Elles constituent un important outil du soft power américain : la myriade d’organisations « humanitaires » ou « droits-de-l’hommistes » (1) téléguidées et manœuvrées par Washington. Des organisations paraétatiques dirigées et financées directement par le gouvernement US font fonction de « navires-mères » autour desquels opère une armada internationale d’ « ONG » plus spécialisées.
Ainsi, par exemple, quand en mai 2007, les représentants de 145 organisations de « soutien au Tibet » se sont rassemblés à Bruxelles pour organiser la grande campagne antichinoise de 2008 − avec pogroms au Tibet et attaques des porteurs de la flamme olympique en France −, ils y ont côtoyé non seulement le « premier ministre » du dalaï-lama, mais aussi… la sous-secrétaire d’État américaine Paula Dobriansky. (2)
La « démocratie » au service de l’impérialisme américain
Le « navire-mère » le plus connu de cette myriade d’ONG est sans doute le NED (New Endowment for Democracy) qui n’est autre que la partie émergée de la CIA. Comme l’indique son site officiel, il « finance sous forme de subventions directes, des centaines d’organisations non-gouvernementales à travers le monde ». (3)
À propos de ses activités, l’ancien directeur de la CIA, William Colby, déclarait en 1982 dans le Washington Post : « Il n’est pas nécessaire de faire appel à des méthodes clandestines. Nombre de programmes qui […] étaient menés en sous-main, peuvent désormais l’être au grand jour, et par voie de conséquence, sans controverse ». Et en 1991, un des fondateurs du NED, Allen Weinstein, expliquait au même Washington Post que « bien des choses qu’ils [au NED] faisaient maintenant étaient faites clandestinement par la CIA 25 ans auparavant. » (4)
Selon Bill Berkowitz de l’initiative Working for Change , « le NED fonctionne comme un service d’infrastructure complet. Il fournit de l’argent, un soutien technique, un savoir-faire médiatique, des équipements modernes et une aide aux relations publiques pour des groupes politiques, des organisations civiles, des syndicats, des mouvements dissidents, des groupes d’étudiants, des éditeurs, des journaux et d’autres médias sélectionnés. Son but est de déstabiliser les mouvements progressistes, en particulier ceux à tendance socialiste ou démocrate-socialiste ».(5)
Ainsi, selon l’organisme indépendant de surveillance des médias américains Fairness & Accuracy in Reporting, le NED a dépensé plus de 22 millions de dollars pour « identifier de nouvelles voies pour la démocratie et la réforme politique à Hong Kong » et dans le reste de la Chine afin, entre autres, de susciter dans la région administrative spéciale chinoise les émeutes que l’on sait. (6)
L’« aide humanitaire » et « l’aide au développement » au service de l’impérialisme américain
Il en va de même pour l’ USAID (United States Agency for International Development) qui, tout en se déclarant « indépendante », est placée très officiellement « sous la supervision du président, du département d’État et du Conseil de sécurité nationale ». (7) Personne ne s’étonnera donc que cette « agence », créée officiellement en 1961 pour aider les États-Unis à gagner le « cœur et l’esprit » des citoyens des pays pauvres par « l’action civique, l’aide économique et l’assistance humanitaire », a « servi de façade aux opérations et aux agents de la CIA dans le monde. Parmi les exemples les plus tristement célèbres, on peut citer l’Office of Public Safety, un programme de l’USAID destiné à la formation de la police dans le Cône Sud (8) qui a également formé des tortionnaires. Dans les années 1960 et 1970, de nombreux officiers de l’USAID en Amérique latine et en Asie du Sud-Est travaillaient dans des bureaux communs dirigés par des diplomates du département d’État ou dans des unités de personnel militaire américain. » (9)
En 2012, « les ministres des affaires étrangères de la Bolivie, de Cuba, de l’Équateur, de la République dominicaine, du Nicaragua et du Venezuela ont signé une résolution sur l’expulsion des employés de l’USAID des États de l’ALBA (10) parce que l’USAID encourage l’opposition politique, coopère avec les services secrets américains et participe à la déstabilisation des gouvernements élus. Cette image a été confirmée en avril 2014, lorsqu’on a appris que l’USAID avait systématiquement tenté de déstabiliser la situation politique à Cuba au moyen d’un service de microblogging spécialement créé, voire de lancer un ‘printemps cubain’. » (11)
En Europe, l’USAID a, par exemple, « aidé » l’Ukraine avec des milliards de dollars, entre autres en finançant le Western NIS Enterprise Fund (WNISEF) pour promouvoir le secteur privé en Ukraine. « Les contributions à ce fonds par l’USAID et d’autres institutions américaines, contributions dont certaines ont été perdues depuis, ont été gérées contre rémunération par une société privée (Horizon Capital). » Celle-ci a été fondée par l’Américaine Natalie Ann Jaresko, une banquière d’affaires « au service du Département d’État américain ». Elle a été « nommée ministre des finances de l’Ukraine le 2 décembre 2014 et a reçu la citoyenneté ukrainienne le même jour. » (12)
Selon le Washington Post l’USAID s’est aussi fortement immiscée dans les élections ukrainiennes. En 2006, elle « a établi les listes électorales pour les élections législatives, a soutenu les ramifications du parti Pora! ainsi que les organisations de jeunes des partis nationalistes et plusieurs médias critiques envers le gouvernement » de l’époque. « Les bénéficiaires des dons américains, parmi lesquels figurait la fondation Open Ukraine d’Arseniy Yatsenyuk, ont été dissimulés ou révélés seulement après un long délai. » (13)
La « liberté » et les « droits de l’homme » au service de l’impérialisme américain
L’Ukraine a aussi été l’un des champs d’activité de prédilection d’une autre organisation de regime change « financée par le gouvernement américain et basée à Washington » : Freedom House. Celle-ci « possède des bureaux dans une douzaine de pays, dont l’Ukraine, la Hongrie, la Serbie, la Jordanie, le Mexique, et plusieurs pays en Asie centrale. » Selon ses propres déclarations, elle estime que « la prédominance américaine dans les affaires internationales est essentielle pour la cause des droits de l’homme et de la liberté ». (14)
C’est ainsi qu’en 1988, la Freedom House « a créé un Groupe de travail sur l’Amérique centrale afin de dénoncer le gouvernement sandiniste nicaraguayen et les guérillas d’extrême gauche de la région. » Plus récemment, elle a soutenu les « révolutions » pro-américaines en Serbie, au Kirghizistan et en Ukraine. « En 2006, des médias révèlent que Freedom House reçoit des financements spécifiques du département d’État pour mener des activités clandestines en Iran. »
Elle est dirigée par un « conseil d’administration » où ont siégé, par exemple, des personnages comme
– James Woolsey, ancien directeur de la CIA,
– l’éditeur de presse Malcolm (« Steve ») Forbes Jr., un des signataires du Project for the New American Century (PNAC) en 1997 et « président d’honneur de la Fondation nationale cubano-américaine (FNCA), une organisation animée par des exilés cubains anti-castristes » (15),
-ou encore Otto Reich, un haut fonctionnaire sous les présidents Reagan, Bush père et Bush fils, impliqué dans le soutien des Contras au Nicaragua. (16)
D’autres membres du « conseil d’administration » portent des noms bien connus en Europe, comme Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Zbigniew Brzezinski, Jeane Kirkpatrick et Samuel Huntington.
L’exemple-type d’une ONG « droits-de-l’hommiste » : Human Rights Watch
L’ ONG qui a joué un rôle de premier plan dans la récente campagne des « violations des droits de l’homme » au Xinjiang chinois a été Human Rights Watch (HRW).
Qu’en est-il de son indépendance et par conséquent de sa crédibilité ?
En 2014, les lauréats du Prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel et Mairead Maguire, l’ancien Secrétaire général adjoint des Nations unies Hans von Sponeck, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens Richard Falk, et plus de 100 universitaires, intellectuels et auteurs, ont envoyé une lettre ouverte à Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch depuis 1993. (17)
Dans cette lettre, les signataires constatent les « liens étroits de HRW avec le gouvernement américain », liens qui « remettent en cause son indépendance », et ils critiquent « ce qui ressemble à une porte tournante » entre HRW et le gouvernement américain.
En guise d’exemples, ils citent :
– le directeur de HRW à Washington, Tom Malinowski qui a été l’ « assistant spécial du président Bill Clinton et rédacteur de discours pour la secrétaire d’État Madeleine Albright » (18), avant d’être nommé Secrétaire d’État adjoint sous John Kerry ;
– la vice-présidente du conseil d’administration, Susan Manilow, qui se décrit elle-même comme « une amie de longue date de Bill Clinton » et se vante d’avoir « organisé des dizaines d’événements » pour le Comité national du parti démocrate ;
– trois membres du comité consultatif de HRW Amériques : Myles Frechette, qui a été ambassadeur des États-Unis en Colombie ; Michael Shifter, qui a été le directeur pour l’Amérique latine du National Endowment for Democracy ; et Miguel Díaz, un ancien analyste de la CIA.
Sur twitter, Kenneth Roth, directeur général de HRW, prend la défense de DAECH. L’ennemi à abattre, ce ne sont pas les coupeurs de tête djihadistes financés par les monarchies du Golfe ou les Saoudiens, mais Assad, le président élu. (Source : http://angryarab.blogspot.com/2016/12/can-you-imagine-kenneth-roth-justifying.html)
À bon escient, les auteurs de la lettre ouverte mettent en question l’engagement impartial pour les droits humains et la bonne foi de M. Malinowski. Ils rappellent qu’il a estimé en 2009 que, « dans des circonstances limitées », « il y avait ‘une place légitime’ pour les restitutions de la CIA – la pratique illégale d’enlèvement et de transfert de personnes suspectées de terrorisme à travers la planète. Malinowski a été cité en paraphrasant l’argument du gouvernement américain selon lequel concevoir une alternative à l’envoi de suspects dans ‘des cachots étrangers pour être torturés’ allait ‘prendre un certain temps’ ».
Rappelons dans ce contexte que même le Parlement européen s’est vu obligé de fustiger, le 8 juin 2016, les « restitutions » de la CIA, accompagnées de « nombreuses violations des droits de l’homme » et de « recours à la torture », qui se sont passées « sur le sol européen entre 2001 et 2006 ». Il a déploré « l’apathie des États membres et des institutions européennes » dans cette affaire ; il a demandé aux États d’« enquêter, en faisant preuve d’une transparence totale, sur les allégations faisant état de l’existence de prisons secrètes sur leur territoire dans lesquelles des individus étaient retenus par le programme de la CIA », et il les a exhortés à « livrer à la justice leurs responsables ou complices ». (19)
Pour illustrer le caractère partisan de HRW, les auteurs de la lettre évoquent encore son attitude à l’égard du Venezuela et, dans une réponse ultérieure à M. Roth, son attitude envers les violations des droits de l’homme à Haïti :
« Dans une lettre de 2012 au président Chávez, HRW a critiqué la candidature du pays au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, prétendant que le Venezuela était ‘loin de respecter des normes acceptables’ et remettant en question sa ‘capacité d’être une voix crédible en matière de droits de l’homme’. À aucun moment, la participation des États-Unis au même conseil n’a mérité la censure de HRW, malgré le programme secret d’assassinats mondial de Washington, sa pérennisation des transferts illégaux et sa détention illégale d’individus à Guantánamo Bay. » (20)
De même, après « le coup d’État de 2004 contre le gouvernement démocratiquement élu d’Haïti », on a encore pu constater « l’échec de HRW à critiquer de manière appropriée les crimes américains. » Car le « gouvernement américain a pratiquement kidnappé le président d’Haïti, des milliers de personnes ont été tuées sous le régime du coup d’État qui a suivi et des fonctionnaires du gouvernement constitutionnel ont été emprisonnés. Face à ce qui était probablement les pires violations des droits humains de tous les pays de l’hémisphère occidental à l’époque, HRW a à peine levé le petit doigt. HRW n’a jamais organisé de conférence de presse pour critiquer le coup d’État ou les atrocités commises après le coup d’État. Contrairement aux appels de HRW à la Charte démocratique interaméricaine de l’Organisation des États américains pour le Venezuela et Cuba, HRW n’a jamais invoqué publiquement la Charte dans le cas d’Haïti », et « n’a jamais publié d’article sur le renversement dans un journal important. (En 2004, le New York Times a publié à lui seul au moins cinq articles d’opinion de HRW et quatre lettres de HRW sur d’autres sujets). »
Les auteurs, avec une remarquable retenue, font remarquer qu’il est donc « raisonnable pour les observateurs extérieurs de se demander si cette absence de réponse de HRW à des violations des droits de l’homme d’une telle ampleur avait quelque chose à voir avec les priorités de la politique étrangère américaine. » (21)
(À suivre…)
Source: TibetDoc
Voir partie 1: La Chine dans le collimateur du « soft power » américain (1/3): Les « bons » et les mauvais espions
Voir partie 2: La Chine dans le collimateur du « soft power » américain (2/3) : Ces réseaux atlantistes qui ont infiltré l’Europe
Notes :
1) Lire au sujet du concept des droits de l’homme, de son histoire et de ses limites, l’excellent article de Bruno Guigue sur https://www.legrandsoir.info/a-chacun-ses-droits-de-l-homme.html
2) Albert Ettinger, Batailles tibétaines, Pékin, CIP 2018, p. 428, citant les indications de la Wikipédia anglaise
3) https://www.ned.org/apply-for-grant/fr/
4) https://fr.wikipedia.org/wiki/National_Endowment_for_Democracy
5) https://de.wikipedia.org/wiki/National_Endowment_for_Democracy #Einzelbeispiele (notre traduction à l’aide de DeepL.com/Translator)
6) https://en.wikipedia.org/wiki/National_Endowment_for_Democracy (notre traduction à l’aide de DeepL.com/Translator)
7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Agence_des_%C3%89tats-Unis_pour_le_d%C3%A9veloppement_international
8) Le « Cône Sud » désigne la zone d’Amérique du Sud la plus australe du continent, donc principalement l’Argentine, le Chili et l’Uruguay.
9) https://en.wikipedia.org/wiki/United_States_Agency_for_International _Development#Korean_War (notre traduction à l’aide de DeepL.com/Translator)
10) L’« Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des Peuples » est une organisation politique, culturelle, sociale et économique pour promouvoir l’intégration des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes. Elle compte dix membres : Cuba, le Venezuela, le Nicaragua, la Dominique, Antigua-et-Barbuda, l’Équateur, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès et la Grenade (dans l’ordre d’adhésion). Le Honduras et la Bolivie ne font plus partie de l’ALBA depuis les coups d’État contre leurs présidents Manuel Zelaya et Evo Morales orchestrés par Washington.
11) 12) et 13) https://de.wikipedia.org/wiki/United_States_Agency_for_International _Development (notre traduction à l’aide de DeepL/Translator)
14) https://fr.wikipedia.org/wiki/Freedom_House
15) https://fr.wikipedia.org/wiki/Steve_Forbes
16) https://en.wikipedia.org/wiki/Otto_Reich
18) Madeleine Albright est cette diplomate connue pour avoir publiquement déclaré que le décès d’un demi-million d’enfants irakiens suite aux sanctions US en valait la peine… https://www.youtube.com/watch?v=bntsfiAXMEE et https://www.globalpolicy.org/component/content/article/170-sanctions/41952.html
19) La résolution du PE a été adoptée de justesse par 329 voix pour, 299 contre, et 49 absentions. Plus de la moitié des parlementaires ne trouvaient donc rien ou peu à redire à propos des activités des tortionnaires de la CIA et de leurs complicités au sein des gouvernements européens. Et bien évidemment, aucun responsable n’a jamais été inquiété par la justice. Cf. https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20160603IPR30213/programme-de-restitution-de-la-cia-il-faut-livrer-les-responsables-a-la-justice
21) https://www.jacobinmag.com/2014/07/a-watchdog-not-a-lapdog/