Écologue du mouvement, Carlos Perez poursuit sa réflexion au sujet de l’impact de notre modèle de production sur la santé et le bien-être des travailleurs. Il explique en quoi l’empreinte écomotrice permet d’évaluer cet impact. Il pointe également le paradoxe du moment : alors que tout semble mis en œuvre pour préserver l’environnement, l’exploitation des travailleurs est toujours poussée plus loin. N’y aurait-il aucun lien entre la protection de la nature et celle de l’être humain ?
Quelle que soit l’activité humaine, y compris le simple fait de nous déplacer, nous produisons de l’énergie motrice.
L’empreinte écomotrice est un outil qui permet de mesurer la pression qu’exerce le système de production sur les forces productives, l’augmentation du rythme et la charge de travail sur les ressources humaines, c’est-à-dire sur les travailleurs.
L’empreinte écomotrice mesure la vitesse à laquelle nous consommons ces ressources motrices naturelles et comment nous produisons de la même façon les conséquences de leur dégradation.
Notre planète a-t-elle la capacité de fournir ces ressources motrices en quantité suffisante pour tous les êtres humains dans le cadre d’une productivité motrice soutenue et d’une obligation de croissance motrice imposée ? L’homme peut-il absorber toute cette charge de travail qui résulte de nos activités et de nos modes de production ? Notre mode de vie est-il en équilibre avec notre capital humain et nos capacités motrices naturelles ? Ou bien notre modèle productiviste cause-t-il la dégradation et l’épuisement de ce capital humain ?
Pour s’en rendre compte, on peut faire appel à l’empreinte écomotrice.
Celle-ci représente les stocks des forces motrices, c’est-à-dire la quantité de travail nécessaire pour rendre possible notre mode de vie. Mais elle fixe aussi la limite soutenable de ces forces motrices, en tenant compte de la pénibilité, de leur capacité de régénération et de récupération, ainsi que de leur durabilité.
À travers l’empreinte écomotrice, nous observons les altérations et les troubles psychologiques et physiques produits sur l’homme par le productivisme et la croissance incontrôlée et totalement irrationnelle qu’impose le modèle économique et idéologique dominant.
Nous pouvons également fixer un seuil et mesurer la vitesse à laquelle le corps humain peut absorber cette charge de production motrice et générer de nouvelles ressources.
Bref, cet outil répond à la question suivante : notre mode de vie reste-t-il dans les limites de ce que les capacités psychomotrices peuvent supporter ?
Sans crainte de se tromper, on peut calculer l’impact catastrophique de l’orientation productiviste du système actuel sur le producteur, c’est-à-dire sur le travailleur. Plus largement, nous pouvons calculer la détérioration rapide de son empreinte écomotrice sur ses capacités d’absorption des charges de travail imposées, ainsi que sur ses capacités de récupération.
Cette pression productiviste sur l’homme est une règle généralisée et imposée par le modèle dominant comme seule alternative, partout et dans tous les secteurs au sein de l’OCDE, c’est-à-dire dans tous les pays industrialisés.
L’ensemble des forces productives a une obligation de compétition, d’excellence et de croissance infinie. Ce qui dans un monde fini est une aberration et finira par imploser.
« Une immense force qui aboutit à une immense faiblesse, voilà ce qui fascine l’homme », écrivait Victor Hugo.
L’empreinte motrice est donc aussi un mode d’évaluation sociale des nouvelles normes d’organisation et de domination du monde entrepreneuriale et managériale sur les travailleurs.
Elle se base sur des outils et des indicateurs comme la pénibilité, la flexibilité, les flux tendus, les charges, les rythmes et la pression toujours plus forte avec leur corolaire sur les maladies du travail telles que le burnout, le stress, les dépressions, les TMS (trouble musculo-squelettique), les troubles cardio-vasculaires, le diabète… En gros, l’impact des activités productivistes sur la psychomotricité naturelle des forces motrices, c’est-à-dire sur le bien-être et la santé de l’homme.
Le modèle de croissance infinie et de productivisme soutenu sans faille et sans frein de ces 30 dernières années a complètement déréglé les normes de production du monde du travail. Cela a des conséquences dramatiques sur le bien-être, la santé et la soutenabilité des capacités de production et de récupération des forces motrices du « travailleur ».
Comme le pointe une étude de l’Université catholique de Louvain : « Que se passe-t-il dans les entreprises et les organisations pour que de plus en plus de personnes se consument à cause de leur travail ? Le burnout est-il lié aux formes d’organisation du travail ? Quels sont les leviers d’un changement vers un travail soutenable ? Nos travaux de recherche apportent des éclairages complémentaires pour interpréter le burnout comme une expression symptomatique des maux contemporains du travail et proposer le développement d’un modèle de travail soutenable. »
En 2015, pour la première fois, les dépenses liées à l’incapacité de travail ont dépassé celles du chômage.
Protéger l’environnement et les travailleurs
Tous les pays s’organisent autour de la question de l’environnement, avec notamment la COP21, le protocole de Kyoto, le protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation ou encore la Convention sur la Diversité Biologique sur la biodiversité. Tous les pays de l’OCDE se préoccupent ainsi des limites atteintes par le productivisme dans les pays industrialisés et de l’impact catastrophique et insoutenable sur l’empreinte écologique, la biodiversité et le climat. Le but de ces grandes mobilisations internationales est de réduire la pression, la prédation et la pollution d’un point de vue environnemental.
L’engagement est correct, mais très hypocrite. Il relève aussi un paradoxe totalement incompréhensible avec une politique schizophrène des pays riches qui proposent tout et son contraire.
En matière d’environnement, il faut réduire la pression et l’exploitation dans les entreprises. Mais dans le monde du travail, on augmente la pression et l’exploitation comme s’il n’y avait pas de corrélation entre ces deux phénomènes.
Ces mêmes pays de l’OCDE qui s’organisent pour des politiques soutenables en matière d’environnement font la politique de l’autruche quand il s’agit du travailleur à qui on exige de produire plus, mieux, plus vite et plus longtemps. Autrement dit, de produire de façon insoutenable.
Des protocoles existent dans l’industrie. Mais il ne s’agit pas ici de soutenir l’environnement, mais plutôt le prédateur industriel pour augmenter de façon insoutenable les cadences, les rythmes et les charges de travail avec le consentement de tous les États riches.
Exemple : le Protocole ISO 9001, très riche en déclarations, mais dans le sens contraire à la COP21 ou au protocole de Nagoya. Le but va dans la direction totalement opposée aux textes pour la protection de l’environnement et un développement durable et soutenable.
Celui-ci propose en gros plus de pressions et moins de protections pour les travailleurs, une forme de culture intensive, mais cette fois sur les épaules du producteur, de façon tout à fait insoutenable.
Voici un schéma très révélateur de l’ISO 9001 : 2015 nouvelles approches pour améliorer la compétitivité des entreprises et les exigences qualité.
Cela se vérifie dans les déclarations du patronat et de ses représentants politiques pour nous pousser à dilapider notre motricité jusqu’à la mutilation dans le mur du mythe indépassable et imposé de la croissance.
Il est aussi question de cela dans la réforme du Code du Travail. En 2016, la CGT dénonçait déjà : « À l’évidence, le Gouvernement Français entend répondre jusqu’au bout aux diktats de la commission européenne, des organisations patronales et plus particulièrement du Medef. Force est de constater que ces politiques ont généré une augmentation significative des profits et des dividendes versés, satisfaisant toujours plus les exigences des actionnaires, des marchés financiers et du capital. Les 35 heures : non seulement les durées quotidiennes et hebdomadaires seraient augmentées de manière conséquente, mais, de plus, les heures supplémentaires feraient, au mieux, l’objet d’une compensation à une hauteur de 10 % ! La démocratie sociale, le rôle et la place des organisations syndicales : En les plaçant sous la menace du licenciement et du chômage, les salariés seraient contraints d’accepter, par référendum, des baisses de rémunération et une augmentation toujours plus grande de leur temps de travail. » Les exigences de ces accords visent plutôt l’excellence productive avec leur batterie de tests d’évaluation, des performances de marché, de profits, de croissance soutenue et de productivité ininterrompue.
Il faut toujours améliorer les processus de production, améliorer le leadership et l’optimisation du management, bref augmenter la compétitivité.
La nouvelle version ISO 9001 est une véritable aberration pour l’homme, sa motricité et son environnement. Pour les forces productives, ces protocoles ne vont pas dans le bon sens et ne sont certainement pas plus soutenables pour les forces motrices du travailleur ni pour l’environnement. C’est tout le contraire.
Comment peut-on produire toujours plus, plus vite et plus longtemps en préservant le bien-être et la santé des forces productives, le bonheur intérieur brut et la qualité de l’environnement ? Le tout dans une croissance qu’on voudrait infinie ? C’est le paradoxe insurmontable de la société néolibérale.
Source: Investig’Action