Les protestations organisées par un groupe d’activistes de la société civile devant certains médias institutionnels de Colombo avec l’avertissement sinistre “Nous vous regardons!” ont donné lieu à quelques spéculations. Les attaques, verbales et même physiques, de nature politique contre les médias établis ne sont pas un phénomène nouveau au Sri Lanka. Toutefois, l’action récente visant à intimider des sections spécifiques des médias – en particulier les chaînes de TV populaires Sirasa, Hiru et Derana – a éveillé l’attention, car, d’une certaine manière, elle diffère du type de confrontations que l’on avait connues jusqu’ici. Les protestataires revendiquaient simplement être “pro-démocrates” et accusaient directement les chaînes médiatiques d’être partie prenante d’une “conspiration antidémocratique”. On apprenait de leurs déclarations qu’ils en voulaient à la couverture par ces agences de presse de la dispute de 51 jours entre le premier ministre Ranil Wickeremsinghe et le président Maithripala Sirisena qui a conduit au renvoi du premier par le second le 26 octobre 2018, puis à la dissolution du parlement.
Le Parti d’Union Nationale (PUN) au pouvoir a depuis déclaré ne pas s’associer à la manifestation, et il l’a même condamnée. Ou plutôt, il admet indirectement que ce sont les mêmes activistes de la société civile qui ont soutenu le leader du PUN, le premier ministre Wickremesinghe,pendant la confrontation. La déclaration du PUN condamne également ce qu’elle appelle les “médias noirs” – un terme qu’utilisait précédemment Wickremesinghe pour critiquer certains segments de l’industrie de la presse. Au même moment, des parlementaires, et parmi eux quelques-uns du PUN, ont publiquement dénoncé la protestation.
Le public averti peut avoir noté ces derniers mois que la couleur noire a été utilisée de manière récurrente et diverse dans différents contextes politiques. Les activistes des ONGs qui ont manifesté il y a un mois – ONGs dont d’autres médias papiers ont dressé nommément la liste – portaient du noir et couvraient leur bouche avec un ruban noir. Comme par hasard, le Daily Miror faisait le même jour (10 janvier) un reportage qui révélait que 22 ONGs se sont associées à l’alliance proposée par les leaders du PUN pour contester les élections à venir, lancée par le Front National Démocratique (FND). Les lecteurs du journal pouvaient ainsi apprendre que des représentants des ONGs en question feront partie du comité exécutif de l’alliance.
Des signes inquiétants laissent à penser que cette année, encore plus que dans les années d’élections précédentes, les médias joueront un rôle déterminant dans les débats politiques. Une première salve a été le retrait par Hiru et Derana TV de la promotion gouvernementale.
En décembre, peu avant le verdict de la Cour Suprême par rapport à la dispute autour de la dissolution du parlement, le secrétaire général du PUN, Akila Viraj Kariyawasam, annonçait qu’un rassemblement du PUN aurait lieu le 17 décembre, et il demandait aux participants de porter du noir – alors que la couleur de son mouvement politique est le vert… . Déjà vers la fin octobre, des travailleurs de plantation ont protesté dans le jardin public Galle Face Greeen de Colombo habillés en noir. Certains observateurs se sont demandés comment des ouvriers en lutte pour garantir un salaire journalier de Rs 1000 ont les moyens ou l’envie d’acquérir des habits noirs spécialement pour cette manifestation. Les coûts ont-ils été supportés par d’autres? Des reportages laissaient entendre que la manifestation a été organisée par le biais des réseaux sociaux, sans que les personnes engagées politiquement et représentant la communauté des travailleurs de plantation n’y soient impliqués.
Quel lien peut-il y avoir avec le phénomène des “révolutions de couleur”? Ces dernières années, de nombreux mouvements d’agitation politique dans les anciens pays du bloc soviétique ont été associés avec le fonds spéculatif de George Soros, qui se fait passer pour un philanthrope en finançant des ONGs qui se plient à ses projets idéologiques. Les documents ne manquent pas qui soulignent que les opérations de changement de régime associées aux réformes néolibérales et globalistes constituent la marque des activités de la fondation Open Society du milliardaire. Les opérations les plus connues sont la “Révolution des roses” en Géorgie (2003), la “Révolution orange” en Ukraine (2004) et la “Révolution des Tulipes”, appelée aussi “Révolution rose”, au Kirghizstan (2005).
En 2006, dans un article intitulé Democratisation, NGOs and ‘colour revolutions’, Sreeram Chaulia soutenait que “la cause principale et directe des révolutions de couleur se trouve dans les intérêts de la politique étrangères des États Unis d’Amérique… qui ont mis à leur service des ONGs internationales.” Le doyen de la Jindal School of International Affairs (Inde) dit que “sans l’intervention de ces ONGs internationales financées par le gouvernement états-unien, le paysage politique de pays tels que la Géorgie, l’Ukraine et le Kirghizstan n’auraient pu être repeint avec de nouvelles couleurs.” Il assure aussi qu’en Ukraine, la fondation de Georges Soros et l’ONG Freedom House “ont continuellement alimenté financièrement des ‘projets électoraux’ par l’intermédiaire d’ONGs internationales et locales”.
En ce qui concerne le Kirghizstan, Chaulia décrit comment l’ambassade états-unienne à Bichkek a travaillé de manière rapprochée avec des “ONGs gouvernementales” comme la Freedom House ou la fondation Soros, en fournissant des génératrices, des presses d’imprimerie et de l’argent pour “maintenir les protestations en état d’ébullition” jusqu’à ce que le leader du pays, Askar Akayav, s’enfuie. “Des informations, destinées aux manifestants pour leur indiquer où ils devaient se rassembler et ce qu’ils devaient prendre avec eux, ont été diffusées par des radios et des stations de télévision financés par le département d’État US…”.
À cet époque, Ian Traynor écrivait dans le Guardian: “L’opération qui consiste à réaliser la démocratie par les urnes et la désobéissance civile est maintenant tellement sophistiquée, que les méthodes se sont transformées en des modèles pour gagner les élections à la place des personnes sur place”. On pouvait aussi lire dans son article US campaign behind the turmoil in Kiev (“La campagne états-unienne derrière les troubles de Kiev”): “Le parti démocrate National Democratic Institute, le parti républicain International Republican Institute le département d’État états-unien et l’Agence États-Unienne pour le Développement International (USAID) sont, avec la Freedom House et l’Open Society Institute du milliardaire George Soros, les agences principales impliquées dans les campagnes populaires.”
La fondation Soros a été interdite en Russie en 2015, le gouvernement la considérant comme une “menace pour la sécurité nationale et la Constitution russe.” On a aussi appris qu’elle a été contrainte de fermer ses portes l’année dernière en Hongrie et de se retirer de Turquie, en raison du mécontentement des autorités de ces pays à son égard. Cependant, si l’hypothèse selon laquelle Soros s’ingère dans les affaires du Sri Lanka est vérifiée, son intention ne peut, logiquement, être de renverser le régime pro-occidental au pouvoir qui poursuit un agenda néolibéral, mais bien plutôt de le protéger.
On peut voir sur le site de la fondation Open Society que celle-ci a déjà été active en Asie (Inde, Pakistan, Birmanie) il y a quelques années. Au Sri Lanka, des reportages d’actualité ont parlé pour la première fois du début des activités de la fondation Soros dans le pays au mois d’août 2015. Puis le milliardaire fit parler de lui en janvier 2016, lorsqu’il atterrit à Colombo pour assister au Forum économique 2016 du Sri Lanka. Le Daily Mirror informait que l’événement a été organisé “avec le soutien sans réserve du premier ministre Ranil Wickremesinghe.” Le premier ministre sembla toutefois prendre par la suite ses distances avec Soros. Voici sa réponse à une question posée lors d’une assemblée du parlement en mars 2016: “Le gouvernement n’a pas invité M. Soros pour le Forum Économique de Colombo, pas plus que celui-ci n’a été financé par le gouvernement. C’est M. Soros qui est venu au Sri Lanka pour diriger le Forum, et il m’a invité à y participer.”
L’utilisation d’une couleur particulière pour des campagnes de marketing et de promotion était une des caractéristiques des révolutions de couleur. Avec la couleur noire faisant régulièrement son apparition lors des déclarations et des événement organisés par le PUN et ses affiliés, et à d’autres occasions qui, à première vue, n’ont rien avoir – telle la manifestation des ouvriers de plantation –, la signification de ce “code couleur” demande à être déterminée par un public averti. Peut-être que l’histoire des “révolutions de couleur” ailleurs dans le monde fournit quelques indices…
Source originale: Dateline Colombo, édité par l’auteur pour Investig’Action
Traduit de l’anglais par P.K. pour Investig’Action
Source: Investig’Action
Photo: Niccolò Caranti