Dans son dernier opus Une solidarité qui a coûté cher ! Histoire populaire de Solidarnosc*, l’historien Bruno Drweski nous plonge au cœur d’une décennie-charnière de l’histoire de la Pologne. En 1981, le syndicat Solidarnosc mobilisent dix millions de Polonais autour d’un programme autogestionnaire d’ « amélioration du socialisme ». Dix ans plus tard, convertis au néolibéralisme, les dirigeants de cette organisation engagent le pays dans la voie de la restauration du capitalisme, avec le soutien d’une partie de l’appareil du Parti ouvrier unifié polonais (POUP) et les encouragements de l’Occident ! En cette fin de siècle, Leszek Balcerowicz, ministre des Finances, impose la « thérapie de choc » aux allures de « choc de la thérapie » pour les citoyens polonais. Des grandes grèves d’août 1980 à la proclamation de l’état de siège de décembre 1981, jusqu’à la « table ronde » de 1989, prélude au changement le régime, Bruno Drweski analyse les ressorts d’une évolution sociétale avortée et les mécanismes qui ont conduit à la restauration d’un capitalisme pur et dur. Rencontre.
Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?
Observant ce qui se passait en Pologne, quand j’y étudiais dans les années 1970 puis ensuite, quand j’ai vu monter la colère populaire devant un régime de moins en moins efficace, il y a eu un moment l’espoir d’une démocratisation des institutions socialistes existantes. J’ai d’abord cru dans la naissance de Solidarnosc comme outil de réparation du socialisme, mais au bout de quelques semaines d’existence, j’ai perdu confiance dans cette organisation à la vue des courants réactionnaires qui s’y développaient et cohabitaient avec des partisans trop romantiques d’un socialisme autogestionnaire et de conseillers intellectuels manipulant dans l’ombre ce jeune syndicat dans une direction pro-occidentale. Mais en raison de la dégénérescence de l’appareil central du Parti ouvrier unifié polonais (POUP/ PZPR, communiste) tombé largement aux mains d’une nouvelle bourgeoisie émergente, la lutte de classe en Pologne a été déviée, puisque dans les deux camps, on trouvait à la fois des partisans d’une refondation du socialisme et des partisans d’une contre-révolution capitaliste. Au final, après plusieurs péripéties dont l’instauration de la loi martiale en décembre 1981, a entraîné le coup de force au sommet de 1988/89. Il a décidé la politique de privatisation accélérée. Aujourd’hui, après trente ans, le temps d’établir un bilan est arrivé, d’où ce livre. L’époque veut aussi que beaucoup de secrets des années 1980 sortent au fur et à mesure que les anciens de Solidarnosc se combattent et se salissent mutuellement. Par ailleurs, en France Solidarnosc a donné naissance à un mythe qui a facilité le développement surtout chez les intellectuels et les médias d’un “anticommunisme de gauche” qui a progressivement évolué vers la droite. Là encore, le temps de faire le bilan de cette génération anticommuniste est arrivé.
Comment expliquez-vous que Solidarnosc, organisation de masse en 1980, soit passée d’un idéal autogestionnaire d’ « amélioration du socialisme » à une logique libérale qui allait conduire à la « thérapie de choc », sans que cela ne soulève de réactions notables de la part de la population ?
En fait, dès le départ, la masse de grévistes de l’été 1980 prônait le slogan « Socialisme oui ! Déformations non ! » et la généralisation de l’autogestion des entreprises socialistes. Mais, comme le syndicat était né dans la spontanéité, un petit groupe de conseillers intellectuels a poussé à sa tête des petits chefs peu compétents qui étaient obnubilés par leur vernis occidental. Simultanément, beaucoup d’ouvriers polonais, en particulier sur le littoral de la Baltique, avaient de l’Occident, la vision du « socialisme suédois » d’en face, qui semblait en état garantir à la fois les avantages sociaux du régime existant avec l’efficacité du marché. La propagande communiste avait réussi par ailleurs à convaincre les Polonais que « le socialisme montrait la voie du développement de l’humanité ». Donc personne n’imaginait sérieusement qu’un coup de force réactionnaire et capitaliste soit possible. Il a dès lors fallu lancer la privatisation à un rythme accéléré en procédant à une grande braderie des biens publics au profit d’accapareurs sans scrupules pour que, soumis à ce coup de massue soudain, le changement de régime soit rendu possible. Une fois que la société a compris ce qui lui était arrivé, c’était trop tard… Tout le système avait basculé en quelques mois, et une bourgeoisie compradore locale soutenue par le gendarme d’outre-Atlantique tenait fermement les rênes du pouvoir tandis que la propriété des grands moyens de production était passée aux mains des grands groupes étrangers.
Pourquoi, sous la férule de Mieczyslaw Rakowski, chef du gouvernement, la logique de marché s’est-elle finalement si facilement imposée ?
Rakowski avait eu depuis les années 1960 des contacts particuliers avec deux partis influents au sein de l’Internationale socialiste, la social-démocratie ouest-allemande et le Parti travailliste israélien en raison de son opposition à la campagne antisioniste de 1968 lorsqu’il dirigeait l’influent hebdomadaire intellectuel Polityka. Il représentait au sein du POUP la fraction « libérale » favorable à un socialisme de marché permettant l’émergence d’un secteur privé concurrent devant redonner son efficacité à une économie essoufflée par un système qui n’avait pas su opérer le passage d’un développement extensif à un développement intensif. Système qui subissait aussi, on l’a oublié, depuis la fin des années 1970 les effets du piège de l’endettement puis des sanctions occidentales.
Une partie de l’appareil du POUP s’engouffrera dans la brèche des privatisations… Comment l’expliquez-vous ?
Si l’appareil idéologique du Parti et les syndicalistes de l’OPZZ restaient attachés dans l’ensemble au socialisme, l’appareil économique, en particulier les directeurs des principales entreprises du pays, avaient désormais intérêt à privatiser en leur faveur les biens publics. Avec les réformes Rakowski introduites en 1988, qui ont ouvert la porte aux privatisations, beaucoup de directeurs de grosses entreprises ont créé, à côté, leurs propres entreprises privées. Ils se sont conclus avec eux-mêmes des contrats permettant de faire passer les bénéfices des entreprises dont ils étaient toujours directeurs d’Etat dans la société dont ils étaient les propriétaires. La loi adoptée par le gouvernement Rakowski ne prévoyait en effet pas la notion de conflit d’intérêts. Naquit ainsi à la va-vite une bourgeoisie à partir de la nomenklatura économique du Parti, qui avait désormais intérêt à passer au capitalisme. En même temps, les dirigeants des structures de Solidarnosc qui avaient échappé à la loi martiale, bénéficiaient des aides occidentales ; ce qui pouvait les aider à créer leurs propres entreprises privées. Au final, on a donc eu deux bourgeoisies en gestation simultanée. Elles ont négocié ensemble la « transition » sous l’œil bienveillant des ambassades occidentales et de la haute hiérarchie de l’Eglise catholique devenue elle aussi sous le socialisme un potentat économique.
Cette « trahison » de cadres du Parti joue-t-elle encore sur le déficit de popularité des organisations de gauche en Pologne ?
Indéniablement, la « nostalgie » envers la période du socialisme, existe en Pologne. Mais elle ne pousse pas les Polonais à voter massivement pour des partis de gauche. Car ceux-ci défendent le plus souvent un ligne « sociétale » plutôt que sociale, et leur passage au pouvoir à deux reprises depuis 1989, n’a en aucun cas entraîné un recul du capitalisme. Il y a encore une autre raison qui explique ce scepticisme : si le socialisme et le parti communiste a produit une bourgeoisie aussi rapace, cynique, carriériste et soumise aux grandes bourgeoisies étrangères, pourquoi voter à nouveau pour des partis qui risquent de produire encore une fois des opportunistes sans scrupules ? Bien sûr, nous touchons là à une question fondamentale. Elle devrait interpeller ceux qui pensent toujours que la méthode d’analyse marxiste est utile. Quelle réponse apportée à la question de la lutte de classe qui se déroule à l’intérieur même du socialisme et des structures partisanes et syndicales issues du socialisme et du communisme ? Les marxistes se sont révélés d’excellents analystes de la lutte de classe dans les sociétés capitalistes mais ils sont restés presque tous complètement ignorants de ce qu’a été la lutte des classes au sein du socialisme. L’Histoire a pourtant démontré qu’elle se déroulait bien puisqu’un Etat sans classes possédantes a été remplacé par un Etat les favorisant ; ces classes possédantes naissant et se développant d’abord « à l’abri » des structures du socialisme. Pourtant, au début du XXe siècle, le mouvement ouvrier avait connu l’expérience de « l’aristocratie ouvrière » et de la trahison de 1914 ; ce qui aurait dû interpeller les marxistes.
L’autodissolution du POUP en décembre 1989, a-t-elle été contesté au sein du Parti ? D’aucuns l’ont-ils vécue comme un traumatisme ?
La dissolution du Parti s’est accompagnée de la formation d’un nouveau parti qui a cultivé jusqu’en 1993 l’ambiguïté entre ses discours sociaux-démocrates en direction des « modernes », et des clins d’œil de « nostalgie communiste » aux « nostalgiques ». Dans ce contexte, peu nombreux ont été ceux pensant qu’il fallait créer un parti communiste à côté de cette formation. Cette gauche-là (devenue Alliance de la gauche démocratique/SLD) a réussi à deux reprises à jouer ce jeu habile pour parvenir au pouvoir. D’où la déception envers elle qui a succédé à la déception antérieure du passage au capitalisme. Tout cela dans une atmosphère de propagande anticommuniste systématique qui a fortement influencé les jeunes d’après 1989 (la génération aujourd’hui aux commandes). C’est au sein des tous jeunes Polonais d’aujourd’hui que l’on ressent le besoin de faire non plus le bilan d’un socialisme réel qu’ils n’ont pas connu mais celui du « capitalisme réel » qu’ils connaissent trop bien. Cela amène certains vers un nationalisme extrême par opposition aux injonctions de Bruxelles et au rachat de l’économie du pays par des intérêts étrangers, mais aussi d’autres vers un communisme radical qui n’hésite parfois pas à réhabiliter même les aspects les plus contestable du socialisme réel.
Existe-t-il aujourd’hui une forme de nostalgie pour la Pologne populaire ?
Comme dans tous les Etats postsocialistes il existe une nostalgie pour la période précédente, y compris chez certains jeunes qui ne l’ont pas connu mais cultivent une vision romantique de ce passé. Cette nostalgie peut se manifester parfois de façon globale par une défense de toute cette époque, mais le plus souvent elle se manifeste de façon fragmentée. Elle privilégie en effet un aspect particulier du système aboli. Il peut être politique, mais il se concentre le plus souvent sur d’autres aspects liés au rythme de vie de l’époque, à la vie quotidienne, à certains produits de consommation disparus, à des productions artistiques, etc. Et souvent en essayant d’éviter de porter une réflexion politique sur la période. Globalement, la société polonaise a versé, déçue, dans une dépolitisation massive après 1989 ; ce qui facilite la tâche des classes dirigeantes actuelles. Un Polonais pourra ainsi regretter les colonies de vacances, les excursions, le goût de la viande non industrielle, la résistance de certains appareils, la qualité de certains films, le rythme de travail plus lent, les chansons de l’époque socialiste, etc., sans voir que tout cela faisait partie d’un tout et d’une vision globale de l’humain et de la société. Société qui a été détruite au profit du chacun pour soi et de la concurrence de tous contre tous ; ce qu’on appelle en Pologne la « course des rats ».
Propos recueillis par JACQUES KMIECIAK
- Une solidarité qui a coûté cher ! Histoire populaire de Solidarnosc, par Bruno Drweski. Editions Delga. 2019.
Source: Investig’Action