et ses hommes étaient toujours habités par ces théories de complots. Hendrik Verwoerd, directeur d’un journal violemment antisémite, Die Transvaler, et futur auteur d’un projet de « Grand apartheid », accusait les Juifs de contrôler l’économie. Avant la seconde guerre mondiale, une confrérie secrète Afrikaner, la Broederbond -dont Malan et Verwoerd étaient membres- entra en relation avec les Nazis. Un autre membre de la Broederbond et futur Premier Ministre, John Vorster, fut interné pendant la seconde guerre mondiale (l’Afrique du Sud restant encore dominée par la Grande-Bretagne), pour ses liens avec les Nazis, et avec la milice fasciste locale des « Chemises Grises ».
Don Krausz, qui préside aujourd’hui l’Association des Survivants de l’Holocauste, est arrivé en Afrique du Sud en 1946, après être passé par les camps de concentration de Ravensbrück et Sachsenhausen, et il a perdu une grande partie de sa famille dans le génocide. « Les Nationalistes avaient un programme électoral fortement antisémite en 1948. La presse Afrikaans était méchamment anti-juive, on pourrait la comparer à ce qu’était le Stürmer dans l’Allemagne d’Hitler. Quand on était juif, à l’époque, on avait peur de l’Afrikaner. Ma femme est originaire de Potchefstroom, dans ce qui était alors la province très Afrikaner du Transvaal. Chaque fois qu’un Juif arrivait dans la localité, il pouvait être sûr d’avoir des ennuis avec les Chemises Grises. Il n’y a aucun doute que dans les villes et localités à prédominance Afrikaner, les Juifs étaient brimés. Et voilà que ces types prennent le pouvoir en 1948 … On craignait le pire », se souvient Don Krausz.
Helen Suzman, laïque d’origine juive, fut pendant longtemps la seule voix anti-apartheid au parlement sud-africain. « Les Juifs ne craignaient pas une répétition du génocide, mais ils redoutaient l’adoption de lois raciales de type Nüremberg, par exemple des lois qui leur barreraient l’exercice de leurs professions respectives. Le nouveau gouvernement avait prévenu qu’il accentuerait la ségrégation raciale, et les Juifs se demandaient quel serait leur sort particulier », raconte-t-elle.
La peur fut cependant de courte durée, parce que si le gouvernement adopta effectivement de dures lois raciales, les Juifs en furent exonérés. Le gouvernement d’apartheid, fondé sur la suprématie blanche, devait tenir compte des réalités démographiques, et il considéra qu’il ne pouvait pas se payer le luxe de se priver d’une partie de la population blanche, fût-elle juive. En l’espace de quelques années, beaucoup de Juifs arrivèrent à une situation où non seulement ils n’avaient plus peur, mais où ils trouvaient franchement leur compte avec le nouveau système. Il y en eut même qui établirent un parallèle centre ce renouveau du nationalisme Afrikaner et le renouveau juif incarné par Israël.
Beaucoup d’Afrikaners considéraient que la victoire électorale du Parti Nationaliste les libérait d’un ordre britannique détesté. Les camps de concentration créés par les Britanniques pendant la guerre des Boers pour y parquer les Afrikaners rebelles ne pouvaient certes se comparer à ceux où les Nazis mettaient les Juifs, mais la mort de 25.000 femmes et enfants, de faim et de maladies, avait laissé des traces profondes dans la mémoire Afrikaner, une mémoire analogue à celle du génocide, avec laquelle Israël a construit son identité. Le régime Afrikaner, lui aussi, martela l’idée que les Afrikaners devaient défendre leurs intérêts, ou faire face à l’anéantissement.
(…)
Et puis il y avait Dieu. L’Eglise Réformée Hollandaise alla chercher des justifications à l’apartheid dans l’Ancien Testament et dans l’histoire Afrikaner, affirmant que la victoire, déjà ancienne, des Afrikaners sur le peuple Zoulou à la bataille de Blood River était un signe que le Tout-Puissant était bien du côté de l’homme blanc.
« Les Israéliens disent qu’ils sont le peuple élu, choisi par Dieu, et ils trouvent une justification biblique à leur racisme et à leur exclusivisme sioniste », dit Ronnie Kasrils, ministre des Renseignements de la nouvelle Afrique du Sud, post-apartheid. Ronnie Kasrils, qui est juif, a lancé une pétition en direction des Juifs d’Afrique du Sud, leur demandant de protester, eux aussi, contre l’occupation israélienne des territoires palestiniens.
« Il y a une similitude avec les Afrikaners de l’époque de l’apartheid ; eux aussi avaient un discours biblique, dans lequel la terre était à eux, car Dieu la leur avait donnée. Tout comme les sionistes qui racontaient que la Palestine dans les années 1940 était une terre sans peuple pour un peuple sans terre, les colons Afrikaners répandent le mythe qu’il n’y avait pas de peuple noir en Afrique du Sud quand ils ont commencé à arriver au XVIIème siècle. En fait, ils ont conquis par la force des armes, la terreur, et ont déclenché une série de guerres coloniales sanglantes », poursuit Kasrils.
L’antisémitisme ne disparut pas, mais au bout de quelques années de pouvoir PN, un grand nombre de Juifs d’Afrique du Sud se sentaient vraiment sur un pied d’égalité avec les autres blancs. « On était des blancs, et même si l’Afrikaner n’était pas notre ami, c’était un blanc lui aussi », reconnaît Krausz. « Ce qui nous unissait, c’était la crainte des Noirs. Quand je suis arrivé en 1946, les Juifs ne cessaient de dire ‘les Noirs ceci, les Noirs cela’. Moi, je leur disais ‘vous savez, j’ai entendu les Nazis dire et faire aux Juifs exactement la même chose que ce que vous dites des Noirs. Ici, on a des panneaux marqués « Réservé aux Blancs », eh bien là bas, en Allemagne, c’était des panneaux « Interdit aux Juifs ».
Mais pendant des décennies, la Fédération Sioniste et le Jewish Board of Deputies (équivalent sud-africain du CRIF, NDR) a tenu en grande estime un de ses notables, Percy Yutar, le procureur qui avait requis contre Nelson Mandela, qu’il accusait de sabotage et conspiration,et qu’il fit condamner à la réclusion perpétuelle en 1964 ! Yutar poursuivit ensuite une belle carrière sous le régime de l’apartheid : procureur général de l’Etat « libre » d’Orange, puis de la province du Transvaal, et il fut également élu président de la plus grande synagogue orthodoxe de Johannesbourg. Dans l’establishment juif du pays, on louait volontiers « son apport à la communauté », et un symbole de la contribution des Juifs au développement de l’Afrique du Sud.
« Pourtant, en termes d’image, quand on pensait aux Juifs, on pensait plutôt à Helen Suzman », estime Alon Liel, ancien ambassadeur d’Israël en Afrique du Sud. « A mon avis, la plupart des Juifs n’aimaient pas l’apartheid et ce que ce système imposait aux Noirs, mais ils retiraient les fruits, et se consolaient peut-être en se disant qu’après tout, c’était la seule manière de diriger un tel pays », ajoute-t-il.
L’establishment juif évita toute confrontation avec le gouvernement. La doctrine officielle du Jewish Board of Deputies était la « neutralité », de manière à « ne pas mettre en danger » la communauté. Quant aux Juifs qui trouvaient que se taire, c’était approuver l’apartheid et l’oppression raciale, et qui s’engageaient dans la lutte contre la discrimination, ils étaient mis à l’écart.
« On stigmatisait ceux-là fortement, en les accusant de mettre la communauté en danger. Le Board of Deputies disait que chaque Juif pouvait bien sûr adhérer au parti politique de son choix, mais en pesant bien toutes les conséquences que cela pouvait avoir pour la communauté. Pour faire court, disons que les Juifs appartenaient à la minorité blanche privilégiée, et l’attitude du plus grand nombre a été : ne pas faire de vagues », résume de son côté Helen Suzman.
Des intérêts communs
L’Etat d’Israël, de son côté, critiqua ouvertement l’apartheid dans les années 1950 et 1960, à une époque où il construisait des alliances avec les gouvernements des pays africains nouvellement indépendants. Mais la plupart des Etats d’Afrique rompirent avec Israël après la guerre de Kippour de 1973, et Jérusalem commença à avoir des vues plus sympathiques pour le régime isolé de Prétoria. L’évolution fut importante et rapide si bien que dès 1976, Israël lança une invitation officielle au Premier ministre John Vorster (l’ancien Nazi dont on a parlé plus haut, NDR)
Silencieux sur le comportement de Vorster pendant la deuxième guerre mondiale, Yitzhak Rabin veilla à ce qu’on n’en parle surtout pas pendant la visite obligée au mémorial de Yad Vashem, dédié aux 6 millions de Juifs massacrés par les Nazis. Au dîner d’Etat offert à Vorster, Yitzahak Rabin porta un toast « aux idéaux communs à Israël et à l’Afrique du Sud : l’espoir en la justice, et en une coexistence pacifique ». Les deux pays, dit encore Rabin, « affrontent une brutalité et une instabilité inspirées par l’étranger ».
Vorster, dont l’armée envahissait, à ce moment-là, l’Angola, répondit que les deux pays étaient l’un et l’autre les victimes des adversaires de la civilisation occidentale. Quelques mois plus tard, le gouvernement sud-africain, dans son bilan de l’année écoulée, écrivit que les deux pays avait un même problème : « Israël et l’Afrique du Sud ont une chose essentielle de commun : ils sont tous les deux situés dans un environnement hostile, habité par des peuples à la peau sombre ».
La visite de Vorster jeta les bases d’une collaboration qui fit de l’axe Israël-Afrique du Sud un grand pôle de développement de matériels militaires, et un acteur majeur dans le domaine du commerce international des armes. Liel, qui dirigea le département Afrique du Sud au ministère israélien des Affaires étrangères dans les années 1980, estime que ce processus amena la haute direction israélienne en matière de sécurité, à la conviction intime que l’Etat juif n’aurait pas survécu sans sa relation avec les Afrikaners.
« C’est nous qui avons créé l’industrie militaire sud-africaine », estime Liel. « Ils nous ont aidé à développer une vaste gamme de techniques militaires, parce qu’ils avaient beaucoup d’argent. Notre mode de travail habituel, c’était que nous apportions le know-how, et eux le capital. Après 1976, c’est une véritable histoire d’amour qui a commencé entre nos directions militaires et nos armées respectives ».
« Nous avons été impliqués dans la guerre de l’Angola, comme conseillers de l’armée sud-africaine. Nous avions des officiers israéliens sur place. La relation était très étroite ».
Et tandis que les manufactures d’Etat israéliennes produisaient du matériel de guerre pour l’Afrique du Sud, le kibboutz Beit Alfa se diversifia de manière rentable, en produisant des véhicules anti-émeutes, destinés à la répression des manifestants noirs dans les bidonvilles (NDT : c’est précisément au cours de l’année 1976 que le mouvement de libération du peuple noir émergea dans les villes, avec le soulèvement du ghetto de Soweto, réprimé dans le sang)
Vers le nucléaire
Le secret le mieux gardé était celui du nucléaire. Israël fournit une expertise et des technologies qui furent cruciales pour le développement de la bombe atomique sud-africaine. Israël avait déjà suffisamment de difficultés à justifier toutes ses autres relations étroites avec un régime fondé sur la discrimination raciale, pour ne pas vouloir que sa collaboration militaire soit publiquement exposée.
« Tout ce dont nous parlons aujourd’hui était totalement secret », poursuit Liel. « En dehors des dirigeants des affaires de défense, les personnes mises dans la confidence étaient très peu nombreuses. Mais il se trouve que nombre de nos Premiers ministres en faisaient partie, c’est pourquoi on peut dire que des gens comme Shimon Peres ou Rabin étaient évidemment au courant ».
« A la tribune des Nations Unies, nous répétions : ‘en tant que peuple juif qui a subi le génocide, nous sommes contre l’apartheid, c’est intolérable ; Mais dans la pratique, la collaboration au niveau militaire continuait », poursuit Liel.
Au niveau politique aussi. Les jumelages entre villes des deux pays se développèrent, et, parmi les pays occidentaux, Israël fut le seul à reconnaître la création, par l’Afrique du Sud, du bantoustan du Bophuthatswana, et à l’y laisser ouvrir une « ambassade ».
Dans les années 1980, Israël et l’Afrique du Sud se confortaient mutuellement pour justifier leurs dominations respectives sur d’autres peuples. L’un et l’autre racontaient que leurs propres peuples étaient menacés d’anéantissement par des forces extérieures – en Afrique du Sud, des gouvernements noirs du continent et le communisme ; en Israël, par les Etats arabes et l’Islam. Cela n’empêcha ni l’un ni l’autre de connaître des soulèvements populaires : (Soweto en 1976, l’intifada palestinienne en 1987) qui étaient indigènes et spontanés, et changèrent radicalement la physionomie des deux conflits.
« Nous reconnaissons bien, en tant que Sud-Africains, dans la lutte des Palestiniens, le combat pour l’auto-détermination et les droits humains », nous dit l’actuel ministre Ronnie Kastrils. « Ceux qu’on réprime sont accusés d’être des terroristes, afin de trouver des justifications à des violations encore plus grandes de leurs droits. On arrive à ces discours fous où les victimes sont blâmées pour la violence qui s’exerce contre elles. Le régime de l’apartheid et Israël sont des exemples frappants d’Etats terroristes accusant leurs propres victimes ».
Il y a cependant d’importantes différences entre les deux. Israël a mené trois guerres pour sa survie, et la lutte armée en Afrique du Sud n’a jamais évolué vers ces stratégies d’assassinats ni à une échelle de meurtres telles qu’on les a observées de la part de certains groupes palestiniens ces dernières années. Mais, dès la décennie 1980, la supériorité militaire écrasante d’Israël, la baisse du niveau de la menace exerçable par ses voisins, et le déplacement du conflit en direction des villes palestiniennes ont altéré la sympathie dont avait bénéficié autrefois Israël dans le monde.
L’Afrique du Sud, tout comme Israël, se définissaient en tant qu’enclaves de la civilisation démocratique, aux avant-postes pour la défense des valeurs du monde occidental. Mais ils ont souvent demandé à être jugés par comparaison avec leurs propres ennemis, tout en affirmant que leur mission était précisément de protéger le monde libre de l’invasion de ces derniers.
(…)
Lorsque les pressions internationales commencèrent à se faire sentir sur le dossier de l’apartheid, et qu’Israël commença en conséquence à opérer lui aussi un retrait, la première réaction des militaires israéliens fut le refus, indique Liel. « Vers 1986-87, on arriva à la croisée des chemins. Mais lorsque le ministère des Affaires étrangères fit savoir qu’il était temps de prendre le tournant, et de soutenir désormais les noirs et non plus les blancs, l’establishment de la sécurité hurla : ‘vous êtes complètement fous, c’est suicidaire’, raconte l’ancien diplomate israélien. Les militaires nous disaient qu’on aurait jamais d’industries militaires ni aéronautiques si on avait pas eu l’Afrique du Sud pour premier client dès le milieu des années 1970 ; les Sud-africains ont sauvé Israël, disaient-ils. Je dois vous avouer que c’est probablement exact », poursuit Liel.
Oublier le passé
Shimon Peres était ministre israélien de la Défense lors de la visite de Vorster, et il également été deux fois Premier Ministre pendant les années 1980, au pic de la collaboration avec le régime de l’apartheid. Devant nous, il balaie d’un revers de main les questions sur la morale de tels liens avec Pretoria. « Moi, je ne regarde jamais en arrière. Dès lors qu’on ne peut pas changer le passé, pourquoi m’en occuperais-je ? », nous répond-il.
Quand nous insistons, et lui demandons s’il a jamais des doutes sur le fait de soutenir un régime représentant l’antithèse de ce pour quoi Israël a été créé, Peres nous répond qu’à l’époque, Israël menait une lutte existentielle. « On n’a jamais le choix entre deux situations parfaitement définies. Chaque choix que l’on fait est entre deux options imparfaites. A cette époque, le mouvement noir d’Afrique du Sud était du côté d’Arafat, contre nous. En fait, nous n’avions pas vraiment le choix. Mais nous n’avons jamais cessé de dénoncer l’apartheid. On n’a jamais été d’accord avec cela », finit par lâcher Peres.
Et Vorster ? « Certes, je ne le mettrais pas sur une liste des plus grands hommes de notre époque », dit-il.
Le directeur général adjoint du ministère israélien des Affaires étrangères, Gideon Meir, après nous avoir dit qu’il n’avait pas de connaissance détaillée de la relation Israël-Afrique du Sud de l’apartheid, préfère parler de « sécurité ». « Notre principal problème, c’est la sécurité. Il n’y a aucun autre pays dans le monde dont l’existence même soit menacée. Cela vaut du premier jour de l’existence de notre État à aujourd’hui. Tout cela vient de la géopolitique d’Israël ».
Lorsque l’apartheid s’est effondré, l’establishment juif sud-africain, celui-là même qui naguère encensait Percy Yutar -le magistrat qui envoya Nelson Mandela en prison- opéra un brusque virage, et tendit ostensiblement les bras à ceux des Juifs qui avaient engagé le combat contre l’apartheid, comme Joe Slovo, Ronnie Kastrils ou Ruth First.
« J’ai reçu des félicitations de la part des organisations sionistes internationales. Ils disaient que c’était mes racines juives qui avaient donné son sens à mon combat. Mais quand je leur ai rétorqué que je n’avais pas reçu d’éducation juive, et que ma fréquentation d’une école religieuse chrétienne ne m’avait guère influencée non plus, ils ont dit que c’était l’instinct juif qui avait opéré en moi ! »
Aujourd’hui, le discours anti-apartheid, dans l’establishment juif sud-africain, est devenu un moyen pour défendre Israël. Le grand rabbin d’Afrique du Sud, Warren Goldstein, décrit le sionisme comme « mouvement de libération nationale du peuple juif », et il récupère la terminologie officielle du gouvernement actuel de l’Afrique du Sud, qui veut améliorer le sort des Noirs « auparavant désavantagés ». « Israël est un Etat résolu, créé pour protéger les Juifs d’un génocide. Nous aussi sommes des gens auparavant désavantagés, et on ne peut pas compter sur la bienveillance du monde », déclare Goldstein, qui a décliné nos demandes d’interview.
En 2004, Ronnie Kasrils s’est rendu dans les territoires palestiniens, pour faire le bilan de l’offensive israélienne de 2002 en Cisjordanie, après une vague d’attentats-suicide qui avait fait des centaines de morts. « C’est bien pire que l’apartheid », nous dit-il. « Les mesures israéliennes, leur brutalité, font ressembler l’apartheid à une aimable partie de campagne. Il n’y a pas eu chez nous des jets attaquant les bidonvilles. Nous n’avons pas eu ces bouclages répétés de mois en mois. Non plus que de tanks détruisant les maisons. L’Afrique du Sud avait bien des véhicules blindés, et la police utilisait ses armes légères pour tirer sur les gens, mais pas à pareille échelle », analyse-t-il.
Pétition de conscience
Plus de 200 Africains du Sud juifs ont signé une pétition dont Ronnie Kasrils et un autre vétéran du combat anti-apartheid, Max Ozinsky, sont les initiateurs. Ils dénoncent le traitement réservé par Israël aux Palestiniens, et font un parallèle avec l’apartheid. Le document, intitulé Une Déclaration de Conscience, a fait du bruit dans la communauté juive sud-africaine. Parmi les signataires, Arthur Goldreich, un des premiers compagnons d’armes de Nelson Mandela, qui était parti, tout jeune en 1948, se battre pour la création d’Israël. Il a tenu à accompagner sa signature d’un amendement, dénonçant les attentats-suicide et leur impact sur la perception des Palestiniens par le public israélien.
Kasrils est d’accord sur le fond avec Goldreich, mais il observe que la « stratégie d’apartheid » d’Israël était en cours bien avant que ne commence la vague d’attentats-suicide. Il relève aussi la ressemblance entre les territoires occupés et le patchwork de bantoustans prévu par le régime sud-africain, destiné à enfermer l’essentiel de la population noire du pays dans ces enclaves, la population blanche s’appropriant le gros des terres.
Aujourd’hui, près de 6 millions d’Israéliens vivent sur 85% de l’ancienne Palestine mandataire, alors que près de 3,5 millions de Palestiniens sont confinés sur les 15% restants, leurs villes et villages coincés entre des blocs de colonies israéliennes en expansion constante, et derrière un réseau de routes ségréguées, de barrières de sécurité et d’installations militaires.
On peut considérer, bien sûr, qu’Israël tout comme l’Afrique du Sud sont des produits des événements historiques. Le monde de 1948, année de création d’Israël et d’accession au pouvoir des Afrikaners, était un monde qui ne se souciait guère de ces « peuples à peau sombre » se mettant en travers de leurs grands desseins. Aucun de ces gouvernements ne faisait finalement beaucoup plus que ce qu’avaient fait d’autres avant eux, les colonisateurs britanniques notamment.
Et si l’on veut bien admettre qu’Israël, en expulsant les Arabes de leurs maisons, luttait aussi pour sa propre existence, qui pouvait, dans le monde occidental, faire des reproches aux Juifs, au lendemain de leurs terribles souffrances ?
Mais le colonialisme s’est effondré en Afrique, et Israël est devenu fort, et le reste du monde est devenu de plus en plus réticent aux discours de Pretoria et de Jérusalem. Comme on le sait, les dirigeants sud-africains blancs ont choisi la voie du compromis, alors qu’Israël se trouve maintenant à un moment critique de son histoire.
Avec un Sharon dans le coma, il est douteux que nous sachions jamais jusqu’où il entendait développer sa stratégie de « désengagement unilatéral », après le retrait de Gaza et d’une partie de la Cisjordanie. Comme le dirigeant sud-africain blanc de Klerk, qui se décida à entamer le démantèlement du système d’apartheid, on peut formuler l’hypothèse que Sharon serait arrivé à la conclusion qu’il avait mis en branle des forces le dépassant, forces devant conduire à un compromis acceptable par les Palestiniens.
Mais aux yeux des Palestiniens, la politique de Sharon n’était qu’une version adaptée du vieux dessein consistant, pour Israël, à se débarrasser du plus grand nombre d’Arabes possible, tout en conservant le maximum de terres possible.
De fait, pendant que Tony Blair saluait le Premier ministre israélien pour son « courage » politique, avec le retrait de Gaza en août 2005, Sharon expropriait encore de nouvelles terres en Cisjordanie, plus qu’il n’en avait d’ailleurs rendues à Gaza ; il poursuivait la construction de milliers de logements supplémentaires dans les colonies juives, accélérait la construction de cette barrière de béton et de fils de fer barbelé de 700 kilomètres, dont peu doutent que son objectif soit de constituer une frontière.
Pour les Palestiniens, l’Etat « émasculé », disposant au mieux « d’éléments de souveraineté » et d’un contrôle des plus limités sur ses frontières, ses finances et sa politique étrangère, rappellera désagréablement les défunts bantoustans de l’Afrique du Sud.
Prenons le cas du réseau routier. Israël procède à la construction, accélérée, d’un réseau de routes parallèles en Cisjordanie, destinées aux Palestiniens, lesquels se voient interdire l’utilisation d’un grand nombre des routes existantes. L’association de défense des droits de l’homme B’Tselem, estime que la stratégie israélienne dans ce domaine « présente des ressemblances évidentes avec le régime raciste d’apartheid, tel qu’il existait en Afrique du Sud ».
Pour l’armée, qui décrit les routes interdites aux Palestiniens comme « stériles », cette politique ne répond qu’à des considérations sécuritaires. Mais il est évident que le système routier de la Cisjordanie est un outil, avec la barrière de 700 kilomètres, pour consolider les blocs de colonies et modeler le territoire. « Le régime routier n’est pas le fait d’une loi, c’est le résultat de décisions prises à l’échelon gouvernemental et militaire », commente Goldreich. « Quand je regarde toutes ces cartes et que je regarde les routes, cela évoque pour moi Alice au Pays des Merveilles. Il y a des routes pour Israéliens, des routes pour Palestiniens, et des routes pour Israéliens et Palestiniens », ajoute-t-il. « Les routes, les checkpoints, la barrière, tout cela par décret. Je regarde, et je pose la question : qu’y-a-t-il donc derrière tout cela ? »
Il y a trois ans, le quotidien israélien Haaretz avait publié des déclarations de l’ancien Premier Ministre italien Massimo D’Alema. D’Alema y racontait comment, quelques années plus tôt encore, Sharon lui avait confié qu’à son avis, le modèle des bantoustans constituait la meilleure solution au conflit avec les Palestiniens. D’Alema avait fait cette confidence à l’occasion d’un dîner officiel, à Jérusalem. Un des participants au dîner mit alors en cause le récit de d’Alema, disant à ce dernier qu’il n’avait pu qu’interpréter à sa manière, et non rapporter fidèlement les propos de Sharon. « Pas du tout monsieur, ce que je viens de dire n’est pas une interprétation des paroles de votre Premier ministre. C’est une citation exacte », rétorqua D’Alema. Sharon étant désormais hors jeu, son successeur Ehud Olmert a pris l’engagement de parvenir à une définition des frontières définitives d’Israël, plongeant profondément à l’intérieur, et conservant, pour l’Etat juif, la totalité de la ville de Jérusalem.
Alors, est-ce de l’apartheid ?
Toute personne qui a connu l’ancienne Afrique du Sud et qui met le pied aujourd’hui en Israël ne trouve pas, à première vue, beaucoup de ressemblances frappantes entre les deux pays. Ici, pas de signaux indiquant ce qui est réservé aux Juifs, et interdit aux non-Juifs. Et pourtant, tout comme dans l’Afrique du Sud blanche, il y a tout un monde de discrimination et d’oppression que la plupart des Israéliens refusent de regarder en face.
Des soldats israéliens humilient et harcèlent régulièrement les Palestiniens aux checkpoints ; des colons peignent des inscriptions de haine raciste sur les murs des maisons arabes à Hébron. A Jérusalem-Ouest, la police a pour habitude de faire des contrôles d’identité, des passants dont elle pense que ce sont des Arabes.
Certaines localités juives refusent d’accueillir des Arabes, en alléguant des « différences culturelles ». Le maire d’une colonie juive a même eu le projet d’exiger des Arabes entrant dans la colonie qu’ils portent un badge les identifiant comme Palestiniens. Dans les années 1990, l’extrême-droite juive a menacé des commerces (juifs), afin qu’ils licencient leurs salariés arabes. Et ceux qui se plièrent à cette injonction reçurent un label « Ici, il n’y a pas d’Arabes ». Certains tentent parfois de camoufler cette haine raciale en combat religieux, mais dans les stades de football, c’est « Mort aux Arabes » qu’on entend, pas « Mort aux musulmans »
La presse israélienne délaisse largement l’occupation au quotidien, malgré les reportages de quelques journalistes courageux, qui dénoncent le nombre particulièrement élevé d’enfants palestiniens tués par l’armée (plus de 650 depuis le début de la deuxième intifada en octobre 2000, dont un quart avaient moins de 12 ans) ; les attaques de Palestiniens par les colons, et l’humiliation sans cesse renouvelée aux checkpoints.
Le mur de 8 mètres de haut élevé à Jérusalem est presque invisible aux yeux des habitants de la partie occidentale, juive, de la ville. La topographie étant ce qu’elle est, la plupart des habitants juifs de la ville ne voient pas ce mammouth de béton qui divise les rues et les familles, non plus qu’ils ne voient les maisons démolies -exactement de la même façon que la plupart des blancs d’Afrique du Sud restaient à l’écart des bidonvilles, et restaient sourds à ce qui était commis en leur nom.
Peu après mon arrivée à Jérusalem, je fus invité à dîner dans une famille juive de gauche. Il y avait, autour de la table, un éditeur américain, un historien de renom, et plusieurs militants politiques. On se mit bientôt à parler des Palestiniens, et la conversation dégénéra vite sur la question de savoir si ces derniers « méritaient » ou pas d’avoir un Etat. L’intifada, et les attentats-suicide qui l’ont accompagnée, justifiaient, aux yeux de plusieurs, les 37 années d’occupation, et effaçaient les crimes qu’avait pu commettre à l’encontre des Arabes placés sous sa domination.
Tout cela me rappelait des conversations tenues en Afrique du Sud, et il faut dire aussi que l’image des Palestiniens, dans l’opinion israélienne, n’est pas très éloignée de celle qu’avaient de nombreux blancs sud-africains vis-à-vis des noirs. Les sondages montrent que pour beaucoup d’Israéliens, l’Arabe est « sale », « primitif », «violent », sans considération pour la vie humaine.
Sharon a fait entrer dans ses gouvernements des hommes appelant ouvertement au nettoyage ethnique, avec des mesures qui dépasseraient nettement les déplacements forcés de populations auxquels se livra le régime d’apartheid. L’un de ces hommes était le ministre du Tourisme Rehavam Ze’evi, avocat du « transfert » des Arabes hors d’Israël et des territoires occupés. Même la presse israélienne le qualifait ouvertement de raciste. Ze’evi fut abattu en 2001 par des Palestiniens, qui déclarèrent que la politique de cette homme en faisait une cible légitime.
Mais les opinions de Ze’evi ne sont pas mortes avec sa personne. Un député influent du parti Likoud, Uzi Cohen, a déclaré qu’Israël et ses alliés occidentaux devraient exiger qu’une partie de la Jordanie soit détachée de ce royaume, et érigée en Etat palestinien, dans lequel les Arabes des territoires occupés auraient 20 ans pour émigrer « volontairement ». « Au cas où ils ne partiraient pas, il faudrait envisager leur expulsion par la force », ajouta Cohen. Uzi Cohen est l’un des 70 parlementaires qui ont déposé une proposition de loi tendant à l’instauration d’une « Journée nationale du souvenir » de Rehavam Ze’evi, et la création d’une institution destinée à perpétuer son « message ».
En 2001, Uzi Landau fut nommé par Sharon ministre de la Sécurité, une fonction dont il profita pour proposer, ouvertement, la déportation des Palestiniens vers la Jordanie, parce qu’ils étaient un obstacle à l’expansion d’Israël en Cisjordanie.
Sharon ne s’opposait que rarement à de tels discours, et, quand il le faisait, ce n’était pas pour en condamner le racisme ou l’immoralité. Une fois, Sharon répondit à des membres de son parti, le Likoud, qui le pressaient de déporter les Palestiniens, qu’il ne pouvait pas le faire, « car la situation internationale ne serait pas porteuse ».
« On a toujours eu des fanatiques parlant du Grand Israël », commente Krausz, le survivant du génocide, toujours à Johannesbourg. « Il y a des cinglés qui disent qu’il est écrit dans la Bible que cette terre est à nous, que Dieu nous l’a donnée. Pour moi, c’est du fascisme ».
Dépossession coloniale
Yossi Sarid, un député israélien de gauche, s’exprimait dans les termes suivants, à propos d’un ministre qui réclamait le départ forcé des Arabes : « Ses propos me rappellent ceux tenus sur d’autres peuples, dans d’autres pays, et qui ont abouti à l’anéantissement de millions de Juifs ». Ils rappellent aussi ceux de PW Botha, un homme qui accèderait ultérieurement à la présidence de l’Afrique du Sud. En 1964, alors qu’il était ministre chargé des « Affaires des gens de couleur », Botha dit : « je suis de ceux qu’il n’y a pas de zone de résidence permanente, ne serait-ce que pour une partie seulement des Bantous, dans la zone blanche de l’Afrique du Sud : cette question est cruciale pour l’avenir de l’Afrique du Sud. Si nous acceptons le principe d’une résidence permanente de l’homme noir en zone blanche, alors c’est le début de la fin de la civilisation que nous connaissons dans ce pays ».
Il fut un temps où une grande partie des Israéliens partageaient les vues d’un Ze’evi, ou celles d’un Cohen. Mais au cours des dix dernières années, beaucoup ont accepté le projet de création d’un Etat palestinien, en tant que moyen pour s’affranchir de la responsabilité du sort de la majorité des Arabes. Séparation. Apartheid.
Sauf que l’apartheid sud-africain était autre chose qu’une simple séparation. « L’apartheid était une question de territoire », analyse John Dugard, avocat sud-africain et expert des Nations-Unies pour les droits de l’homme. « Avec l’apartheid, le projet était de garder pour les blancs les meilleurs terres du pays, et d’envoyer les noirs dans les parties les moins habitables, les moins attractives du pays. Et on peut voir ce phénomène tout le temps, ici dans les territoires palestiniens occupés, en particulier maintenant avec le mur, qui représente vraiment un vol de la terre. On voit les Palestiniens dépossédés de leurs maisons par des bulldozers. On peut établir certains parallèles avec la situation sud-africaine, puisqu’aux plus jours de l’apartheid, les déplacements de populations se traduisirent aussi par des démolitions. Mais pas à la même échelle que ce que l’on a vu à Gaza et en Cisjordanie ».
Arthur Goldreich est réticent avec ce genre de comparaisons. « L’analogie semble fondée, tentante même. Personnellement, j’ai longtemps été très réticent, et je le reste, pour recourir à cette analogie, parce que je pense qu’elle a quelque chose de trop commode. Cela ne m’empêche pas de penser qu’il y a des ressemblances frappantes entre toutes les formes de discrimination raciale », explique-t-il.
« Il nous est possible de décrire chaque bantoustanisme auquel nous assistons à travers ses politiques d’occupation et de séparation : chacune d’entre elles a son vocabulaire et ses propres implications, et il n’est pas nécessaire de chercher des exemples extérieurs pour les trouver », poursuit-il.
Kasrils est du même avis. « Oui, il y a des parallèles énormes avec l’apartheid sur-africain, mais l’inconvénient, quand on fait la comparaison, c’est que cela nous éloigne du contexte local », dit-il. « Il serait préférable d’avoir une autre définition. Moi, j’ai été frappé par le phénomène de dépossession, de dépossession coloniale. Historiquement, la plupart des dépossessions, au fil des siècles, se firent avec des colons, et des déplacements forcés de populations. En Afrique du Sud, ce fut un processus qui s’étala sur 300 ans. Ici, c’est ramené à 50 ans : 1948, 1967, et aujourd’hui, en termes d’élévation de la pression militaire en Cisjordanie et à Gaza conduisant au mur, que je n’appelle pas un mur de sécurité, mais un mur de dépossession ».
Hirsh Goodman est quelqu’un qui a émigré en Israël il y a trente ans, après avoir effectué son service militaire dans l’armée sud-africaine. Son fils, inversement, est allé en Afrique du Sud après avoir fait son service dans l’armée israélienne. « L’armée l’a envoyé dans les territoires occupés, et il a dit qu’il ne pardonnerait jamais à son pays de l’avoir forcé à faire ce qu’il a fait », dit son père, spécialiste d’affaires de « sécurité » à l’université de Tel-Aviv. Pour Goodman, Israël a pas mal de comptes à rendre, mais il est outrancier de parler d’apartheid. « Si Israël retient les territoires occupés, il cesse d’être une démocratie, et en sens, c’est de l’apartheid parce que cela revient à avoir deux catégories de citoyens, et créée une législation à deux vitesses, ce qu’était l’apartheid. Avec des normes différentes pour l’accès à l’éducation, à la santé, ou à l’allocation des dépenses collectives. Mais vous ne pouvez pas dire que c’est un État d’apartheid quand 76% des gens déclarent vouloir un accord avec les Palestiniens. Oui, il y a de la discrimination à l’encontre des Arabes, des Ethiopiens, et d’autres, mais ce n’est pas une société raciste. Colonialisme, oui, apartheid, non. Ce mot d’apartheid veut dire beaucoup pour moi. Alors je déteste qu’on en abuse ».
Daniel Seidemann, un avocat israélien qui se bat contre la municipalité de Jérusalem sur le front du logement et de la planification urbaine, dit que dans le passé, il ne supportait pas lui non plus le parallèle avec l’apartheid sud-africain, mais qu’il a de plus en plus de mal à rejeter cette notion aujourd’hui. « Au niveau des tripes, disons que ma réaction première était de penser ‘Ah non ! Pas nous ! Mon Dieu, pas nous !’ Normal, dès lors que l’apartheid était assis sur une idéologie raciale, qui structurait les réalités sociales, politiques, économiques. Pour un Juif, reconnaître la prédominance d’une vision racialiste pour dominer les Palestiniens est dur à avaler », dit-il. « Mais malheureusement, l’absence d’une idéologie raciale ne suffit pas à vous protéger, car les réalités qui ont émergé rappellent clairement, par certains côtés, des aspects du régime de l’apartheid ».
On peut alors se demander ce qui est arrivé pour que cette comparaison d’Israël avec l’apartheid puisse être envisagée. Israël est-il victime des circonstances, et contraint de pratiquer l’oppression par la nécessité de sa propre survie ? Ou alors, la soif de terres est-elle un ingrédient si puissant du projet sioniste que la domination en a été la conséquence inévitable ?
Krausz a travaillé pendant quelques années en Israël, peu après la naissance de l’Etat. « J’ai compris le conflit, en me rendant compte que j’essayais de prendre la terre sur laquelle les Palestiniens vivaient depuis des siècles. J’ai compris que la guerre d’indépendance de 1948 ne se satisfaisait pas d’une explication manichéenne : beaucoup d’Arabes sont partis, non pas volontairement, mais parce qu’on les y a forcés. Comment se seraient-ils comportés s’il n’y avait pas eu la guerre, je ne sais pas », dit-il.
« Je sais bien qu’à un endroit où il m’est arrivé de forer à la recherche de pétrole, j’étais sur l’emplacement de ce qui avait été un village arabe. Étant d’origine sud-africaine, j’avais l’habitude de rendre visite à des amis et parents, un cousin notamment, qui avaient créé un kibboutz avec des immigrants d’Afrique du Sud. Je me promenais ici et là dans cette région, et je trouvai, les uns après les autres, ces villages arabes abandonnés, dont on avait fait sauter les maisons à l’explosif ».
Etats de peur
En Israël, au moins jusqu’à la fin des années 1970, la menace que faisaient peser ses voisins arabes était bien réelle. Mais la peur jouait elle aussi son rôle dans le comportement des blancs d’Afrique du Sud, qui observaient avec une horreur croissante, puis avec terreur, le déclin impérialiste sur le continent, et l’émergence de gouvernements noirs partout en Afrique. L’Afrique du Sud fit bon usage de tous ces récits de femmes blanches violées dans le Congo nouvellement indépendant, puis des blancs fuyant en masse l’Angola, le Mozambique ou la Rhodésie du Sud (aujourd’hui, le Zimbabwe, NDT) ; le pouvoir de l’apartheid sut s’en servir pour entretenir la peur chez ses citoyens blancs, et accréditer auprès d’eux des mesures toujours plus répressives contre le peuple noir. Quoi qu’il en soit, cette peur existait réellement. Les Sud-africains blancs, comme les Israéliens, se convainquirent que leur existence même était en jeu.
Les critiques de l’État d’Israël disent volontiers que plus la menace sur l’existence du pays recula, et plus le pays se mit à ressembler au modèle d’apartheid, notamment pour ce qui concerne l’appropriation de terres et la législation sur les droits de résidence, et que les ressemblances ont finalement été plus fortes que les différences entre les deux pays. Liel, l’ancien ambassadeur d’Israël en Afrique du Sud, dit qu’il n’y eut jamais d’intention en ce sens.
« Les problèmes existentiels d’Israël étaient réels. On a toujours honte des injustices commises. Nous avons toujours essayé de nous conduire de manière démocratique. Bien sûr, au niveau individuel, il y avait beaucoup de discrimination, beaucoup, beaucoup. Au niveau gouvernemental, aussi. Mais nos actions n’étaient pas construites sur le racisme. Elles l’étaient principalement sur des considérations sécuritaires », dit-il.
Goldreich n’est pas d’accord avec lui. « C’est une distorsion grossière des faits. Liel me surprend. En 1967, pendant la guerre des Six Jours, dans l’euphorie générale, le gouvernement israélien -de manière intentionnelle, pas par la grâce de Dieu ni par accident – occupa la Cisjordanie et la bande de Gaza, avec leurs populations palestiniennes désormais captives, dans le but évident d’étendre le territoire du pays et d’en repousser les frontières », répond-il.
« Moi-même, avec d’autres, nous nous engageâmes politiquement après la guerre des Six Jours ; nous cherchâmes désespérement à convaincre notre public qu’un accord de paix entre Israël et les Palestiniens serait bien meilleur, pour la sécurité, que l’occupation de territoires et les installations de colons. Mais le gouvernement aimait mieux les territoires que la sécurité .
« Je suis convaincu que dans l’esprit de nombreux dirigeants gouvernementaux, la bonne chose à faire était de se débarrasser des Arabes.
Mais, comme les Israéliens devaient le découvrir, un tel système rencontre forcément la résistance de ceux à qui on veut l’imposer. L’apartheid s’écroula parce que la société sud-africaine était épuisée, mais aussi parce que le mythe de victimes que les blancs s’étaient forgé finit par s’épuiser également. On n’en est pas là en Israël. Beaucoup d’Israéliens se vivent encore en victimes de l’occupation.
Pour Seidemann, le plus important, ce n’est pas de voir comment le système d’apartheid fonctionnait, mais plutôt comment il s’est désintégré. « Cela ne pouvait pas marcher. L’apartheid exigeait une telle mobilisation d’énergie de la part de l’Afrique du Sud, que ce fut l’une des raisons, au-delà des sanctions économiques et des pressions internationales, qui amenèrent le gouvernement De Klerk à juger que ce n’était plus tenable. Et cela va arriver en Israël », selon lui.
Mais le conflit peut aussi empirer, et nous amener à évoquer des parallèles encore plus choquants que celui établi avec l’apartheid sud-africain.
Arnon Soffer a travaillé plusieurs années comme conseiller du gouvernement chargé de la « menace démographique » posée par les Arabes. Professeur de géographie à l’Université de Haifa, Soffer fait un pronostic pessimiste sur la situation dans la bande de Gaza, une génération après le retrait israélien.
« Quand vous aurez 2,5 millions de gens vivant dans ce territoire fermé, ce sera une catastrophe humanitaire. Ces gens deviendront des animaux encore plus féroces qu’aujourd’hui, avec le renfort de la folie du fondamentalisme islamique. La pression aux frontières deviendra horrible. Il y aura une guerre terrible. Alors, si nous voulons rester en vie, il nous faudra tuer, tuer et encore tuer. Tuer toute la journée, tous les jours », déclare cet universitaire dans le Jerusalem Post.
« Si nous ne tuons pas, nous cesserons d’exister. La seule chose qui me préoccupe, c’est comment on fera pour que les jeunes et les hommes qu’on va envoyer pour massacrer seront capables de revenir à la maison et de rester des êtres humains normaux»
The Guardian, 7 février 2006
Traduction : CAPJPO-EuroPalestine > http://www.europalestine.com/article.php3?id_article=2006