“If you can’t fly then run, if you can’t run then walk, if you can’t walk then crawl, but whatever you do you have to keep moving forward.” (Martin Luther King Jr.) Traduction : “Si vous ne pouvez voler, courez. Si vous ne pouvez pas courir, marchez. Si vous ne pouvez pas marcher, nagez, mais quoi que vous faissiez, ne cessez pas d’avancer”.
C’est cette phrase de Martin Luther King qui a poussé les Afghan-E-s à commencer leur Marche vers Mons.
Depuis des mois, le collectif des Afghans manifestent, revendiquent, occupent, sensibilisent. Ils sont allés dans toutes les universités, dans toutes les associations, dans tous les partis politiques… Ils ont gagné le soutien de la société civile. Les syndicats, les associations des Droits de l’Homme, les défenseurs des réfugiés, Vie Féminine ou la Ligue des Familles, tout le monde reconnait la légitimité des revendications. Pourtant aucune ouverture politique. L’approche des élections paralyse le gouvernement. Aucune solution ne semblait se dessiner pour ces hommes, ces femmes et ces enfants, condamnés à la clandestinité, chassés de squat en squat, réfugiés dans l’Eglise du Béguinage. Le gouvernement est sourd et muet.
Le Premier ministre refuse de se saisir du problème, il soutient la politique de Maggie De Block envers et contre tous. Il sait qu’elle a tort et que sa façon de camper sur sa position est absurde, mais il craint la droite flamande plus que tout. Il n’ose rien dire, il n’a pas d’argument, il se cache.
Depuis des mois, les Afghan-E-s répètent que leur situation ne relève pas de la seule politique migratoire. Ils sont des civils venus du seul pays où la Belgique est en guerre. Leur sort est une responsabilité de l’ensemble du gouvernement. Pourtant le Premier reste sourd et muet.
Alors, ils ont pris la décision d’aller à Mons. L’idée semblait un peu folle – certains ont même dit complètement irresponsable.
– On va marcher jusqu’à Mons.
– Quand ?
– La semaine prochaine.
– Impossible
– On nous a dit impossible souvent, depuis le début. Ce n’est pas grave si c’est impossible, on ira quand même.
Les syndicats ont proposé des bus, le collectif les a gentiment refusés. Ils ont décidé de tout faire à pied. Les associations, le comité de soutien, tous trouvent l’idée folle. Il faut du temps pour s’organiser, de l’argent, il faut prévoir les étapes… En une semaine, ce n’est pas possible. Et pourtant, face à la détermination du groupe, le soutien s’organise. Une page Facebook et les propositions d’aide affluent.
Vendredi 20, à 8h du matin, trois cents personnes partent de l’Eglise du Béguinage.
La police arrête la camionnette qui doit les accompagner sous un prétexte que j’ai oublié. Toutes les affaires sont à l’intérieur, les sacs de couchage, les vivres, … et la camionnette d’Oscar est immobilisée à Bruxelles.
Les marcheurs ne s’arrêtent pas pour autant. On continue.
La voiture du MRAX nous rejoint avec de la musique. « On lâche rien » du groupe HK et les Saltimbanks tournent en boucle.
On passe par Rhodes St Genèse. La police nous accompagne. Ils sont sympas, même un peu admiratifs.
– Vous allez vraiment jusqu’à Mons à pied ? Chapeau !
On arrive à Waterloo. Des habitants nous accueillent avec des larmes, ils n’ont jamais vu de manif comme celle-là à Waterloo. Le CPAS a prévu un repas dans un centre sportif. Oscar arrive avec une nouvelle camionnette. Le curé du Béguinage a demandé une camionnette à prêter à une autre paroisse. Ils ont directement accepté.
Les Afghan-E-s semblent inépuisables, nous avons nettement plus difficile.
– Vous allez y arriver ?
– Oui je crois. Et toi, pas trop fatigué ?
– (rires) Quand je me suis échappé du centre fermé en Ukraine, j’ai couru pendant sept heures tandis que les policiers qui me poursuivaient. Alors Mons, c’est rien.
Les langues se délient, on se met aux confidences.
– Pour traverser les montagnes entre l’Iran et la Turquie, j’ai dû porter ma femme pendant trois jours et notre bébé avait quatre mois.
Leur vécu est ahurissant. Et malgré tout, ils rient, ils chantent et dansent sur « On lâche rien ».
Le soir on arrive à Nivelles, on fait le tour du centre-ville, puis on marche sur une bretelle d’autoroute pour aller jusqu’au bâtiment de la CNE.
Le syndicat nous accueille à bras ouverts, des élus sont présents aussi. On reçoit de la soupe. Il n’y a pas de places pour tout le monde, mais ce n’est pas un problème. En dernière minute, de nouvelles solidarité se sont mises en place. Caritas accueille cinquante marcheurs et l’école Ste Gertrude septante autres.
Des syndicalistes sont émus.
– J’assiste au renouveau du syndicat. C’était comme ça au début un syndicat. Un lieu où donner de la soupe aux grévistes, un lieu où ceux qui luttent peuvent venir souffler. Je suis fier de mon syndicat.
Samedi matin, petit déjeuner et départ à 11h (enfin 11h45).
On a de nouvelles chansons. Les Afghans continuent de chanter « on lâche rien », mais on a ajouté Belle Chao, Motivés, Clandestino et la Ballade pour les Afghans du Béguinage de Noé.
Comme Noé marche avec nous, tout le monde veut qu’il la chante chaque fois qu’elle passe.
On passe par de villes beaucoup plus populaires, et l’accueil en est d’autant plus chaleureux. Les gens nous saluent et nous encouragent.
Marwa, la porte-parole des femmes, avec son gilet fluo des responsables de la marche et sa casquette CSC sur la tête, distribue des tracts et explique inlassablement la situation des réfugiés afghans à tous ceux qu’elle rencontre.
Les gens sortent de leur maison et nous offrent des bouteilles d’eau et des biscuits.
L’arrivée à La Louvière, à la tombée de la nuit, est magique. La Place communale est illuminée pour Noël. Nous sommes reçus à la maison communale par la présidente du CPAS et une échevine. Elles nous disent être fières de nous accueillir à La Louvière. Elle propose de soutenir nos revendications par une motion comme l’a fait le Conseil communal d’Ixelles.
Ensuite nous sommes accueillis dans les locaux de Médecine pour le Peuple. Les Louviérois ont préparé un festin de rois. Si un jour, vous décidez de faire une marche, un conseil, passez par La Louvière. C’est la ville et les gens les plus accueillants du monde !
Une fois encore, les locaux sont trop petits. Ce n’est rien, la CGSP propose de loger la moitié des marcheurs.
Dimanche 22, il pleut. Heureusement la FGTB a distribué des cirés. C’est le dernier jour de marche. La Ligue des droits de l’Homme nous rejoint. Des élus Ecolo également. Et un grand nombre de citoyens, venus pour soutenir parce qu’ils trouvent le combat légitime. Nous ignorons si le Premier ministre sera à Mons ou pas. Tout le monde y va de son pronostic.
Jean-Francois Tamellini, secrétaire fédéral de la FGTB, poste sur Facebook un message explicite.
À cette heure (samedi 21h30), le bourgmestre ff de Mons n'a toujours pas répondu à la demande officielle introduite par la FGTB pour rencontrer les représentants des Afghans demain à l'issue de leur marche… Selon nos informations, c'est le Président du CPAS de Mons qui a été sollicité pour représenter la ville demain…
Nous lançons à nouveau un appel au Premier ministre pour qu'il se rende disponible. Au nom du Bureau fédéral de la FGTB.
Les Afghans comptent sur cette rencontre.
De plus en plus de citoyens comptent sur cette rencontre.
La FGTB et la CSC, qui représentent plus de 3 millions d'affiliés, attendent une issue positive pour les Afghans!
Mr Di Rupo, Mr Martin, il est encore temps de changer les choses…
Au-delà de la question des Afghans, le choix politique est clairement posé : Di Rupo va-t-il opter pour la droite nationaliste flamande ou pour la gauche syndicaliste ?
Les enfants de la famille Jafari – qui avaient marché depuis Geraardsbergen jusque Bruxelles – ont rejoint la marche.
On plaisante, on chante, on danse sous la pluie.
Axel Frakas, comédien, prend le micro dans chaque village pour inviter les habitants à nous rejoindre à Mons.
Les marcheurs sont fatigués, mais heureux. Certains trichent un peu et montent dans les voitures (oui moi aussi j’avoue).
A Mons, nous sommes accueillis par une foule de deux cents personnes que nous ne connaissons pas et qui brandissent de petits cartons « Welcome to Mons ». Les Montois ont préparé des crêpes et des gaufres pour accueillir les marcheurs.
On nous dit que nous sommes attendus au CPAS pour recevoir des sandwichs. Les marcheurs répondent qu’ils ne sont pas venus jusqu’à Mons pour des sandwichs et veulent aller à la Grand Place.
– Impossible
– Oui oui, on sait. Mais on a déjà fait tellement de trucs impossibles, vous savez.
Les marcheurs passent et arrivent Grand Place. La police semble un peu dépassée mais les agents restent sympas.
– On n’est pas à Bruxelles ici, nous on aime bien les manifestants. On vous fera pas de mal, mais restez tranquilles, promis ?
– Oui oui, ne vous inquiétez pas.
Une dame demande au policier ce qui se passe.
– Des Afghans, une manifestation pacifique, ils ont marché septante km depuis Bruxelles. Courageux, hein ?
On s’installe devant la maison communale. Des policiers bloquent l’entrée. Axel et une dizaine d’Afghans entrent par une porte latérale. On entend « We want justice » de l’intérieur.
Une délégation est reçue. On nous dit qu’Elio ne viendra pas, mais que la ville de Mons est heureuse de nous accueillir. Les pauvres élus chargés de nous recevoir ne semblent pas très fiers de leur mission. Ils nous assurent de leur sympathie et tentent de téléphoner à Elio en vain. Le Premier ministre a fait son choix politique. Il soutient la droite flamande, envers et contre toute logique.
Le Bourgmestre faisant fonction n’est même pas présent. Il ne viendra que plusieurs heures plus tard, quand la commune comprendra que les marcheurs ont bel et bien décidé de camper devant la porte.
Ils nous reçoivent à nouveau. Le Bourgmestre essaie d’expliquer que cette marche était une « erreur de méthodologie ». L’argument est tellement déplacé que personne n’y répond. Il tente alors de convaincre les marcheurs d’aller dans une salle chauffée. Il insiste pour que la décision revienne aux seuls Afghans, sous-entendant aux Belges présents qu’ils ne doivent pas instrumentaliser les réfugiés (vous savez le vieil argument tout pourri qui revient tout le temps).
Dommage, parce que les Belges présents – dont moi – auraient été bien contents d’aller dans une salle chauffée. Les Afghans – eux – ont décidé de ne pas bouger.
Vers minuit, la Ville de Mons décide d’enclencher un plan d’urgence. La protection civile apporte des tentes et des sanitaires. Des tentes de la Croix Rouge devant l’Hôtel de Ville illuminé pour les fêtes et l’immense sapin de Noel, l’image est surréaliste.
Surréaliste comme tout ce que les Afghans vivent depuis des mois.
Nous apprenons que Monseigneur Léonard a soutenu publiquement les Afghans et s’est dit prêt à marcher avec eux.
Un inspecteur de police nous dit qu’il n’a jamais vu une situation pareille en 30 ans de carrière. Les Montois sont super, ils apportent de la soupe, ils offrent du paracétamol et des pansements aux marcheurs.
Personne ne comprend l’attitude du Premier ministre. C’était tellement facile de venir nous rencontrer. Les Montois nous l’ont dit, Elio était là la veille, dans ce même marché de Noël. Il aurait pu venir.
– Bruxelles – Mons c’est une heure de route et 5 minutes de courage politique.
C’est ces 5 minutes qui auront manqué à Elio. Il ne sortira de son silence que le lendemain, après avoir laissé des gens camper sur la Grand Place de Mons. Il ne sortira de son silence que pour enfin accepter de recevoir une délégation… au cabinet de Maggie De Block.
Ce n’est pas le Premier ministre qui convoque sa secrétaire d’Etat pour résoudre une crise, c’est lui qui se rend chez elle. C’est révélateur d’un malaise profond, bien plus profond que l’actuelle « crise des Afghans ». Le malaise d’une fausse gauche tellement paralysée par la crainte d’une opinion publique – qui serait raciste et xénophobe – qu’elle prend toutes les décisions racistes et xénophobes possibles.
La Wallonie que nous avons traversée n’était pas raciste, elle était chaleureuse et accueillante, solidaire et militante. Tous ceux qui nous ont accueillis, soutenus, nourris, applaudis, encouragés représentent aussi l’opinion publique. Il est temps que nos politiques entendent aussi le son de la voix de cette Belgique-là.
Source: Investig'Action