Le droit international ? Un ensemble de normes réglant les relations entre les États, relevant du monde des croyances (« la légitimité juridique ») et objet d’une méconnaissance presque totale (les citoyens n’en font pas un point d’appui politique). On l’invoque parfois, lorsqu’un État y trouve un intérêt. On le passe le plus souvent sous silence, parce qu’il entrave une puissance (publique ou privée). Hors des publications universitaires spécialisées, les médias l’ignorent. Les forces politiques n’en font que peu d’usage, par ignorance ou par crainte qu’il ne les desserve, même si parfois il peut « servir »… Cet article est un extrait de l’introduction du livre de Robert Charvin “Le droit international et les puissances occidentales. Tentatives de liquidation” (publications du CETIM).
Aujourd’hui, à l’instigation surtout des États-Unis (EU), qui ont tous les moyens à leur disposition, le droit international fait l’objet de manipulations : il est instrumentalisé pour des causes qui lui sont contraires. Il est même victime d’une tentative de liquidation, du moins dans tous les secteurs qui handicapent la liberté de manœuvre des grandes puissances, particulièrement les EU.
C’est ainsi, par exemple, que la « non ingérence » dans les affaires intérieures des États et des peuples, disposition centrale de la Charte des Nations unies, devient par la grâce « étatsunienne » son contraire avec l’ingérence dite « humanitaire » et le « devoir de protéger » les peuples contre leur propre État. La pratique de quelques Puissances, désireuses de produire à elles seules un « droit coutumier », devient une source fondamentale en lieu et place de l’accord entre États.
Cette pratique présente les caractères les plus arbitraires, les plus discriminatoires et les plus contradictoires : elle ne relève d’aucun principe, quel que soit le discours officiel, mais d’une simple évaluation des rapports de force et des possibilités qu’ils ouvrent. C’est qu’en effet dans tous les États, y compris ceux se réclamant haut et fort de la démocratie, la politique étrangère est entre les seules mains des Chefs d’État et de gouvernement, assistés de leurs services plus ou moins spéciaux, en collaboration avec les ministres de la Défense et des Affaires étrangères.
Les peuples et leurs représentants sont réduits à n’être que des sujets : malgré les discours sur la « mondialisation heureuse », l’homme est toujours en exil dans la société internationale. Roland et Monique Weyl (1) ont raison lorsqu’ils constatent une « abdication » citoyenne. Seules, pourtant, les organisations populaires peuvent prendre en charge le Droit international, après avoir pris conscience de l’importance politique de ses principes et de ses normes aptes à limiter tous les pouvoirs publics et privés.
Le droit international devient un ensemble de normes confuses dont on ne connaît avec précision ni les sources réelles ni le contenu. Il perd toute pertinence dans la mesure où même les règles les plus limpides font l’objet d’interprétations obscures mais « utiles » à certains intérêts. Malgré toutes ses faiblesses, cette doctrine dominante peut se contredire sans se discréditer en raison de l’absence de mémoire politique de l’opinion et du caractère opportuniste de ses prises de positions successives (2).
La plupart des juristes s’inscrivent dans le climat ambiant, adhérant à l’agenda de leur gouvernement, et ne se placent pas à contre courant. Bien que les problèmes sociaux les plus massifs, telle la malnutrition, l’insuffisant accès aux soins, à l’éducation, au logement, au travail et aux ressources vitales, telle que l’eau demeurent irrésolus et n’ont pas de perspectives de solutions à court ou moyen terme, les acteurs du monde occidental, dont les juristes ou les ONG, qui sont en mesure de sensibiliser l’opinion, acceptent la logique du système socio-politique.
Le sort des pandas ou des baleines peut, dans certains cas, prendre la place de la misère des bidonvilles du Tiers Monde ; les oppositions raciales ou religieuses, artificiellement gonflées, parce qu’elles opposent les pauvres entre eux, peuvent se substituer avec avantage aux clivages sociaux qui mettent en cause les intérêts dominants ; le spectacle sportif international peut devenir un « opium » des peuples tout comme l’étaient les jeux de cirque durant l’Antiquité. L’ensemble de ces diversions pervertissent tous les combats, y compris juridiques. Par exemple, les luttes en faveur des droits humains se transforment en une bataille pour les seuls droits électoraux ; les luttes anticoloniales (comme celle des Palestiniens) se liquéfient en problème exclusivement humanitaire…
L’« optimisme », qui n’a aucune signification scientifique, est pourtant dominant, quelles que soient les crises multiples et les drames humains qui se produisent (par exemple, la question palestinienne ou la question afghane). Lorsque l’échec des politiques occidentales est patent, constituant des « exemples » peu « exemplaires », les juristes néoconservateurs « passent à autre chose » : rien de plus éclairant que de suivre les travaux successifs d’un même auteur et de constater ses autocorrections ! La sérénité reste de rigueur : « l’ordonnancement international sera durablement le résultat d’un équilibre (…) entre les exigences de liberté et celles de la solidarité » (3).
Pas question de déséquilibre et d’inégalité flagrante puisque, est-il dit, « l’Humanité est aujourd’hui plus consciente que jamais de son unité »… C’est ainsi, par exemple, que l’échec de la gestion de la « paix » imposée en Irak et de l’occupation est occulté par la chute de la dictature ; même chose pour les interventions en Afghanistan conclues par le renversement du régime taliban, même si le conflit se prolonge sans résultat ; on passe outre le chaos libyen postérieur à l’intervention de l’OTAN et les multiples conséquences dans l’environnement régional de la Libye (en particulier au Mali).
Sur le plan de la doctrine, les ONG occidentales adoptent la même attitude que les médias : le silence s’impose lorsque les initiatives euro-étatsuniennes ne sont pas couronnées de succès. L’exemple le plus flagrant est celui des accords d’Oslo en 1993 présentés comme « permettant de faire entrer le Moyen Orient dans une ère nouvelle » sans que, vingt ans après, on ne souligne leur échec total. Quant à l’Union Européenne, opportunément récipiendaire du Prix Nobel de la Paix 2012, succédant au marché commun qui devait aboutir, selon tous les juristes spécialistes, à la prospérité générale, elle reste, malgré ses 25 millions de chômeurs et ses spéculations bancaires, positivement évaluée.
La « lobbycratie » de Bruxelles n’est en rien remise en cause par les juristes européens. Plus généralement, on reste attaché au monde « globalisé », « unifié » par l’économie de marché et les grandes firmes, on demeure hostile à la souveraineté des États (4). On se désintéresse du sous-développement qui n’a pas reculé. Ce sont le « droit des affaires internationales », avec les règles de l’OMC, la jurisprudence de son organe de règlement des conflits, les instruments juridiques d’ajustement structurel du FMI, les opérations financières du système bancaire international et de la Banque mondiale, qui seuls peuvent permettre la « croissance » pour tous !
Ce sont les médias et l’intense propagande pro-étatsunienne et pro-capitaliste qui créent le climat nécessaire (5) à l’acceptation de ce qui doit, selon les EU et leurs alliés, passer pour du droit alors que les normes ne peuvent changer qu’avec l’accord des États (voir les arrêts de la Cour internationale de justice qui le rappellent expressément dans l’affaire « Détroit de Corfou », 1949, et celle concernant le « différend Nicaragua/EU », 1986).
Les violations flagrantes se transforment en interprétations « souples » (6), « justifiées » par des besoins humanitaires auxquels nul État ne saurait se soustraire : c’est ainsi que l’agression devient une opération de protection des personnes civiles. Il en a été ainsi pour les affaires yougoslave, irakienne, libyenne. Le droit cède devant le « devoir » : une Faculté de droit de Paris, assistée du docteur Kouchner et du juriste Mario Bettati, a ainsi, avec l’appui de la plus haute autorité française, réinventé « l’ingérence humanitaire », produit archaïque du XIXe siècle intitulé à l’époque « intervention d’humanité » visant à protéger les chrétiens d’Orient !
Certes, le droit international ne s’est jamais bien porté : tous les États, au prorata de leur force, l’ont violé, bien que contribuant aussi à le façonner. Mais la situation est telle aujourd’hui, y compris dans les milieux juridiques, qu’il est difficile d’aller à contre-courant lorsqu’une thèse a été martelée à tel point qu’évoquer simplement la légalité apparaît comme un « engagement idéologique immoral ».
Le monde est en crise et le droit international est entré dans un coma profond.
Si cet article vous a intéressé, nous vous proposons de découvrir l’ouvrage de Robert Charvin, publié par les éditions du CETIM.
Notes :
(1) Sortir le Droit international du placard, éditions du CETIM, Genève, 2008.
(2) Les juristes les plus éminents bénéficient de « consultations » fortement rémunérées et pour les causes les plus diverses voire opposées. Ils assènent dans leurs publications des principes qu’ils contredisent dans leurs « conseils » à leurs clients. Voir, par exemple, les « interprétations » favorables aux prétentions du Président Wade, au Sénégal, affirmant son droit à se représenter aux élections présidentielles de quatre juristes français très connus. Ils étaient moins nombreux à soutenir la légalité constitutionnelle en Côte d’Ivoire lorsque l’élection du Président Gbagbo était contestée… La doctrine dominante est en réalité « disponible » pour toutes les causes – qu’elles soient légales ou pas – pourvu qu’elles se situent à l’intérieur d’un cadre politique de type « occidentaliste ».
(3) Cf J. Touscoz, Droit international, PUF, Paris, 1993, p. 399. Ce paragraphe fait aussi référence à des remarques faites à l’auteur par son directeur de thèse, René-Jean Dupuy, Professeur au Collège de France.
(4) Voir C. Nigoul, M. Torrelli, Les mystifications du nouvel ordre international, PUF, Paris, 1984 : « Tout ce qui va dans le sens d’un renforcement de la souveraineté contribue à éloigner l’objectif du désarmement et de la paix » (p. 99). Ce qui a été écrit par des juristes français en 1984 reste la « vérité » pour la plupart d’entre eux en 2013. La grande crainte est toujours la même : « la guerre des pauvres contre les riches » (p. 131). L’avenir, c’est l’Europe, qui peut prétendre jouer le rôle d’interlocuteur privilégié du Tiers Monde (p. 153). M. Touraine ajoute dans son ouvrage cité de 1995 (p. 303) que « la souveraineté des États n’impose pas de permettre l’oppression au nom de la souveraineté »… Il y a dans la doctrine dominante depuis la fin des guerres coloniales (la France, au nom de la souveraineté, se refusait à toute ingérence dans l’affaire algérienne) un consensus « anti-souveraineté » permanent.
(5) Un certain nombre de clubs, d’associations privées réunissant des hommes d’affaires, des journalistes, des politiques et des intellectuels, tissent des liens, créent des réseaux d’influence, harmonisant les positions. On peut citer en France, par exemple, le club « Le Siècle » rassemblant 400 membres influents qui fixent l’ordre du jour et les orientations générales que doit suivre la société française.
(6) Par exemple, on peut effacer le caractère illicite d’un acte lorsqu’il produit un résultat davantage en accord avec « l’intention de la règle et plus moral que ce qui aurait suivi si aucune action n’avait été entreprise ». (Cf. P. M. Martin, « Ingérable ingérence », in Regard critique sur quelques (r)évolutions récentes du Droit, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1995).
(7) Voir par exemple la réaction des Facultés de droit françaises à l’encontre des universitaires contestant la légalité des interventions en Yougoslavie, en Côte d’Ivoire ou en Libye.
Source : Investig’Action