La Coordination de Tours : un espoir pour l’avenir ?

La loi sur la réforme des retraites semble s’imposer, malgré la protestation massive qu’elle a soulevé dans le pays. Pourtant il est sorti de cette mobilisation un élément important, qui aura certainement un impact sur l’avenir : la rencontre qui s’est tenue à Tours le six novembre : 22 assemblées générales interprofessionnelles venues des quatre coins de France se sont rassemblées dans le but de coordonner à l’échelle nationale les organisations de grévistes locales. Pourquoi un tel rassemblement était-il nécessaire ? Quelle est son utilité ? Quel rôle peuvent jouer ces assemblées générales au regard des activités déjà menées par les syndicats ? Deux militants, Sarah et Vincent, nous dévoilent les prémisses d’une lutte qui s’organise pour être plus efficace.

 

Ce samedi six novembre, 22 assemblées générales interprofessionnelles (AG Interpro) locales représentant 22 villes s’étaient donné rendez-vous à Tours pour développer une coordination nationale du mouvement de contestation contre la réforme des retraites. On voit très bien par l'exemple du Havre, raconté plus bas, que ces AG locales ont permis une mobilisation plus rapide et plus étendue dès début septembre.

 

Les participants étaient conscients de l’importance de mettre en place une structure nationale autonome, qui soit directement contrôlée par les grévistes, organisés en assemblée générale sur leurs lieux de travail. Si la démarche aboutit, elle permettra de créer un mouvement social plus efficace sur toute la France lors des prochaines luttes.

 

Les débats ont porté sur l’état du mouvement, les différentes situations locales et la stratégie à tenir. Il y eut quelques désaccords, seulement sur le rôle des syndicats. Bien que la plupart des participants étaient syndiqués, beaucoup dans l’assemblée s’accordaient pour dire que la stratégie des confédérations syndicales au niveau national était critiquable, et que l’organisation d’une grève générale aurait été nécessaire pour faire basculer la situation.

 

Nous avons interrogé des personnes présentes pour comprendre l'ambition de cette coordination nationale. Sarah, militante de Tours, la ville qui a organisé la rencontre entre les AG Interpro, nous explique les raisons qui ont motivé cet appel.

 

 

Qu'est-ce un collectif interprofessionnel ?

 

Sarah : Une AG interprofessionnelle, c'est une assemblée où se retrouvent localement (sur une ville) les représentants des AG de grévistes des entreprises locales. Cette assemblée permet de coordonner la mobilisation, d'organiser des actions locales et d'informer l'ensemble de la population.

 

Ici à Tours, nous fonctionnons en AG interprofessionnelle, une structure qui n'est pas permanente, qui est ouverte à tous, syndiqués ou non syndiqués, pour prendre des décisions collectives. Comme elle est interprofessionnelle, il peut y avoir des salariés de tout secteur, également des chômeurs, des précaires, des étudiants, des retraités.

 

Sur ce mouvement, la première AG IP a eu lieu après la manifestation du 7 septembre.

 

Quelle est la différence entre une AG interprofessionnelle et un syndicat ?

 

Sarah : L’AG IP n’est pas une structure permanente ou figée, il n'est pas question d'appartenance. S’y expriment les personnes qui sont présentes. Son rôle est de permettre à des individus de s'organiser ensemble pour prendre des décisions collectives au niveau de l'agglomération : organiser des actions, écrire un tract, diffuser de l'information, construire un mouvement social.

 

A quoi a servi cette AG interprofessionnelle ?


Sarah : Nous avons organisé des actions de blocage de l'économie, notamment le blocage d'un dépôt pétrolier, qui a tenu pendant une semaine et demie, jusqu'à ce qu'on se fasse éjecter par la police. Nous avons bloqué également le dépôt d’approvisionnement d'un supermarché, les dépôts de bus, le ramassage des ordures ménagères. A coté de ça, nous avons organisé des manifestations entre les temps forts proposés par l'intersyndicale. En semaine et le samedi.

 

Nous avons diffusé de l'information, des tracts au nom de l'AG, appelant aux temps forts de l'action nationale aussi bien qu'à nos actions propres.

 

Comment vous est venue l'idée d'appeler à une rencontre nationale ?

 

Sarah : L’idée germait depuis quelques temps et s'est décidée lors de l'AG, il y a une semaine et un jour. On s'est rendu compte que nous n'étions pas la seule ville à être mobilisée. Cela fait plusieurs années que l'organisation syndicale à laquelle j'appartiens, Solidaire, essaye d'impulser cette dynamique d'assemblées générales interprofessionnelles. Cela ne prenait pas trop jusque-là. Et puis sur cette lutte, grâce au travail préalable, mais peut-être aussi parce que les gens étaient prêts, cela a commencé à fonctionner. Aux premières, nous étions 60 ; à la dernière, nous étions 240.

 

Nous avons donc constaté que nous n'étions pas seuls à Tours à avoir ce fonctionnement en AG interprofessionnelles : dans beaucoup d'autres villes, les gens s'organisaient et menaient ensemble des actions. C'était intéressant de voir si on pouvait s'organiser en rassemblant toutes ces AG sur un plan national.

 

A quelle nécessité répond cet appel ?

 

Sarah : D'abord la nécessité d'une prise de contact. Nous n'avons pas du tout les mêmes moyens que les organisations syndicales. Chaque AG fonctionnait bien localement, mais nous restions très isolés. Malgré le peu de relais médiatique, des choses se passaient dans beaucoup de villes. Nous voulions voir si on pouvait s'entendre pour mener des actions dans toutes les villes à une même date. Et ensuite servir de réseau pour d'autres mouvements sociaux.

 

Il aurait été souhaitable que cela se fasse un peu plus tôt. Mais nous l'avons fait quand nous en avons eu la possibilité. Cela n'a été voté en AG que la semaine dernière. La grève n'était pas suffisante pour pouvoir le faire en semaine, donc nous avons organisé le rassemblement ce week-end. Deux semaines plus tôt, cela aurait été mieux.

 

Comment se situe la Coordination Nationale par rapport à l'intersyndicale ?

 

Sarah : Je peux faire la comparaison entre l'AG Interpro de Tours et l'intersyndicale locale.

Personnellement, je suis syndiquée, il ne s'agit absolument pas une démarche antisyndicale. Simplement localement, nous avons une intersyndicale assez molle, qui se contente de relayer les temps forts appelés nationalement et de suivre le parcours de la manifestation. Nous avons essayé de dépasser un petit peu ça, d'appeler à autre chose. A ce que les gens soient acteurs de leur mouvement, que les personnes n'attendent pas un mot d'ordre relayé médiatiquement pour pouvoir agir. Clairement, les personnes présentes, syndiquées, non syndiquées, ont pris ensembles la décision d'organiser des actions, puis se sont organisées pour les réaliser.

 

Personnellement, au niveau national, je ne suis pas du tout satisfaite de ce qu'organise l'intersyndicale. Le 19 octobre, quand nous étions 3.5 millions dans les rues et que l'intersyndicale a décidé d'une date 10 jours après, elle a enterré le mouvement. Les raffineries ont arrêté après. Je ne dis pas que la seule responsabilité est du côté de l'intersyndicale, il y a d'autres réalités, les gens n'étaient peut-être pas près à une grève générale reconductible, mais elle a quand même sa part de responsabilité.

 

Que proposez-vous dans l'avenir ?

 

Sarah : Déjà, dans un premier temps, on va se revoir. Aujourd'hui, c'était une première, organisée au dernier moment. Il y avait 23 villes présentes. Il y aura une prochaine date, le 27, à Nantes. Nous irons donner un coup de main pour l'organiser. On va se revoir, avec plus de villes.

 

D'ors et déjà, on appelle à trois actions, et il y a un appel commun de la coordination nationale.

 

Cette prise de contact peut servir pour de prochaines luttes. Il y a quelque chose d'intéressant, appelé à durer. Cela fait un certain temps qu'il y a un discours assez critique à l'égard des directions syndicales, il y a une différence de cap entre la critique et le passage à l'acte. C'est la première fois où il y a la mise en place d'une coordination nationale, avec des gens syndiqués et non syndiqués, mais en l'absence des directions syndicales. C'est se rendre acteurs du mouvement social.

 

On est content de ce qu'on a fait, c'était décidé dans l'urgence, il aurait pu n'y avoir que trois villes présentes, et on ne tiendrait sur rien du tout. Là, c'est plutôt un succès. A partir du moment où l'on parle en notre nom, en tant que salariés précaires et autres, nous avons une légitimité. On a conscience d'être peu et parmi les plus engagés, mais si je regarde localement, le discours de l'AG Interpro était très bien pris par les gens. A chaque fois que nous avons discuté dans la rue, c'est très bien passé auprès de la population. Nous étions nombreux aujourd'hui dans la manifestation, nous verrons bien.

 

 

 

Vincent, délégué de l'AG du Havre. Dans cette ville l'Assemblée générale interprofessionnelle et l'intersyndicale locale se coordonnent depuis les luttes contre le CPE en 2006, leur permettant de donner une plus grande dimension au mouvement à l'échelle locale.

 

 

Quand avez-vous commencé à mettre en place ce collectif interprofessionnel ?

 

Vincent : La situation au Havre tient à ce qui s'est passé lors du mouvement contre le CPE, où il y a eu une amélioration nette de l'entente entre les organisations syndicales.

 

Depuis lors, l'intersyndicale a peu variée, elle est globalement axée sur la CGT, FSU, SUD et la CFDT. Parfois avec FO en plus, de manière un peu marginale. Sur la ville du Havre, la CGT est très majoritaire sur tout le secteur privé et sur une partie du secteur public. La CFDT est moins importante qu'à d'autres endroit et la FSU est majoritaire chez les enseignants. SUD joue un rôle important de capacité de synthèse.

 

Cette unité syndicale s'est traduite dans les luttes qui ont eu lieu depuis le CPE par l'organisation systématique d'assemblées générales interprofessionnelles de grévistes. Ces AG interprofessionnelles ont permis de lutter depuis sur les questions des salaires et de l'emploi et lors des événements de 2009.

 

L'avantage de ce fonctionnement, c'est qu'assez rapidement, on a pu faire remonter dans les organisations syndicales des remarques sur leurs tactiques, qui ne permettaient pas d'établir un vrai rapport de force entre les classes sociales.

 

A quoi a servi ce comité interprofessionnel ?

 

Vincent : Dès début septembre, les premiers secteurs en lutte ont remis en place des AG Interpos et cela a permis d'élargir le mouvement de grève. Au plus fort de la mobilisation, il y a eu 25 boites du privé et plusieurs secteurs du service public. Les raffineries, La Poste, la centrale thermique, des services territoriaux des villes voisines qui étaient en grève majoritaire. Et puis d'autres secteurs avec des grèves minoritaires ou des débrayages réguliers. Ce mouvement s'est appuyé sur les AG de grévistes, et il y a eu des allers-retours dans les deux sens, entre les AG de grévistes et l'AG interprofessionnelle, dans laquelle se retrouvait des délégués des AG, plus des chômeurs, des lycéens et des étudiants.

 

Cette AG Interpro a reçu le soutien des unions locales des syndicats, ce qui a permis d'étendre la grève et d'organiser des blocages réguliers de la zone industrielle du Havre.

 

L'AG Interpro a également sorti un bulletin, Le Havre de Grève. Ce bulletin parlait d'une seule voix, alors qu'on est souvent divisé entre organisations syndicales, entre entreprise en grève ou non. Ce bulletin-là, c'était la voix du mouvement, celle des grévistes, de ceux qui étaient en grève ce jour-là, et de ceux qui n'y étaient pas mais le seraient le lendemain. La population a fort apprécié ce bulletin. Il permettait d'avoir l'information de ce qui se passait vraiment sur l'agglomération, d'informer des initiatives pour ceux qui voulaient s'y joindre et de faire le point sur l'état de la situation politique. Il a aidé dans cette période à étendre le mouvement de grève.

 

C'est une expérience limitée parce que c'est une expérience locale, et on sait que ce n'est pas avec la seule agglomération havraise que la victoire est possible. On a constaté que les organisations étaient obligées de rapprocher les journées d'action. Mais au-delà de ça, le mot d'ordre de retrait était toujours absent, ce qui empêchait de donner une perspective claire au mouvement. Et puis était toujours absente l'idée d'une généralisation de la grève. Même sur notre ville, des syndicats ont freiné des quatre fers au nom de leur confédération.

 

Qu'attendez vous de ce commencement de coordination nationale ?

 

Vincent : En l'absence de mot d'ordre clair et d'une mobilisation suffisante pour gagner de la part des confédérations syndicales, bien qu'on les ait interpellées sur ce sujet à de multiples reprises, on s'est dit nous au Havre qu'il fallait bien que cela vienne de quelque part. Si ce n'est pas eux, il faut que ce soit quelqu'un d'autre.

 

C'est pour cela qu'on s'est dit que l'initiative des camarades de Tours était intéressante. On a bien conscience que cela vient un peu tard dans le mouvement. Cela vient à un moment où un certain nombre de secteurs ont repris le travail. Cela dit, on est venu pour voir quel était l'état de la mobilisation sur les autres villes, qu'est-ce qu'on pouvait prendre ou offrir. Ensuite, même si cela arrivait un peu tard pour cette bagarre, c'est une démarche intéressante, qui pourrait permettre de perdre moins de temps et d'être plus réactif aux prochaines occasions, dont on craint malheureusement qu'elles se présentent un peu rapidement, étant donné la violence sociale actuelle.

 

Notre exemple a des aspects positifs, et aussi des limites : on n'a pas réussi à généraliser la grève. Il y a des avantages et des limites en terme de démocratie interne. On a réussit à maintenir le pouvoir de décision de l'AG, mais on a aussi agit en conscience pour ne pas perdre l'unité syndicale. On est fier de ça. Ceci dit nous n'avions pas encore le niveau d'un comité de grève, même si le comité de rédaction du journal s'en rapprochait.

 

 

Ces propos montrent l'importance que peuvent prendre ces AG et collectifs interprofessionnels s'ils se pérennisent localement et se coordonnent nationalement. Cela pourrait amener cette lutte et les prochaines à dépasser leurs limites, dans l'ambition de construire un mouvement de grève générale reconductible, une option qui paraît nécessaire face à l'obstination du gouvernement.

 


Source: www.investigaction.net

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