Au mois de mars, une triple fusillade a fait huit morts dans des salons de massage asiatiques d’Atlanta, aux États-Unis. L’auteur des coups de feu est membre d’un courant évangélique extrémiste. Célèbre reporter de guerre, Chris Hedges a longtemps enquêté sur cette droite chrétienne bâtie sur le rejet de l’autre aux États-Unis. Il dresse un parallèle avec ce qu’il a pu observer dans les pays que les États-Unis ont attaqués. Hedges explique ainsi que les valeurs de cette droite chrétienne sont étroitement liées à l’impérialisme US. (IGA)
Robert Aaron Long, 21 ans, est accusé d’avoir tué huit victimes, dont six étaient des femmes asiatiques, dans trois salons de massage de la région d’Atlanta. Il a dit à la police qu’il a commis les meurtres pour éliminer les tentations qui alimentaient sa dépendance sexuelle. Son église, la Crabapple First Baptist Church, à Milton, Georgie, s’oppose au sexe en dehors du mariage. Et elle a publié un communiqué condamnant les fusillades comme « inacceptables et contraires à l’Évangile ».
Cependant, cette église a aussi immédiatement enlevé son site Web et ses vidéos, y compris celle qui a pu être capturée par le Washington Post avant d’être supprimée. On y voit le pasteur de l’église, le révérend Jerry Dockery, déclarait à la congrégation que la seconde venue du Christ était imminente. Et quand le Christ reviendra, explique Dockery, il mènera une guerre impitoyable et violente contre les non-croyants et les infidèles, ceux contrôlés par Satan.
« Il y a un seul mot consacré à leur disparition », dit le pasteur. « Emportés ! Bannis ! Jugés. Ils n’ont aucun pouvoir devant Dieu. Satan lui-même est lié et libéré, puis lié de nouveau et banni. Ce grand dragon trompeur – juste cela rapidement – Dieu le jette dans un tourment éternel. Et puis nous lisons où tous – tous ceux qui rejettent le Christ – rejoindront Satan, la Bête et le faux prophète en enfer. »
J’ai entendu beaucoup de sermons de ce genre par des prédicateurs fondamentalistes pendant les deux années où j’ai sillonné le pays pour mon livre American Fascists : The Christian Right and the War on America. J’ai assisté à des lectures bibliques, des groupes de prières, des congrès, des enregistrements d’émissions de télévision chrétiennes, des rassemblements tenus par des pasteurs patriotes, des conférences de dirigeants comme James Dobson, D. James Kennedy et Tony Perkins et des séminaires de créationnistes. J’ai visité le musée de la création qui s’étend sur plus de 4600 m2 à Pétersbourg, dans le Kentucky. J’ai suivi un cours sur l’Evangelism Explosion, j’ai rejoint des congrégations dans de nombreuses méga-églises pour le culte du dimanche et j’ai participé à des retraites du droit à la vie. J’ai passé des centaines d’heures à interroger une multitude de croyants.
Le message simpliste était toujours le même. Le monde est divisé entre nous et eux, les bienheureux et les damnés, agents de Dieu et agents de Satan, bien et mal. Des millions d’Américains en grande partie blancs, hermétiquement scellés dans l’idéologie de la droite chrétienne, aspirent à détruire les forces sataniques qu’ils blâment pour la débâcle de leur vie, les maisons brisées, les abus domestiques et sexuels, les ménages monoparentaux en difficulté, le manque d’opportunités, les dettes étouffantes, la pauvreté, les expulsions, les faillites, la perte de revenus durables et la décadence de leurs communautés. Les forces sataniques, pensent-ils, contrôlent les systèmes financiers, les médias, l’éducation publique et les trois branches du gouvernement. Ils y croyaient bien avant que Donald Trump, qui a astucieusement puisé dans ce profond malaise et cette pensée magique, ne monte sa campagne présidentielle de 2016.
Les meurtres à Atlanta ne sont pas le dérapage d’un tireur dérangé. La haine pour les gens d’autres ethnies et religions, la haine pour les femmes de couleur qui sont condamnées par la droite chrétienne comme des tentatrices en liaison avec Satan, toute cette haine a été fécondée dans la misogynie endémique, l’ hypermasculinité et le racisme qui sont au centre du système de croyances de la droite chrétienne. Et ces valeurs définissent également les croyances fondamentales de l’impérialisme américain.
La race blanche, en particulier aux États-Unis, est célébrée comme l’agent choisi par Dieu. L’impérialisme et la guerre sont des instruments divins pour purger le monde des infidèles et des barbares, le mal lui-même. Parce que Dieu a béni les justes avec richesse et puissance et parce qu’il a condamné les immoraux à la pauvreté et à la souffrance, le capitalisme se voit dépouillé de sa cruauté et de son exploitation intrinsèques. L’iconographie et les symboles du nationalisme américain sont étroitement liés à l’iconographie et aux symboles de la foi chrétienne. Bref, les pires aspects de la société américaine sont sacralisés par cette forme hérétique de christianisme.
On dit aux croyants que les forces sataniques promouvant le credo libéral d’un « humanisme séculier » incitent les gens à s’autodétruire par la drogue, l’alcool, le jeu, la pornographie et les salons de massage. Long, qui avait fréquenté deux des salons de massage qu’il a attaqués, a été arrêté sur son chemin vers la Floride alors qu’il s’apprêtait à attaquer une entreprise liée à l’industrie pornographique. Il avait tenté de bloquer des sites pornographiques sur son ordinateur, et il avait demandé de l’aide à des conseillers chrétiens afin de traiter sa fascination pour la pornographie.
Les humanistes laïques, tout comme la création d’une société conçue pour tenter les gens par le péché, sont blâmés aussi pour les programmes d’immigration qui alimentent les changements démographiques afin de transformer les blancs en une minorité. Les humanistes laïques sont également accusés de mettre en valeur les autres races et croyances – notamment les musulmans dont la religion est considérée comme satanique. Ces humanistes laïques auraient également le tort de promouvoir ceux dont l’identité de genre défie le patriarcat et le caractère sacré du mariage concevable uniquement entre un homme et une femme. Les humanistes laïques seraient aussi à l’origine d’un ensemble d’institutions, dont l’American Civil Liberties Union, la National Association for the Advancement of Coloured People, l’Organisation nationale pour les femmes, la planification familiale, la Commission trilatérale, les Nations Unies, le Département d’État, des fondations majeures (Rockefeller, Carnegie, Ford), des collèges d’élite et des plateformes médiatiques telles que CNN et le New York Times.
Dans son livre « The Gates of Hell Shall Not Prevail : The Attack on Christianity and What You Need to Know to Combat It », D. James Kennedy écrit que même si les États-Unis ont déjà été une « nation chrétienne », ce n’est plus le cas parce qu’aujourd’hui « Le barrage hostile d’athées, d’agnostiques et d’autres humanistes laïques a commencé à avoir de graves conséquences sur cet héritage. Au cours des dernières années, ils ont renforcé leurs forces et même accru leur assaut contre toutes nos institutions chrétiennes, et ils ont énormément réussi à s’emparer de la « place publique ». L’éducation publique, les médias, le gouvernement, les tribunaux et même l’Église dans de nombreux endroits leur appartiennent désormais. »
La rhétorique incendiaire crée une atmosphère de siège. Elle crée aussi un sentiment de camaraderie, le sentiment que bien que le monde en dehors des murs de l’église ou de la maison soit dangereux et hostile, il y a une communauté élue de frères et de sœurs. Les croyants ne doivent qu’une obligation morale aux autres chrétiens. Le monde est divisé entre camarades et ennemis, voisins et étrangers. Le commandement « Aimez votre prochain comme vous-même » est perverti par « Aimez vos frères chrétiens comme vous-mêmes ». Les non-croyants n’ont pas leur place sur cette carte de la morale.
On a dit à ces croyants que lorsque le Christ reviendra, Il conduira les élus dans une bataille apocalyptique finale contre les personnes et les groupes blâmés pour leur mise à l’écart et le désespoir. Le monde laïc, ce monde qui les a presque détruits, eux et leurs familles, sera éradiqué. Les défauts de la société humaine et des êtres humains seront effacés. Ils auront ce que la plupart n’ont jamais eu : un foyer et une famille stables, une communauté aimante, des normes morales fixes, la sécurité et la réussite financières et personnelles, ou encore l’abolition de l’incertitude, du désordre et du doute. Leurs vies fragmentées et troublées deviendront entières. Le mal sera physiquement vaincu. Il n’y aura plus d’impureté parce que l’impur n’existera plus.
Cette externalisation du mal, cependant, ne se limite pas à la droite chrétienne. Elle est au cœur de l’impérialisme américain, de l’exceptionnalisme américain et du racisme américain. La suprématie blanche, qui déshumanise l’autre tant à l’intérieur qu’en dehors des frontières, est également alimentée par le fantasme qu’il y a des êtres humains supérieurs qui sont blancs et des êtres humains inférieurs qui ne le sont pas. Long n’avait pas besoin du fascisme chrétien de son église pour justifier ses meurtres ; les hiérarchies raciales au sein de la société américaine avaient déjà déshumanisé ses victimes. Son église l’a simplement recouvert de langage religieux. Le jargon varie. Les sentiments sombres sont les mêmes.
L’idéologie de la droite chrétienne, comme toutes les croyances totalitaires, est fondamentalement une idéologie de haine. Elle rejette ce qu’Augustin appelle la grâce de l’amour, ou volo ut sis (je veux que vous soyez). Elle la remplace par une idéologie qui condamne tous ceux qui ne font pas partie du cercle magique. Il y a, dans les relations fondées sur l’amour, une affirmation du mystère de l’autre, une affirmation de différences inexpliquées et insondables. Ces relations reconnaissent non seulement que les autres ont le droit d’être, comme l’a écrit Augustin, mais aussi le caractère sacré de la différence. Ce caractère sacré de la différence est un anathème pour les fondamentalistes chrétiens, mais aussi pour les impérialistes et tous les racistes. Il est dangereux pour l’hégémonie de l’idéologie triomphaliste. Il remet en cause l’infaillibilité de la doctrine, l’attrait essentiel de toutes les idéologies. Il suggère qu’il existe d’autres façons de vivre et de croire. Dès qu’il y a un soupçon d’incertitude, l’édifice idéologique s’écroule. La vérité n’est pas pertinente tant que l’idéologie est cohérente, le doute est hérétique et la vision du monde, aussi absurde soit-elle, est absolue et inattaquable. Ces idéologies ne sont pas censées être rationnelles. Elles sont censées combler les vides émotionnels.
Le mal pour les fondamentalistes chrétiens n’est pas quelque chose en eux. C’est une force externe qu’il faut détruire. Elle peut nécessiter des actes de violence aveugles, mais si elle conduit à un monde meilleur, cette violence est moralement justifiée.
Seuls ceux qui font avancer la sainte croisade connaissent la vérité. Eux seuls ont été désignés par Dieu ou, dans le langage de l’impérialisme américain, par la civilisation occidentale, pour combattre le mal. Eux seuls ont le droit d’imposer leurs « valeurs » aux autres par la force. Une fois que le mal est extérieur, une fois que la race humaine est divisée en justes et en damnés, la répression et même le meurtre deviennent un devoir sacré.
Immanuel Kant définit le « mal radical » comme la volonté, souvent menée sous une façade vertueuse, de s’abandonner à l’amour de soi absolu. Ceux qui sont pris par un mal radical extériorisent toujours le mal. Ils perdent le contact avec leur propre humanité. Ils sont aveugles à leur propre dépravation innée. Au nom de la civilisation occidentale et des idéaux élevés, au nom de la raison et de la science, au nom de l’Amérique, au nom du libre marché, au nom de Jésus, ils cherchent la soumission et l’anéantissement des autres. Le mal radical, écrit Hannah Arendt, rend superflus des groupes entiers d’êtres humains. Ils deviennent, rhétoriquement, des cadavres vivants avant de devenir souvent des cadavres réels.
Cette vision binaire du monde est une forme d’anti-pensée. C’est d’ailleurs ce qui fait en partie son attrait. Elle donne à ceux qui sont aliénés et perdus une certitude émotionnelle. Cette vision est étayée par des clichés creux, des slogans patriotiques, des passages de la Bible et ce que les psychologues appellent les symboles agnostiques. Les vrais croyants ne sont capables que d’imitation. Ils ont fermé, par choix, la réflexion critique et la compréhension authentique. Ils renoncent à toute autonomie morale. Le langage appauvri est régurgité non pas parce qu’il a du sens, mais parce qu’il justifie le droit messianique et enivrant de conduire l’humanité au paradis. Ces pseudo-héros, cependant, ne connaissent qu’une forme de sacrifice, le sacrifice des autres.
Le mal humain n’est pas un problème à résoudre. C’est un mystère. C’est un paradoxe amer et constant. Nous portons en nous la capacité du mal. J’ai appris cette vérité troublante en tant que correspondant de guerre. La ligne entre la victime et l’agresseur est mince comme un rasoir. Le mal aussi est séduisant. Il nous offre un pouvoir souvent mortel et illimité pour transformer ceux qui nous entourent en objets à détruire ou à avilir pour satisfaire nos désirs les plus pervers, voire les deux. Ce mal attend de nous consumer. Tout ce qu’il nous faut pour nous épanouir, c’est nous détourner, prétendre qu’il n’est pas là, ne rien faire. Ceux qui refusent de voir leur capacité à faire du mal font du mal non pas par amour du mal, mais pour créer un soi-disant monde meilleur.
Cette auto-illusion collective est l’histoire de l’Amérique, de sa fondation sur les maux jumeaux que sont l’esclavage et le génocide, jusqu’à son racisme inhérent, le capitalisme prédateur et les guerres sauvages de conquête. Plus on ignore ce mal, pire c’est.
La conscience de la corruptibilité et des limitations humaines, telles que comprises par Augustin, Kant, Sigmund Freud et Primo Levi, a été le contrôle le plus puissant de l’humanité sur le mal. Levi a écrit que « la compassion et la brutalité peuvent coexister dans la même personne et au même moment, malgré toute la logique ». Cette connaissance de soi nous oblige à accepter qu’aucun acte, même un acte défini comme moral ou vertueux, n’est jamais exempt de la souillure de l’intérêt personnel. Cela nous rappelle que nous sommes condamnés à toujours combattre nos instincts les plus bas. Cela souligne aussi que la compassion, comme l’a écrit Rousseau, est seule la qualité d’où « découlent toutes les vertus sociales ».
Le rabbin Abraham Joshua Heschel a dit que « certains sont coupables, mais tous sont responsables ». Nous ne sommes peut-être pas coupables des meurtres d’Atlanta, mais nous sommes responsables. Nous devons répondre de ces meurtres. Nous devons accepter la vérité sur nous-mêmes, aussi désagréable soit-elle. Nous devons démasquer le mensonge de notre prétendue innocence. La folie meurtrière de Long était typiquement américaine. C’est ce qui la rend si effrayante, tout comme les autres crimes haineux, nos guerres impériales sans fin, la terreur policière, l’abandon impitoyable des pauvres et des vulnérables. Ce mal ne sera pas dompté tant qu’il ne sera pas clairement nommé et affronté.
Chris Hedges est un journaliste lauréat du Prix Pulitzer qui a été correspondant à l’étranger pendant quinze ans pour le New York Times, où il a été chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans pour le journal. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor et NPR. Il est l’animateur de l’émission RT America On Contact, nominée aux Emmy Award.
Source originale: Scheerpost
Traduit de l’anglais par JL Scarsi pour Investig’Action