Pour briser la lutte des Delhaiziens pour leurs conditions de travail, Delhaize explore les limites de la légalité. Par la police, l’Etat soutient l’entreprise dans ses attaques.
Depuis trois mois, les Delhaiziens se battent pour leurs droits. Le personnel s’oppose au projet de la direction de vendre les 128 magasins qu’elle gère à des indépendants, qui travaillent généralement avec moins de personnel permanent et proposent des salaires inférieures et de moins bonnes conditions de travail. Tout en refusant de négocier cette restructuration drastique, la direction a recours à des huissiers pour disperser les piquets de grève. Cette attaque contre le droit de grève n’est pas le seul exemple d’attaque contre le droit de manifester en Belgique. Il est grand temps de tirer la sonnette d’alarme et d’attirer l’attention sur la lutte pour nos droits démocratiques.
Au lendemain dʼune manifestation qui a rassemblé 20 000 personnes du monde syndical, associatif à Bruxelles pour les libertés syndicales et contre le dumping social, nous avons rencontré Hind Riad et Jan Buelens, avocats spécialisés en droit du travail chez Progress Lawyers Network, qui prennent entre autres la défense des syndicats et les travailleurs contre Delhaize.
« L’histoire peut aller vite. » C’est en substance la mise en garde des deux avocats de Progress Lawyers Network (PLN), un cabinet d’avocats progressistes. Après 3 mois (!) de lutte des Delhaiziens pour leurs droits et à quelques jours d’un jugement de militants de Greenpeace, l’urgence de tirer la sonnette d’alarme est bel et bien là.
Sur quelle base juridique la direction de Delhaize a-t-elle obtenu l’interdiction des piquets de grève ?
Hind Riad. Elle a utilisé les mêmes arguments que le grand patronat utilise depuis les années 1980, c’est-à-dire qu’elle dépose une requête unilatérale – donc sans qu’une autre partie soit convoquée ni entendue au tribunal – où elle explique, dans une vingtaine de pages, pourquoi elle demande de limiter l’exercice du droit de grève. Même si elle s’en défend, c’est un fait… Dans son argumentation, la direction de Delhaize met en avant des droits et des libertés qui n’ont pas de fondement juridique : elle invoque la liberté du commerce et de l’industrie, le « droit au travail ».
Pour le droit de propriété, par exemple, on constate que le droit de grève ne met pas en péril le droit de propriété de Delhaize. Delhaize reste propriétaire de ses magasins et autres biens, ça n’a jamais été remis en cause par les actions des travailleurs.
Pour le droit au travail, c’est aussi problématique que ce soit Delhaize qui invoque la violation d’un droit au nom d’autres travailleurs, mais sans mentionner de qui il s’agit ou comment leur droits ont concrètement été violés. On ne peut pas agir en justice au nom de quelqu’un d’autre, c’est assez évident.
Et deuxièmement, la jurisprudence a toujours accepté que le
droit de grève en soi a un impact économique sur l’entreprise concernée. C’est l’essence même du droit de grève : « faire mal » à l’entreprise pour l’obliger à écouter les demandes de son personnel.
Donc, avancer qu’on peut limiter les actions collectives parce que le droit de propriété serait restreint revient à nier le droit de grève.
Que répondez-vous à celles et ceux qui parlent de ce « droit au travail » pour expliquer que le droit de grève doit être limité ?
Hind Riad. On utilise un droit qui revient d’abord aux travailleurs et aux syndicats – ce sont eux qui œuvrent pour que tout le monde puisse avoir un travail décent.
L’interprétation faite par la direction de Delhaize – et certains juges – est un contre sens. Le seul moment où le grand patronat se préoccupe du « droit au travail », c’est quand il y a une grève. Soudainement, les grands grandes entreprises veulent que tout le monde puisse travailler. Quelle ironie absurde. Techniquement, ce droit au travail n’existe d’ailleurs même pas. Sinon, aujourd’hui, tous les demandeurs d’emplois pourraient aller au tribunal pour exiger un travail. Aucun travailleur sans emploi ne peut aller en justice pour faire valoir un droit au travail, mais Delhaize le fait et obtient gain de cause alors que ce droit ne le concerne même pas.
Enfin, dans le conflit chez Delhaize, l’accès au travail n’a jamais été menacé, bien au contraire. Les travailleurs ont organisé des actions tournantes : pendant que des travailleurs restaient dehors au piquet, d’autres travaillaient à l’intérieur du magasin. De cette manière, les grévistes n’ont pas cessé le travail durant toute la grève. Et la direction de Delhaize a d’ailleurs indiqué au tribunal qu’elle trouvait cela inacceptable ! Elle doit continuer à payer les travailleurs alors que l’activité des magasins est perturbée.
En droit, Delhaize n’a pas raison et pourtant les juges lui donnent raison.Que la justice accepte cela, alors qu’il n’y a aucun fondement juridique et aucune preuve, ça en dit long sur l’état de nos institutions. D’ailleurs dans un des jugements, le juge a explicitement indiqué que les intérêts de Delhaize prévalent de toute façon sur le droit de grève des travailleurs. La position est donc très claire.
Vous dites que la direction utilise les mêmes arguments que ceux utilisés lors des années 1980. Mais pourquoi, aujourdʼhui, leurs demandes sont-elles entendues par la justice ?
Jan Buelens. Les requêtes unilatérales ont toujours été utilisées par les grands grandes entreprises . Ils cherchent les limites de ce que le droit leur permet. La meilleure façon dʼêtre recalé est de dire : « On demande lʼinterdiction du droit de grève. » Sʼils font ça, les juges vont dire non. Dès lors, ils utilisent une brèche : obtenir l’interdiction non pas du droit de grève mais dʼactes commis dans le cadre dʼune action de grève (un piquet, des prétendues pressions, etc.). Les juges interdisent des actes détachés du droit de grève, et non la grève elle-même. Même si, dans les faits, cela revient au même.
Il y a aussi une autre évolution. Au début, ils sont venus avec des constats d’huissiers concernant des faits qui se sont passés pour faire interdire lʼaction des travailleurs. Et puis il y a eu un glissement, un durcissement. Ils se sont dit : « Il ne faut plus agir à titre réactif, après quʼun piquet se soit formé. On va maintenant agir de façon préventive. » C’est une caractéristique très importante de ce qui se passe maintenant. Non seulement au tribunal, mais aussi avec l’intervention de la police et des huissiers sur le terrain. Les grands grandes entreprises ne veulent pas intervenir une fois quʼun piquet ait déjà causé un dommage économique. Cʼest tout lʼenjeu. Comment faire ? En disant : « Si nos droits sont gravement menacés, on peut aussi saisir la justice. » Et ça a marché. Ça a fait jurisprudence. Pour arriver à cela, ils ont multiplié les recours en justice jusquʼau moment où des tribunaux leur ont donné raison. Une fois que cʼétait fait, ils nʼavaient plus quʼà sortir ces jugements en disant : « Vous avez vu ? Les autres disent que nous sommes dans notre droit… »
Leur gros avantage, cʼest quʼils sont les seuls à savoir ce que les tribunaux décident et donc, ils ne publient pas les avis qui leurs sont défavorables. Il nʼy a aucune transparence, personne ne sait combien de fois ils ont saisi la justice, combien de fois ils ont été recalés.
Les grandes entreprises reviennent donc avec les mêmes choses…
Hind Riad. Oui, ils n’ont pas besoin d’inventer de nouvelles choses : si un juge accepte leur requête sans aucun fondement juridique et aucune base légale, ça suffit pour eux. Avant, beaucoup de juges acceptaient déjà les requêtes unilatérales mais il y avait un courant non négligeable qui était contre. Pour différentes raisons mais surtout trois.
Un : l’exercice du droit de grève cadre dans un conflit social. Un conflit social ne doit pas faire l’objet d’une procédure judiciaire mais doit être résolu par la concertation sociale. C’est pour cela que le tribunal du travail n’est pas compétent en matière de droit de grève : la loi interdit justement au tribunal d’intervenir en la matière.
Deux : le fait que le droit de grève, par sa nature, entrave l’activité économique d’une entreprise. Qu’une entreprise subit un certain dommage en raison de la grève ne peut donc pas être une raison pour interdire des actions collectives.
Trois : les juges s’opposent à l’utilisation de la requête unilatérale dans le cadre d’un conflit social car celle-ci implique qu’il n’y a pas de contrepartie dans la procédure, ce qui est en violation avec le droit fondamental à la défense. La Belgique a d’ailleurs été condamnée en 2011 par le Comité européen des droits sociaux pour avoir autorisé l’utilisation de ces requêtes unilatérales. Cette condamnation fait suite à une action lancée par les trois syndicats belges, soutenus par la Confédération européenne des syndicats (CES). La décision du comité était aussi motivée par le fait que les juges belges, quand ils sont saisis par une requête unilatérale, ne vérifient pas si des grévistes empêchent concrètement les non-grévistes de travailler et limitent dès lors illégalement le droit de grève et le droit à l’action collective. L’argument du comité est : tant quʼil nʼy a pas de violence, de contrainte, à l’égard des travailleurs à participer à la grève, le juge ne peut pas intervenir dans le conflit social et certainement pas limiter le droit de grève.
Nʼy a-t-il vraiment rien de neuf ?
Jan Buelens. Un nouvel élément est le champs dʼapplication dʼune ordonnance. Jusquʼà présent, une ordonnance sʼarrêtait à une région spécifique. Maintenant, la direction de Delhaize dit : « Il y a des magasins à Bruxelles qui sont touchés, mais aussi à Anvers, donc on demande une interdiction des piquets de grève partout où ça se passe. »
La direction a aussi demandé que la police puisse relever lʼidentité des grévistes. En principe, cʼest lʼhuissier qui peut le faire et personne dʼautre. Ces demandes ne sont pas forcément suivies par les tribunaux. Mais on voit que dans les ordonnances, les grands grandes entreprises vont toujours plus loin dans leurs demandes. Et il ne faut pas croire que cʼest fini… Ils veulent pouvoir faire interdire a priori tout piquet de grève sur lʼensemble du territoire belge, en prenant le droit au commerce comme prétexte.
À côté de ça, sur le terrain, les jugements sont appliqués de façon très large. Même la distribution de tracts ou se trouver aux alentours dʼun magasin devient interdit… Si on met tout cela ensemble, on voit que, même s’ils disent le contraire, les grands grandes entreprises veulent l’interdiction du droit de grève. Et ça se traduit déjà en pratique. Ils sont malins, ils avancent pas à pas histoire de se montrer raisonnables aux yeux de la Justice. Mais ils sont en fait très radicaux.
On a lʼimpression que le droit de grève est très mal encadré légalement en Belgique, à vous entendre. Est-ce le cas ?
Hind Riad La question fondamentale est : est-ce que le droit peut protéger lʼaction collective ? Par essence, lʼaction collective est quelque chose qui se déroule et qui ne peut pas être appréhendé par le droit. Cela a a toujours été la demande des organisations syndicales de ne pas légiférer sur le droit de grève parce que si on légifère sur la question, on va devoir le définir et donc le limiter. Le droit de grève en Belgique a été consacré après que les grèves aient eu lieu. La classe travailleuse a notamment fait grève pour dépénaliser la grève et donc obtenir une liberté de faire grève sans intervention des tribunaux. Ce droit a véritablement été arraché le 24 mai 1921 avec lʼabrogation de lʼarticle 310 de la Constitution.
Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, cette dépénalisation a évolué vers un véritable droit de grève. À ce moment, au niveau international, le droit à lʼaction collective a également été reconnu par son inscription dans des chartes, des traités internationaux. Et ce de façon très large, comme la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté syndicale. Les conventions et chartes prévoient ensuite que des limitations à ces libertés doivent être très encadrées. C’est uniquement sʼil y a une raison spécifique et légitime qu’on peut limiter une liberté. Un exemple ? Si un ou une membre de la police souhaite faire grève, on peut comprendre qu’il faut régler cela par le biais de certaines règles (préavis de grève notamment) et ça a déjà été fait.
L’autre « limite » a déjà été réglée aussi, c’est l’utilisation de la violence ou de l’intimidation. Cʼest ce qui est prévu par lʼOIT (Organisation internationale du travail), le Conseil de lʼEurope, le Comité européen des droits sociaux, etc. Et chez nous aussi, par la Cour de cassation qui s’est prononcée en ce sens en 1997 concernant justement des actions de grève chez… Delhaize. Le problème est que les juges actuels saisis par Delhaize ne respectent pas ces décisions qui sont pourtant prises par les Cours suprêmes. Ils ne font même pas référence à ces arrêts.
Notre analyse de ce point est que ce sont des juges civils, qui s’occupent d’habitude de contrats de bail, de litiges entre des personnes sur des contrats, etc mais qui n’ont aucune connaissance des conflit sociaux, du droit de grève et du droit à l’action collective ni de la spécificité et de l’origine de ces droits. Ils ne tiennent pas compte de ce qui est décidé au niveau des droits des travailleurs et au niveau du droit de grève.
Un autre problème qu’on a découvert est aussi lié au fait que beaucoup de juges ont dans le passé travaillé comme avocat chez des cabinets « patronaux », dont le cabinet Claeys et Engels qui défend maintenant les intérêts de Delhaize. Ces juges ont appris le droit par le biais de cette vision patronale, qui nie complètement les acquis en matière de droit de grève et qui essaie par tout les moyens de réduire ce droit à néant.
Comment expliquer cela ?
Jan Buelens. Cʼest surtout la procédure exceptionnelle qui fait en sorte qu’il y a une très grande liberté pour le président de ce tribunal qui est seul à décider. Précisons que pour être président de tribunal, il faut avoir une expérience et une réputation dans un milieu très conservateur… Ces juges sont saisis par une requête unilatérale qui dit quʼil y a une nécessité et une urgence absolues. La requête est déposée à 10h et à 14h, ils rendent déjà leur décision. Quand ils sont saisis dans ce contexte, les juges peuvent avoir deux réflexes. Soit dire que ça ne peut pas être unilatéral, que ça ne peut pas mettre en péril le droit de grève, soit se dire que cʼest une grande entreprise qui vient avec un dossier solide de 25 pages. Dans ce cas, le juge fait un copier-coller de ce que son prédécesseur a fait car il y a déjà eu des jugements qui mettent en avant la liberté de commerce et d’industrie, le « droit au travail ».
Il faut un juge qui a de bonnes connaissances au niveau de lʼÉtat de droit, des procédures, du droit de grève pour savoir de quoi il sʼagit. Pour donner un exemple concret : lors de lʼappel où nous avons plaidé, le juge sʼest demandé sʼil devait considérer la CCT 32 bis – la convention collective qui protège un peu les travailleurs lors du passage dʼun magasin intégré à un magasin franchisé – comme une forme de loi ou pas. Cʼest une question quʼon pose en première année de droit… Comment attendre dʼun juge qui ne sait rien du droit du travail quʼil protège les droits des travailleurs ? Ce nʼest pas son domaine. Lui est toujours en contact avec des entreprises, pas avec des travailleurs.
Outre le territoire dʼapplication des ordonnances, y a-t-il des éléments dans les événements actuels qui font que ce qui se passe est une première en Belgique ?
Hind Riad. Oui. Mais pour répondre à cela, il faut analyser ce qui s’est passé entre le 7 mars et maintenant.
Delhaize a anticipé tout ce qui s’est passé. Ce n’est pas du jour au lendemain que la direction dit : « Tiens, on va franchiser.» Elle a longuement réfléchi à comment mettre en œuvre cela. Mais elle a aussi longuement réfléchi au deuxième volet : la réaction des syndicats. Elle a délibérément choisi la lutte et pas la concertation.
Le 7 mars, la direction annonce son plan de franchisation. De manière complètement spontanée, les travailleurs se mettent en grève. Première réaction de la direction : elle annonce que toutes les livraisons sur le site de Delhaize, Delhome, seront gratuites !
Ensuite, après quelques jours de grève, elle annonce au personnel ne pas « reconnaître » les jours de grève et fait afficher cette annonce dans les magasins pour menacer les travailleurs. Depuis le début, la direction ne reconnaît donc pas la grève chez Delhaize. Cʼest très important à souligner. Comme il est important de souligner quʼune grève ne doit en soi pas être reconnue pour être légale. En Belgique, la Cour de cassation a clairement dit, en 1981, que vu qui nʼy avait pas de règles sur les modalités du droit de grève, toute grève doit être mise sur le même pied et doit donc être reconnue. Même si elle est spontanée. Même si elle n’est pas lié à l’entreprise mais à une raison politique, par exemple. Delhaize le sait très bien mais utilise tout de même cela pour dissuader le personnel de faire grève.
Le 17 mars, il y a un conseil d’entreprise extraordinaire. À lʼentrée, Delhaize a mis des gardiens de sécurité qui ont surveillé les représentants syndicaux jusque dans les toilettes ! La direction fait donc tout pour envenimer la situation. Le même jour, les avocats de Delhaize déposent la première requête unilatérale pour interdire les actions de grève. Ce n’est que la première d’un grand nombre, on a connaissance d’au moins 15 depuis le début du conflit.
Pourtant, devant le juge, les avocats se défendent et disent qu’ils ne déposent des requêtes unilatérales que dans des situations extrêmes…
Hind Riad. Alors quʼon voit quʼaprès à peine 10 jours, Delhaize voulait déjà faire interdire les actions de son personnel… À partir de là, ça nʼa pas arrêté.
Lors dʼune réunion de conciliation le 19 avril, un canon à eau de la police se trouvait près de l’entrée de cette réunion. Quelqu’un a donc demandé à la police de se tenir prête. La direction ? Le gouvernement ? Je serais curieuse de le savoir. Le dialogue social est sous pression depuis le début, la tension est extrême dès le départ. C’est la stratégie de Delhaize.
Il y a aussi tout les abus qui se déroulent dans les magasins à cause des décisions de justice. Par expérience, on sait que certaines entreprises font appel à des huissiers de justice pour d’abord faire des constats sʼil y a des problèmes aux piquets de grève et pour, par la suite, revenir avec des ordonnances obtenues sur requête unilatérale. Étant donné que la procédure de justice est unilatérale, sans partie adverse, on ne peut pas savoir ce que le juge a décidé. Est-ce que je ne peux plus faire grève ? Est-ce que je peux informer les clients ? Est-ce que je peux être sur le parking avec un drapeau du syndicat ? On ne sait pas.
Donc, l’huissier de justice vient sur place pour « informer » les personnes de la décision de justice – ce qu’on appelle une signification – sʼil constate que quelqu’un est en train de commettre un acte contraire à l’ordonnance. Mais la direction de Delhaize va encore plus loin et fait appeler la police pour obliger les personnes présentes à donner leurs pièces d’identité au huissier de justice et pour s’assurer que l’action cesse.
En principe, le police peut être appelée mais dans un deuxième temps, après que les identités aient été révélées, si l’huissier doit être protégé ou pour éventuellement lever des obstacles. Mais ici, la direction demande que la police identifie les grévistes. Cela va beaucoup trop loin. Et évidemment, tout cela est intimidant, voir même dangereux. Dans ces conditions, peut-on parler d’un respect du droit de grève ? Faire grève peut aboutir à une arrestation (ce qui a effectivement eu lieu à Mons et à Gand), c’est donc clairement le droit de grève qu’on attaque.
Comment cette pratique est-elle possible ?
Jan Buelens. L’huissier ne peut pas donner des instructions aux policiers. Ça dépend des instructions qui sont données par les bourgmestres. Ou, s’il s’agit de la police fédérale, de la part du ministre de l’Intérieur.
Par le passé, des bourgmestres ont refusé que des policiers interviennent parce qu’ils ne doivent pas intervenir dans les conflits collectifs. On retient cette citation de 1994 du ministre de l’Intérieur Louis Tobback qui a dit : « Un piquet de grève, même sur la rue, dans un lieu public nʼest en soi pas une entrave à l’ordre public. » En principe, la police ne peut demander la carte d’identité que pour des motifs très précis : sʼil y a un délit ou sʼil y a eu un problème d’ordre public. Ici, ce nʼétait pas le cas.
Autre « nouveauté » : des permanents syndicaux de Gand qui ont refusé de donner leur carte dʼidentité et une permanente du Hainaut qui a simplement discuté avec des policiers ont été arrêtés. À Gand, après lʼarrestation des permanents, des syndicalistes ont interpellé le bourgmestre et la police pour demander des explications. Le commissaire a expliqué que ce nʼétait pas le bourgmestre ni lʼhuissier qui avaient demandé mais que lui-même avait jugé quʼil y avait un trouble à lʼordre public. On parle de caddies attachés pour renforcer un piquet… On se trouve dans un État policier pur et simple car le bourgmestre de Gand a dit que le commissaire avait le droit dʼagir de façon autonome. Cʼest très grave.
Mais ce nʼétait pas encore suffisant pour la direction de Delhaize. Elle a transmis les données de ses travailleurs et des syndicalistes aux huissiers qui ont donc signifié une ordonnance sur base des données qu’ils ont reçues d’une entreprise privée. Le 26 avril et le 10 mai, dans le Hainaut et à Liège, des huissiers se sont rendus au domicile de travailleurs pour leur dire quʼils ne pouvaient plus mener dʼactions. Cʼest une interdiction préventive, sans que ces personnes ne soient allées au piquet. On empêche ces personnes de participer à des actions collectives.
Dernier élément en date : le lundi 15 mai à Zellik (dépôt principal de Delhaize), la police était fort présente, pas près du dépôt mais aux alentours, sur les ronds-points, etc. pour arrêter les voitures où ils pensaient quʼil y avait des syndicalistes… La police avait, grâce à des caméras, une liste avec les plaques dʼimmatriculation de certains syndicalistes. Les policiers ont arrêtés les voitures, demandé les cartes dʼidentité pour les transmettre aux huissiers. Leur but est dʼempêcher les personnes de se rendre à un piquet de grève pour pouvoir plus facilement le briser après.
Vous parliez plus tôt de lʼinterdiction de la distribution de tracts. On touche là à la liberté dʼopinion, non ?
Jan Buelens. Oui. Ce qui s’est passé, entre autres à Louvain. Les magasins étaient ouverts et des syndicalistes distribuaient des tracts à lʼentrée. Lʼhuissier leur a dit quʼil considérait quʼils empêchaient lʼaccès au magasin… Le problème est quʼen laissant lʼinterprétation libre aux huissiers et aux policiers, à lʼappareil étatique, on laisse une application très large de lʼordonnance. On a très peu de moyens de résister quand un huissier dit quʼil considère, lui, quʼil y a une infraction. On a vu le vrai objectif de Delhaize. Même informer les clients est une infraction…
Est-on à un tournant de la répression de la lutte de classes en Belgique ?
Jan Buelens. Oui. On a toujours tendance à dire : « Ce n’est pas si grave. » Mais il faut bien comprendre que les choses peuvent très vite évoluer. Tout ce que nous avons essayé de lister juste avant sʼest passé en 10 semaines… Et on nʼest pas encore à la fin de la répression de la lutte des Delhaiziens. La direction ne va pas arrêter de tenter dʼaller plus loin. Cʼest pour cela quʼon doit être vigilant et résister. Chaque petite règle violée, on doit la contester et en parler un maximum. Si on ne le fait pas, cela crée un précédent et cela va être ré-utilisé dans dʼautres cas par après.
Outre la répression à Delhaize, le gouvernement veut maintenant empêcher le droit de manifester…
Hind Riad. Oui, tous les partis de la Vivaldi veulent pouvoir condamner des personnes à ne plus pouvoir manifester durant 3 à 6 ans. On voit dans dʼautres pays que ça commence toujours avec des choses qui ne semblent pas si graves. Mais le but est dʼouvrir la porte car une fois quʼelle est ouverte, elle tend à sʼouvrir de plus en plus.
On a vu cela avec la condamnation de syndicalistes comme Thierry Bodson (en 2020) et Bruno Verlaeckt (en 2018) sur base de lʼarticle 406 du Code Pénal. Lors de la « Grande grève » de lʼhiver 1960-1961, cet article a été mis dans la loi avec la promesse solennelle de ne jamais l’appliquer au libre exercice du droit de grève. 50 ans plus tard, on condamne le président de la FGTB wallonne et de la FGTB Anvers pour entrave à la disposition pénale dont a juré quʼelle ne serait jamais appliquée lors dʼune grève… Cette condamnation marquait déjà un tournant. On pouvait dire « oui, mais ça concerne des actions de blocage sur les autoroutes… » Et maintenant on en vient à vouloir interdire toute manifestation…
Au Royaume-Uni, on pensait quʼaprès Thatcher, les choses allaient s’améliorer. Mais je me rappelle dʼune pancarte disant : « Malheureusement, ses idées ne sont pas mortes. » Après le départ de lʼex-Première ministre, le parti travailliste n’est jamais revenu sur ses lois antisociales. Et cʼest pire maintenant. Ce 22 mai, il y a eu une grande manifestation au Royaume-Uni aussi pour défendre le droit de grève car le gouvernement conservateur veut faire passer une loi qui instaure un service minimum dans plusieurs secteurs. Des travailleurs qui veulent se mettre en grève ne pourront plus, ils seront réquisitionnés sous peine de sanctions très lourdes. Cʼest contraire au droit international mais, là aussi, le gouvernement sʼen fiche.
Pourquoi maintenant ? Ces attaques sont-elles liées aux mouvements sociaux ?
Jan Buelens. Oui. On a vu ça en Belgique en 2014. Charles Michel et Bart De Wever savaient très bien que leur volonté de relever lʼâge de le pension à 67 ans nʼallaient pas passer auprès des travailleurs – cʼest la même chose quʼen France aujourdʼhui. Les mesures antidémocratiques vont de pair avec les mesures antisociales.
Pour imposer les politiques antisociales demandées par les organisations patronales avec le moins de contestation possible, il faut s’assurer à l’avance de museler celle-ci. Comment ? En s’attaquant à la liberté d’expression et en attisant la violence – comme on le voit en France où il faut du courage pour aller manifester face aux violences policières… Il faut faire peur, menacer. Tout ça participe de la même volonté d’étouffer la voix des personnes qui combattent les injustices. Mais le pouvoir doit faire ça pas à pas, pas de façon frontale. Les gouvernements et le grand patronat testent les limites. Et les repoussent petit à petit.
Est-ce une loi « contre les casseurs », comme le dit le gouvernement ?
Hind Riad. On ne le pense pas. Il y a déjà des mesures contre les casseurs dans la loi. On peut déjà sanctionner cela. Mais le gouvernement nie ça, fait comme s’il était impuissant, pour attaquer en fait les manifestants, les grévistes, les mouvements sociaux ou les mouvements climatiques. La loi est beaucoup trop large. L’interdiction de manifester peut être utilisée à l’encontre de quiconque qui est condamné pour des faits minimes. Coller un autocollant sur la façade d’un bâtiment peut valoir trois ans d’interdiction de manifester…
Le gouvernement ne veut tout simplement pas de contestation. Ils veulent pouvoir faire passer des loi liberticides sans protestations. Ils veulent qu’une restructuration avec des licenciements massifs puisse se faire sans aucune perte économique. On le voit maintenant aussi suite au procès des meurtriers de Sanda Dia (ce jeune étudiant tué lors dʼun « baptême » du cercle étudiant élitiste Reuzegom à Louvain et dont les responsables sʼen sortent avec une simple amende, NdlR). Les gens sont en colères après ce jugement horrible, mais on leur demande de ne pas manifester et on ne se gêne pas de se moquer même des jeunes étudiants qui organisent ces manifestations.
Le droit de grève « fête » ses 102 ans. Assiste-t-on à un retour en arrière de plus dʼun siècle ?
Jan Buelens. Cʼest déjà le cas, oui. La suppression de lʼarticle 310, effective le 24 mai 1921, dépénalisant ainsi la grève, était une des premières revendications du mouvement ouvrier organisé. Cet article prévoyait des sanctions pour tous ceux qui commettaient des actes qui « entravaient la liberté du travail ». Il avait pour objectif dʼempêcher les piquets de grève. Il y a plus de 100 ans, les discussions étaient les mêmes quʼaujourdʼhui. Le grand patronat et le gouvernement ne disaient pas quʼils voulaient interdire la grève mais quʼils voulaient garantir la « liberté du travail ». On retrouve les mêmes mots dans les ordonnances actuelles.
On peut en revenir à avant 1921 où les grévistes pouvaient être envoyés en prison. Thierry Bodson et dʼautres dirigeants syndicaux ont été condamnés à des peines de prison – avec sursis, mais des peines quand même – parce quʼils sont dirigeants syndicaux… On voit où une partie de lʼappareil juridique, qui prend les intérêts économiques comme priorité, veut aller. Le but de poursuivre des syndicalistes est dʼarriver à une condamnation. Pour après aller vers une peine de prison…
Et pas seulement pour les syndicalistes. Des militants de Greenpeace, par exemple, sont poursuivis…
Jan Buelens. Oui, ces militants ont été jugés ce 7 juin pour avoir mené une action tout à fait pacifique. Des parents qui voudraient mener une action symbolique pour alerter sur la dangerosité du trafic devant lʼécole de leurs enfants peuvent se faire arrêter et condamner. Des cyclistes qui veulent sensibiliser aux risques quʼils courent aussi. Tout le monde est concerné ou susceptible dʼêtre concerné. La tolérance envers lʼaction collective diminue.
Et attention de croire que le code pénal ne sʼadresse quʼaux criminels. Cʼest faux. Des syndicalistes sont inquiétés pour des actes très légers et cʼest toujours compliqué de les faire acquitter car cela dépend de la casquette politique et idéologique quʼà le juge.
Comment faire pour conserver nos droits (de grève, de manifester, etc.) ?
Jan Buelens. Je laisse les syndicats définir une stratégie. Mais gardons en tête que rien nʼa jamais été donné à la classe travailleuse, tout a dû être arraché par la lutte. Le droit de grève a été obtenu en… faisant grève.
Ne soyons pas pessimistes. Tout nʼest pas noir. Lʼidée du gouvernement était de faire voter sa loi au Parlement – sans débat – interdisant les manifestations à la mi-mai. Mais face à la pression des syndicats et du monde associatif, le gouvernement a dû repousser ça. Les gens se rendent de plus en plus compte du danger des attaques du grand patronat et du gouvernement contre nos droits démocratiques. La conscience que ce qui se passe actuellement nʼest pas anodin grandit.
Source: Lava