Vous vous en souviendrez, le 7 octobre 2007, Ferhat Gerçek, un tout jeune militant alors âgé de 17 ans avait été la cible des balles de la police à Istanbul parce qu’il distribuait “Yürüyüs”, un hebdo de gauche.
Cet attentat policier l’avait handicapé à vie. Il se déplace depuis en chaise roulante. Sept policiers ont été poursuivis dans cette affaire. Mais l’enquête est systématiquement sabotée par la machinerie judiciaire : il y a quelques mois, le T-shirt transpercé et ensanglanté de Ferhat a curieusement disparu alors qu’il était consigné au greffe. Et le 6 mai dernier, c’est carrément la balle fatale du policier qui s’est évaporée.
Mais le pire dans cette histoire est à venir. Tout mutilé et victime qu’il est, Ferhat est lui aussi poursuivi. La police l’accuse d’avoir enfreint la loi sur les rassemblements et de rébellion. Alors qu’une peine de 10 ans de prison est requise contre les policiers, Ferhat, lui, est menacé de 15 ans de prison !
Et pourtant, Ferhat n’est toujours pas au bout de ses peines. La nuit dernière, la police antiterroriste a mené une vaste opération dans plusieurs quartiers d’Istanbul.
Officiellement, le but de cette opération était de neutraliser des militants de l’organisation marxiste clandestine DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple).
La réalité est que les 46 personnes arrêtées sont toutes actives dans des associations de quartier et des centres culturels. Parmi celles-ci, il y avait Ferhat.
Ferhat se trouvait à l’Association pour les droits et les libertés du quartier d’Okmeydani lorsque des dizaines de policiers armés ont surgi de nulle part. Ils l’ont éjecté de sa chaise roulante et roué de coups. Couché à plat ventre et ne pouvant bouger, Ferhat n’ai rien vu si ce n’est les bottes des policiers.
Ils l’ont ensuite menotté et traîné au sol tandis que d’autres lui assénaient des coups de pieds. Ses camarades ont été eux aussi passés à tabac. Certains, dit-il, avaient le visage couvert de sang.
Tandis que ses compagnons étaient emmenés au commissariat, Ferhat a été gardé sur place, les bras menottés dans le dos. Il a fallu l’intervention de son avocat pour qu’il puisse retrouver sa liberté.
En sortant de sa garde à vue improvisée, Ferhat a croisé un autre militant, lui aussi paralysé. Atteint d’un syndrome cérébelleux et condamné à la chaise roulante, Irfan Yilmaz a subi un sort guère plus enviable. Il a d’abord été rossé alors qu’il était assis et inerte, puis il a subi une véritable séance de torture après avoir été jeté à terre.
A la lecture d’une telle débauche de violence, on peut légitimement être interloqué par le silence assourdissant des médias occidentaux face à la terreur que fait régner une police turque qui se comporte désormais en milice privée de la confrérie religieuse des Nourdjou (Nurcu), elle-même télécommandée par le prédicateur Fetullah Gülen exilé aux États-Unis.
Comme le fait remarquer Me Taylan Tanay, le président stambouliote de l’Association des juristes progressistes (CHD) et avocat de Ferhat Gerçek, l’AKP et sa police font systématiquement régner la terreur dans les quartiers déshérités, prenant pour cible les pauvres, les Kurdes et la gauche révolutionnaire. De nombreuses sources indépendantes confirment cette augmentation du terrorisme d’État dans les rues d’Istanbul, de Diyarbakir ou de Hakkari.
Les médias occidentaux si prompts à rapporter le moindre détail des exactions commises en Libye ou en Syrie sont pourtant si peu loquaces s’agissant des victimes du terrorisme de l’État turc, surtout si les victimes sont "d’extrême-gauche".
Et qu’en est-il des autres "terroristes" arrêtés nuitamment ? Certains d’entre eux sont enseignants, syndicalistes, cinéastes ou musiciens. On compte même trois membres du Grup Yorum, un groupe musical ethno-rock très populaire en Turquie.
En juin dernier, Grup Yorum, connu et apprécié pour son répertoire et ses actions politiques mais persécuté depuis sa création en 1985, est parvenu à remplir un stade de football. Le 17 avril dernier, près de 150.000 personnes ont assisté à un concert de ce groupe organisé sans le moindre sponsor. Du jamais vu en Turquie. Malgré la censure et la répression, Grup Yorum a vendu près de 3 millions d’albums. Du jamais vu aussi.
Ce groupe se situe pourtant dans une mouvance révolutionnaire turque qui connut ses heures de gloire dans les années 60, 70 et 90 mais qui, depuis, a été laminée par les juntes militaires et les escadrons de la mort.
Aujourd’hui, dans les bas-quartiers et les bidonvilles de Turquie, le marxisme révolutionnaire et le discours de classe semblent timidement regagner le terrain conquis par un Islam ultralibéral et farouchement anticommuniste, fabriqué dans les hautes sphères de l’Etat par des généraux prétendument laïques, avec l’appui de la tentaculaire confrérie de Fetullah Gülen.
Manifestement, l’AKP, en campagne contre ses opposants de tout bord, depuis les kémalistes jusqu’aux autonomistes kurdes en prévision des législatives du 12 juin prochain, digère mal les récents soubresauts de cette gauche extraparlementaire qui, le 1er mai dernier, a réussi à mobiliser des centaines de milliers de travailleurs, de chômeurs et d’étudiants sur la place Taksim à Istanbul.
Si une grande partie de cette gauche-là ne participe pas aux élections pour des raisons stratégiques, ses mobilisations populaires et radicales n’en inquiète pas moins les élites turques.
Ces élites que l’on a cesse d’ériger en "modèle" pour le monde arabe et musulman. Un modèle ? Mieux encore : l’AKP, c’est un pic, c’est un cap. Que dis-je, c’est une "étoile polaire" ! Cette dernière formule élogieuse sort en réalité de la bouche même de Tayyip Erdogan alias Mister One Minute, chevalier de Davos et héraut de la "démocratie avancée".
Seulement voilà, pour l’heure, les seules étoiles que les démocrates turcs et kurdes aperçoivent dans leur ciel assombri, ce sont celles des shérifs de l’AKP.
Le 10 mai 2011