L’émotion est tellement forte qu’il me semble impossible d’écrire le soir même, ici à Odessa, revenant avec les membres de la délégation étrangère de la Place Koulikovo Pole. Nous avons participé en tant que journalistes, militants, observateurs étrangers citoyens, sur l’invitation du Comité des Mères d’Odessa, à la manifestation organisée à la mémoire des victimes du massacre du 2 mai de l’année dernière.
Si j’ai écrit tout de suite à chaud, c’est parce qu’il est si important de communiquer. Parce qu’ici à Odessa, au cœur de l’Europe, les habitants se sentent seuls et abandonnés. C’est aussi parce que je veux revenir vivante de cette Ukraine dont la nature est si belle, mais les hommes parfois si cruels.
Odessa, le 2 mai 2015
Je vais donc commencer par une expérience heureuse et pleine d’espoir. Nous avons participé avec Alek et Irina, deux militants d’Odessa, à la manifestation d’ouverture du Forum Social Mondiale à Tunis en mars dernier. Juste en tenant à la main deux petites pancartes « Stop war in Ukraina » and « Odessa, never forget », nous avons suscité l’intérêt et la compassion de très nombreux militant/es arabophones et africains. Ils venaient nous questionner mais aussi nous dire combien ils nous comprenaient, combien ils connaissaient les manipulations des puissances occidentales suscitant des guerres civiles afin de soumettre des pays, combien l’agressivité de l’impérialisme occidental est patent dans le monde entier. L’Arabie saoudite venait d’agresser le Yémen et l’Ukraine était une des cibles évidentes des guerres de destruction du chaos états-unien.
Les militant/es ont pu montrer les photos du massacre à Odessa et expliquer la situation ukrainienne dans un événement particulier, le Forum de Résistance à Sousse organisé par nos amis tunisiens du 26 au 29 mars. Puis, comme un ultime cadeau, des amis journalistes ont organisés une importante conférence de presse à la Maison des Syndicats du Journalisme à Tunis, un lieu célèbre pour la lutte pour la liberté d’expression que les Tunisiens ont mené sous la dictature. Nous avons tapissé les murs de la salle de conférence de 10 panneaux de photos et d’explications en Français prêtés par le PCF de Vénissieux. Nous avions reçu des menaces sur Facebook. En Russe et Ukrainien des fascistes proches de l’ambassade ukrainienne ont menacé de s’en prendre à la Maison du Syndicat des journalistes, de venir détruire l’exposition et de casser la conférence de presse prévue pour le 30 mars.
Les Tunisiens n’entendaient pas se laisser faire : ils se préparèrent et le jour J les cafés aux alentours de l’avenue de la Liberté étaient remplis de militants politiques prêst à défendre la Maison des Journalistes. Les Tunisiens n’ont pas eu peur de la police de Ben Ali, ils n’allaient pas avoir peur du Pravy Sektor. De plus, des ultra du club de football Espérance, ravis de pouvoir partir à l’assaut de fascistes, attendaient nos ennemis de pied ferme. Alors, nos ennemis nous ont envoyés… des femmes.
Trois employées de l’ambassade ukrainiennes qui ont tenté de perturber la conférence de presse, qui hurlaient, coupaient la parole du journaliste d’Odessa présentant la répression de liberté d’expression en Ukraine. Les organisateurs tunisiens n’osaient pas les faire taire : elles criaient qu’on limitait leur liberté d’expression mais en réalité elles voulaient empêcher la notre. Mais nous avons réussi. Nous avons exigé qu’elles parlent Arabe ou Français, ou qu’elles se fassent traduire. Nul n’est censé en effet en Tunisie parler leur « langue nationale » dans laquelle elles exigeaient de se parler pour éviter d’avoir à entendre le Russe dans lequel s’exprimaient les Odessites traduits par les russophones tunisiens !
Nous avons réussi. Nous avons parlé, elles ont parlé, ont cessé de crier. Un débat sérieux s’est engagé entre les Russes et Russophones présents vivant en Tunisie, surtout des femmes, et des journalistes tunisiens. La Liberté, la vraie, avait gagné. Nous n’étions plus seuls.
Plus d’une fois j’ai pensé à ce succès d’internationalisme lors de mon voyage dans les Balkans avec la Caravane Féministe qui s’en est suivi : Bulgarie, Kosovo, Serbie, Manifestation lesbienne et féministe à Belgrade, soutien aux femmes syndicalistes à Tuzla en Bosnie, Sarajevo, Zagreb et Budapest. Je pensais que les Tunisiens nous montrent la voie avec leur mobilisation inlassable, leur culture urbaine d’organisation de l’espace militant dans les cafés, les syndicats, les maisons de culture, avec leur sens de solidarité concrète et immédiate. C’est bien de cela dont nous avons besoin dans notre Europe de l’’Est divisée, morcelée, démembrée ou chacun se sent seul face au système et au danger.
Je pensais encore plus à eux lorsque sur la route entre la Roumanie et l’Ukraine, outre la frontière, je traversais 3 check point militaires montrant que l’Ukraine, et nous avec, sommes bien en guerre. Je n’étais pas rassurée du tout. Si l’Ukraine décidait de ne pas me faire entrer dans le pays, ou si le SBU me faisait subir un interrogatoire comme ils l’ont fait au journaliste italien de la délégation, passe encore. Apres tout, l’Etat ukrainien a bien le droit de refuser souverainement le droit d’entrer sur son territoire à des gens qu’ils considèrent comme des ennemis, n’est-ce pas ? Mais si le bus était arrêté en rase campagne par les paramilitaires fascistes du Pravy Sektor, comme ils le font fréquemment, qui allait me défendre? Comment se défendre d’un danger mortel, diffus, mais pourtant présent ?
L’ambiance à Odessa était oppressante malgré l’accueil chaleureux et plein d’attention de nos amis. Notre délégation étrangère comportait des journalistes allemands, suédois, belge, un militant italien anti-fasciste et moi-même, représentant les bonnes volontés françaises et polonaises en une seule personne. Le matin du 2 mai nos organisatrices, toutes des femmes, nous ont amené par des détours dans un lieu privée, caché, ou s’est tenu notre conférence de presse. Là nous avons appris que Viktoria, l’organisatrice de la manifestation et militante du Comité des Familles des Victimes, n’était pas présente. Elle avait été emmenée au SBU pour un interrogatoire sur la présence des journalistes étrangers, considérés comme de dangereux terroristes.
Elle a été remplacée par un militant francophone, qui a demandé de ne pas publier son nom et de flouter les images de son visage. De très nombreux citoyens critiques vis à vis du gouvernement Porochenko, qui le considèrent comme un usurpateur, ont peur de dire leur opinion et d’être emprisonnés pour séparatisme et terrorisme. La fracture entre le gouvernement de Kiev et une bonne partie de l’opinion publique du Sud Est de l’Ukraine est consommée et ce n’est pas l’interdiction de parler qui interdira aux gens de le penser. Cependant de peur de perdre leur travail, d’être emprisonné, battue ou tué par les nervis fascistes, de nombreuses personnes proches des « anti-Maidan » se terrent maintenant, notamment les nombreux fonctionnaires de la culture, des universités, des écoles et des musées qui sont la richesse d’Odessa, les gardiens de son patrimoine et de son identité.
C’est étrange de sentir et de voir cette oppression à une encablure de l’Union Européenne dans cette ville à l’architecture magnifique et au passé prestigieux. Il est effrayant de voir comment le prétendu « Maidan européen » a accouché d’une dictature, tout le contraire des valeurs européennes de liberté d’expression dont l’Occident fait d’habitude si grand cas.
Dans la conférence de presse nous faisons connaissance avec la situation actuelle suite au massacre du 2 mai : toujours pas d’enquête fiable pour retrouver et châtier les coupables de ce meurtre de masse, toujours 100 personnes en prison parmi les survivants du massacre. Ces emprisonnés n’ont ni nourriture ni vêtements ni couverture en prison. Le Comité des Mères collecte des dons pour ceux qui n’ont pas de famille ni de moyens. Ces prisonniers qu’il faut bien qualifier de politiques n’ont pas entendu le qualificatif précis des accusations portées contre eux, ils ne peuvent se défendre, ils ne savent pas quand la procédure contre eux sera menée ni quand elle sera fini. Les lois « anti-terroristes » permettent aux autorités de Kiev de faire l’impasse sur ce décorum occidental que sont les droits humains élémentaires.
Quand aux assassins du 2 mai, ceux dont les visages sont présents sur de nombreuses photos, ils n’ont pas été inquiétés. Tout juste quelques uns d’entre eux, comme l’assassin « Sotnik Mikola » ou le député Gontcharenko, qui posait fier sur les photos des cadavres, ont-ils étaient arrêtés quelque jours, emmenés à Cherson loin d’Odessa et relâchés. Même le député du Conseil de l’Europe de die Linke, Andrej Hunko, venu poser des questions sur l’état de l’enquête judiciaire accompagné de juristes du Conseil de l’Europe n’avait pu obtenir que des réponses évasives de la part des autorités ukrainiennes.
L’ambiance est encore plus oppressante que l’année dernière car les familles des victimes n’osent désormais plus rien réclamer de peur d’être accusées de « séparatisme ». Il faut dire que la nouvelle loi interdisant les symboles communistes, l’hymne soviétique, la faucille et le marteau, l’Internationale et le ruban de Saint George, symbole anti-fasciste par excellence, a déjà provoqué la suppression des manifestations du 1 mai, désormais interdites, alors qu’elles étaient sans problèmes organisées sous Janukovitsch.
Je pose la question des 7 monuments anti-fascistes à la gloire de l’Armée Rouge et de la résistance soviétique aux nazis ainsi que du musée militaire contenant toute l’histoire de la résistance anti-nazie : ne sont-ils pas menacés d’être démolis par les autorités en vertus de cette loi ? Cela semblait inimaginable il y a encore 1 an, mais possible aujourd’hui. Les paramilitaires fascistes entrent bien dans les écoles pour y enlever tous les souvenirs que les vétérans qui déposaient par tradition soviétique pour instruire les jeunes, nous dit notre amie Elena.
La manifestation d’aujourd’hui n’a pas été interdite mais elle était encadrée par un triple dispositif militaire et policier qui entourait et barricadait la place Koulikovo Pole. Il fallait montrer ses papiers et son sac pour passer le barrage. Pourtant des milliers de personnes se pressaient, des bouquets de fleurs à la main, pour entrer. Justement, les bouquets de fleurs sont les symboles de la Résistance. Les drapeaux et les slogans « politiques » ont été interdits. Seule une cérémonie religieuse a été autorisée. Mais les fleurs remplaceront les slogans et les drapeaux : chaque participant porte un bouquet d’oeillets rouges ornés de noir, des tulipes rouges, des brassés de lilas mauves et blancs, symboles de vie et de renaissance.
Ces monceaux de fleurs sont amenés sans relâche par une foule grandissante et déposés au pied de trois mémoriaux sous le bâtiment des syndicats. Quatre arbres ont été décorés de fleurs, de couronnes de fleurs, entourés de dessins et de peintures représentants les martyrs du 2 mai. Des compositions de fleurs accompagnent leur photo et leur nom cerné de noir. Une peinture naïve très émouvante représente un matelot d’Odessa terrassant le dragon fasciste en Saint George moderne, devant la Maison des Syndicat an flammes mais encouragé par le petit peuple d’Odessa. D’autres peinture montrent les âmes des victimes monter au Ciel telles des colombes ou des flammes entourant la Maison des Syndicats formant une auréole orange et noire, symbole de la Victoire.
La symbolique du ruban de Saint George est présente partout : des compositions florales de tulipes orange et noires sont suspendues sur le mur séparant la Maison des Syndicat brûlée de la place, juste au milieu des portraits de tous les tués. Des hommes arborent des vestes ou des tee-shirts rayés d’orange et de noir. Une femme est habillée toute de noir et porte des cheveux teints en orange vif. Rien n’est laissé au hasard.
Il faut dire que nous sommes d’abord dans une cérémonie de deuil et le noir est omniprésent.
Sur le mur s’alignent des portraits des assassinés : chaque photo montre la personne dans la force de l’âge, souriante, en photo de mariage, dans une activité préférée, dans un paysage familier… Un panneau affiche toutes les photos de la courte vie d’un jeune homme : ses photos de bébé, ses photos de maternelle, d’école, sa bande de copains, en couple avec sa fiancé, ses occupations professionnelles et ses hobbys… une vie fauchée dans son élan.
J’accompagne mon amie Elena et les amis qui déposent des bouquets de fleurs à la mémoire du jeune Andrej, fils d’Elena, ce beau jeune homme que je ne verrai jamais vivant et avec lequel je ne discuterai jamais. Sa fiancée se tient à côté de moi, belle jeune femme digne et fière, elle allume la bougie spéciale que l’ont met en Europe de l’Est sur les tombes.
Nous retenons nos larmes, notre colère. Mais entre les chants religieux qui s’élèvent d’un coin de la manifestation et les discours laïques de l’autre, les habitants d’Odessa crient leur colère et la volonté farouche de préserver leur ville du fascisme et de la guerre. « Odessa, nous n’oublierons pas, nous ne pardonneront pas » ! « Odessa le fascisme ne passera pas » ! « Odessa, ville de héros ! ». Le Héros, « Guieroï » est forcément ici un combattant anti-fasciste. Plus tard, des femmes se risqueront à crier « Bandéristes, dehors d’Odessa » !
Mais les policiers sont présents partout, un individu caché nous filme d’une fenêtre de la Maison des Syndicats brûlée. Plus la cérémonie avance, plus le nombre de policiers en civil, d’individus louches augmente. Certains sont de nos ennemis : ils viennent de la manifestation bandériste organisée sur une autre place. Ils s’infiltrent dans la commémoration, nous repèrent en tant que journalistes étrangers, commencent à nous parler et à nous poser des questions. Comme nous voulons parler aux gens et que les gens veulent nous parler, visiblement soulagés que la « vérité sera connue dans le monde », nous discutons parfois avec des gens avec qui nous ne devrions pas parler avant de nous rendre compte que nous devons faire plus attention.
La vérité est la seule exigence des familles endeuillées d’Odessa, avant même qu’elles n’osent formuler un désir de justice. Il est très violent pour elles d’entendre les autorités ukrainiennes propager leur « version officielle » des « événements » : que des terroristes russes avaient infiltrés la Maison des Syndicat et qu’il fallait bien tuer les Russes.
Comme si « tuer des Russes » était une bonne politique, respectueuse des valeurs européennes et susceptible de rapprocher l’Ukraine de l’Union Européenne. C’est justement cela le visage le plus effrayant du fascisme : amener les gens à trouver normal de tuer telle ou telle catégorie de la population. Le fascisme ordinaire des gens banals, ce fascisme que nous n’arrivons plus à débusquer comme tel en Europe.
Au cours du repas de deuil auquel nous assistons les familles nous racontent comment elles sont humiliées par la police et la justice ukrainienne quand elles demandent des informations sur l’enquête. On leur dit souvent : « Si tu n’es pas content, rentres en Russie ». « Mais nous sommes Odessites, nous sommes là depuis 4, 5 générations ! Pourquoi dois-je partir en Russie alors qu’Odessa est ma maison ? » – plus d’une personne désespérée nous l’a dit.
Un grand sentiment de responsabilité et de culpabilité me saisit quand j’entends les femmes des familles endeuillées parler des défunts, de leurs qualités et de l’absurdité de leur mort, de l’injustice monstrueuses de ce crime de masse, de l’incompréhension aussi, comment quelqu’un peut tuer quelqu’un juste à cause d’une opinion politique différente.
Je sens le poids de tous ceux qui ne sont pas là, des 400 millions de citoyens européens, de l’Est et de l’Ouest, du Portugal comme de Bulgarie, de l’Allemagne comme de la Finlande ou de la France, de tous ces citoyens européens qui s’en foutent. Je sens le poids de l’absence de ceux qui ne veulent pas savoir, et qui pourtant sont des militants de gauche, des gens responsables, engagés dans tant de causes humanistes.
Ces militant/es, ces ami/es même ne veulent pas trop savoir non plus, ou en tout cas ils et elles ne veulent pas se déplacer ici pour entendre les pleurs des femmes qui ont perdu leur fils, leur frère, leur mari, leur sœur, leur tante, leur mère (car il y a eu des femmes aussi parmi les brûlés vifs et battus à mort à la Maison des Syndicats). Je me sens responsable à la place de ces centaines de milliers d’Européens, curieusement, alors que moi je suis là. Et j’entends parfaitement dans le cri et les pleurs des victimes les bruits de bottes du fascisme monter.
Je me dis et redis encore que je comprends enfin pourquoi la guerre de destruction de la Yougoslavie a été possible. C’est parce que oui, tant de gens, tant de militants, de responsables de structures associatives, d’organisations politiques en Occident n’ont pas voulu savoir ni voulu bouger. A l’Est de l’Europe on est en Europe mais on se sent seul et abandonné par les Européens.
Je prends la parole pour dire ses sentiments. Les mères des enfants d’Odessa tués par les fascistes nous crient alors en face : « Dites la vérité, dites surtout la vérité, toute la vérité ! Nos enfants étaient des gens bien ! Pas des clochards et des déclassés ! C’est tout le contraire, ils étaient ingénieurs en informatique, enseignants, poètes, journalistes, designers, étudiants… Dites la vérité, car sinon les fascistes vont vous rattraper aussi. Vous n’échapperez pas, ne le pensez pas que vous leur échapperez ! ».
Je pense à Pavlos Fyssas, à Clément Méric et je sais que c’est vrai. Mais comment convaincre mes compatriotes en Europe, de France, de Navarre et de Pologne qu’aller à Odessa, témoigner sur le Donbass c’est tout aussi important ou même plus important que de parler du changement climatique à la prochaine conférence de Paris ?
Je ne peux que promettre aux Mères d’Odessa que de dire la vérité, toute la vérité. Et donc je vous l’écris ici, avant même de pouvoir vous envoyer les photos. Demain nous allons à la prison témoigner de la détention arbitraire des 100 prisonniers politiques d’Odessa.
Source : Investig’Action