Certains liens troublants contredisent l’image de défenseur bénévole des droits de l’homme d’Amnesty et révèlent qu’aux débuts de l’organisation, certaines de ses figures importantes étaient moins préoccupées par la dignité humaine que par l’image des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans le monde.
LONDRES — Amnesty International, la célèbre organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme, est largement connue pour ses activités dans ce domaine. Elle publie des rapports critiques sur l’occupation israélienne de la Palestine et la guerre menée par les Saoudiens au Yémen. Mais elle publie aussi un flot constant d’accusations contre des pays qui ne jouent pas le jeu avec Washington – des pays comme l’Iran, la Chine, le Venezuela, le Nicaragua, la Corée du Nord et d’autres encore. Ces rapports amplifient les roulements de tambour en faveur d’une intervention « humanitaire » dans ces pays.
L’image prestigieuse d’Amnesty en tant que défenseur mondial des droits de l’homme entre en contradiction avec ses premiers pas, lorsque le ministère britannique des Affaires étrangères était censé censurer les rapports critiques à l’égard de l’Empire britannique. Peter Benenson, le cofondateur d’Amnesty International, avait des liens étroits avec les ministères des Affaires étrangères et des Colonies alors qu’un autre cofondateur, Luis Kutner, informait le FBI sur une cache d’armes au domicile du dirigeant Black Panther Fred Hampton quelques semaines avant que celui-ci soit tué lors d’une attaque à main armée menée par ce même Bureau.
Ces liens troublants contredisent l’image de défenseur bénévole des droits de l’homme d’Amnesty et révèlent que des personnalités importantes de l’organisation à ses débuts étaient moins préoccupées par la dignité humaine que par l’image des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans le monde.
Un commencement contradictoire
Peter Benenson, d’Amnesty International, un anti-communiste déclaré, venait du renseignement militaire. Il a promis qu’Amnesty serait indépendant de l’influence du gouvernement et représenterait des prisonniers à l’Est, à l’Ouest et dans le Sud.
Dans les années 1960, cependant, le Royaume-Uni se retirait de ses colonies et les ministères des Affaires étrangères et des Colonies étaient avides d’informations concernant la situation sur le terrain émanant de militants des droits de l’homme. En 1963, le Foreign Office a chargé ses agents à l’étranger d’apporter un « soutien discret » aux campagnes d’Amnesty.
Cette même année, Benenson a soumis au ministre des Colonies Lord Lansdowne une proposition visant à soutenir un « conseiller aux réfugiés » à la frontière entre l’actuel Botswana et l’Afrique du Sud sous apartheid. Ce conseiller ne devait assister que des réfugiés et éviter explicitement d’aider les militants anti-apartheid. « L’influence communiste ne doit pas s’étendre dans cette partie de l’Afrique et dans la situation délicate présente, Amnesty International souhaiterait appuyer le gouvernement de Sa Majesté dans cette politique », écrivait Benenson. L’année suivante, Amnesty a cessé de soutenir l’icône anti-apartheid et premier président d’une Afrique du Sud libre, Nelson Mandela.
L’année suivante encore, en 1964, Benenson sollicita l’assistance du Foreign Office pour se procurer un visa pour Haïti. Le ministère obtint le visa et écrivit à son représentant en Haïti, Alan Elgar, qu’il « sout[enait] les buts d’Amnesty International ». Benenson s’infiltra dans l’île en se présentant comme peintre, car le ministre d’État Padley lui avait dit avant son départ : « Nous devrons faire un peu attention de ne pas donner aux Haïtiens l’impression que votre visite est en fait parrainée par le gouvernement de Sa Majesté. »
Le New York Times révéla la ruse, ameneant certains fonctionnaires à proclamer leur ignorance ; Elgar, par exemple, déclara qu’il était « choqué par les singeries de Benenson ». Ce dernier s’excusa auprès du ministre Padley, disant : « Je ne sais vraiment pas pourquoi le New York Times, qui est généralement un journal responsable, devrait faire ce genre de choses à propos de Haïti. »
Permettre à la politique de s’infiltrer dans la mission
En 1966, un rapport d’Amnesty sur la colonie britannique d’Aden, ville portuaire du Yémen actuel, décrivait en détail les tortures infligées à des détenus par le gouvernement britannique dans le centre d’interrogatoire de Ras Morbut. Les prisonniers étaient mis nus pendant les interrogatoires, forcés de s’asseoir sur des piquets qui pénétraient leur anus, on tordait leurs parties génitales, on leur brûlait le visage avec des cigarettes et ils étaient maintenus dans des cellules au sol couvert d’excréments et d’urine.
Le rapport n’a toutefois jamais été publié. Benenson a raconté que Robert Swann, le secrétaire général d’Amnesty, l’avait censuré pour plaire au ministère des Affaires étrangères, mais le cofondateur d’Amnesty, Eric Baker, a dit que Benenson et Swann avaient rencontré le ministère et avaient accepté de garder le rapport secret en échange de réformes. À l’époque, le Lord Chancelier Gerald Gardiner a écrit au Premier ministre Harold Wilson que « Amnesty a retenu [le rapport] aussi longtemps que possible tout simplement parce que Peter Benenson ne voulait rien faire qui puisse nuire à un gouvernement travailliste ».
Puis quelque chose a changé. Benenson se rendit à Aden et fut épouvanté par ce qu’il découvrait, écrivant : « Je n’ai jamais été confronté à une image plus affreuse que celle que j’ai vue de mes yeux à Aden », malgré ses « nombreuses années passées à enquêter personnellement sur la répression ».
Une toile enchevêtrée
Pendant que tout cela se déroulait, un scandale financier similaire se développait, qui allait ébranler Amnesty jusqu’aux tréfonds. Polly Toynbee, militante d’Amnesty depuis 20 ans, était au Nigeria et en Rhodésie du Sud, la colonie britannique du Zimbabwe, gouvernée à l’époque par la minorité des colons blancs. Là-bas, Toynbee remettait de l’argent à des familles de prisonniers à partir de montants en espèces apparemment inépuisables. Toynbee a dit que Benenson l’avait rencontrée là-bas et avait admis que l’argent venait du gouvernement britannique.
Toynbee et d’autres ont été contraints de quitter la Rhodésie en mars 1966. En partant, elle s’est emparée de documents trouvés dans un coffre-fort abandonné, dont des lettres de Benenson aux hauts responsables d’Amnesty travaillant dans le pays qui décrivaient en détail la demande d’argent que Benenson avait adressée au Premier ministre Wilson, et qui avait été reçue des mois auparavant.
En 1967, il a été révélé que la CIA avait créé et finançait secrètement une autre organisation de défense des droits de l’homme, fondée au début des années 1960, la Commission internationale de juristes (CIJ), par le biais d’une filiale américaine, l’American Fund for Free Jurists Inc.
Benenson avait fondé, en même temps qu’Amnesty, la branche britannique du CIJ, nommée Justice. Le secrétaire d’Amnesty international, Sean MacBride, était également secrétaire général de la CIJ.
Puis les « Harry letters » ont été publiées dans la presse. Officiellement, Amnesty a nié avoir eu connaissance des versements du gouvernement Wilson. Mais Benenson a admis que leur travail en Rhodésie avait été financé par le gouvernement et qu’il avait rendu les sommes versées de sa poche. Il a écrit au Lord Chancelier Gardiner qu’il l’avait fait afin de ne pas « nuire à la réputation politique » de ceux qui étaient impliqués dans l’affaire. Ensuite Benenson a restitué les sommes non dépensées de ses deux autres organisations de défense des droits de l’homme, Justice (la branche britannique de la CIJ fondée par la CIA) et le Service de conseil pour les droits de l’homme (Human Rights Advisory Service).
Le comportement de Benenson à la suite des révélations sur les « Harry letters » a rendu furieux ses collègues d’Amnesty. Certains d’entre eux ont prétendu qu’il souffrait de maladie mentale. Un membre du personnel a écrit :
« Peter Benenson a formulé des accusations qui ne peuvent que déboucher sur le discrédit de l’organisation qu’il a fondée et à laquelle il s’est consacré. […] Tout cela a commencé peu après son retour d’Aden, et il semble vraisemblable que le choc nerveux qu’il a subi devant la brutalité manifestée par certains éléments de l’armée britannique a eu un effet déstabilisateur sur son jugement ».
Plus tard dans l’année, Benenson a démissionné de son poste de président d’Amnesty pour protester contre la surveillance et l’infiltration de son bureau de Londres par les services de renseignement britanniques – du moins selon lui. Plus tard dans ce mois, Sean MacBride, le responsable d’Amnesty et agent de la CIJ, a présenté un rapport lors d’une conférence d’Amnesty qui dénonçait les « actions erratiques » de Benenson. Celui-ci a boycotté la conférence, choisissant de soumettre une résolution demandant la démission de MacBride à cause du financement de la CIJ par la CIA.
Amnesty et le gouvernement britannique ont alors suspendu leurs relations. Le groupe de défense des droits a promis « non seulement d’être indépendant et impartial mais surtout de ne pas être mis dans la position où quoi que ce soit puisse même lui être imputé » quant à sa collusion avec des gouvernements en 1967.
Le rôle d’Amnesty dans la mort du Black Panther Fred Hampton
Mais deux ans plus tard, des hauts responsables d’Amnesty se sont engagés dans une coordination beaucoup plus inquiétante avec des agences de renseignement occidentales.
Des documents du FBI, publiés par le Bureau au printemps 2018 dans le cadre de la divulgation d’une série de documents concernant l’assassinat du président John Kennedy, décrivent le rôle d’Amnesty International dans l’assassinat du vice-président du Black Panther Party (BPP) Fred Hampton, 21 ans, l’icône montante de la libération noire – un meurtre considéré comme un assassinat mais qui a été officiellement jugé comme un homicide justifiable.
Luis Kutner, cofondateur d’Amnesty International, a assisté le 23 novembre à une conférence de Hampton à l’Université d’Illinois.
Au cours de son intervention, Hampton a décrit le BPP « comme un parti révolutionnaire » et a « indiqué que le parti avait des fusils, pour la paix et l’autodéfense, et que ces fusils étaient au domicile de Hampton ainsi qu’au siège du BPP », selon le document du FBI.
« Kutner a atteint le point où il aimerait intenter une action en justice pour faire taire le BPP », écrit le FBI. « Kutner conclut en déclarant qu’il croyait que des orateurs comme Hampton étaient des psychotiques » et que ce n’est que lorsqu’ils sont confrontés à un tribunal qu’ils cessent leurs « diatribes et leurs délires ».
Le rapport interne du FBI sur le témoignage de Kutner cité plus haut a été publié le 1er décembre 1969. Deux jours plus tard, le FBI, avec le Département de la police de Chicago, a mené une attaque armée au domicile de Hampton. Lorsque celui-ci est revenu chez lui pour la journée, l’informateur du FBI William O’Neal a glissé une pilule de somnifère barbiturique dans sa boisson avant de s’en aller.
Le 4 décembre à 4h du matin, la police et le FBI ont fait irruption dans l’appartement, tirant instantanément sur un garde du BPP. En raison des réflexes dus à la mort, le garde a eu des convulsions et a appuyé sur la détente d’un fusil qu’il portait – la seule fois où un membre des Black Panthers a utilisé une arme pendant l’attaque. Les autorités ont ensuite ouvert le feu sur Hampton, qui était au lit en train de dormir avec sa fiancée enceinte de neuf mois. Hampton aurait survécu jusqu’à ce que deux coups soient tirés à bout portant dans sa tête.
Selon le New York Times, Kutner se préparait à créer le groupe des « Amis du FBI », une organisation « créée pour combattre les critiques à l’égard du Federal Bureau of Investigations », après la révélation de sa campagne secrète pour déstabiliser les mouvements de gauche — COINTELPRO. Il a également opéré sur plusieurs scènes où la CIA s’est beaucoup impliquée — y compris le travail de Kutner pour affaiblir le Premier ministre du Congo et farouche anti-impérialiste Patrice Lumumba — et a représenté le Dalai Lama, qui a reçu 1.7 million de dollars par année de la CIA pendant les années 1960.
Même si les opérations troubles d’Amnesty International dans les années 1960 peuvent sembler de l’histoire ancienne en ce moment, elles sont un rappel important du rôle que jouent souvent des organisations non gouvernementales dans la poursuite des objectifs des gouvernements des pays où elles sont établies.
Alexander Rubinstein est journaliste pour MintPress News, à Washington, DC. Il écrit sur la police, les prisons et les mouvements de protestation aux États-Unis et sur l’action policière de ce pays dans le monde. Il a travaillé auparavant pour RT et Sputnik News.
Photo d’en-tête | Peter Benenson, à gauche, avec George Ivan Smith lors d’un séminaire de l’Institut nordique africain, en 1966. Uppsala-Bild | Creative Commons
Traduit par Diane Gilliard pour Investig’Action
Source : Mint Press News