L’opposition entre les États-Unis et la Chine, présentée comme une bataille juridique et commerciale, masque en réalité un conflit pour le leadership politique et technologique pilotant la croissance économique.
Alors qu’on assiste à une informatisation de tous les domaines de la vie [1], la technologie 5G promet d’accélérer cette emprise numérique dans des proportions démesurées. « Plus que le grand public, elle concerne les usines, les ports, les hôpitaux, les autoroutes… La 5G ambitionne de révolutionner nos vies » dixit le média économique Les Échos. Une technologie déterminante pour l’économie du futur et pour laquelle la propagande bat son plein. De nombreux articles de presse relatent les différentes modalités d’application, les retards de l’Europe, les retombées économiques… Son impact potentiel « pour l’économie » serait, selon la Commission européenne, de 113 à 225 milliards € de bénéfices par an en 2025 ; pour l’Union européenne, plus du tiers concernerait le secteur automobile (avec le nouveau marché des voitures autonomes). « La 5G uniquement en phase de test, l’Europe est à la traîne… en 2020 tout devrait s’accélérer, objectif de la Commission européenne : avoir dans chaque pays européen une ville connectée à la 5G [2] ». Deux types de propagandes s’observent, le TINA (There is no alternative) technologique et la propagande occidentale face à la Chine, nouvel ennemi désigné des États-Unis.
« Huawei pas aussi regardant que nous sur la protection des données » affirme une journaliste dans un reportage d’Arte, qui cible notamment les « portes numériques dérobées » redoutées par le gouvernement états-unien et qui expliqueraient cette guerre commerciale. Pourtant la journaliste le rectifiera plus tard, les premiers à avoir utilisé cette technologie de surveillance sont les États-Unis, comme l’a dénoncé Edward Snowden. Ironie du sort, les informations diffusées dans les médias en Europe véhiculent régulièrement l’idée que les Chinois seraient peu regardants sur la sécurité des données alors que le scandale qui a entraîné la directive européenne RGDP vient des États-Unis.
Les enjeux autour de la 5G, personnalisés par le conflit autour de Huawei sont présentés comme cruciaux, car il en va de la première place dans l’économie du futur, avec son lot de marchandises à produire et à consommer. Une économie en préparation depuis quelques années mais qui n’attend que la 5G pour se déployer, et ainsi « autoriser des usages jusqu’alors limités, voire impossibles : robotisation accrue dans l’industrie, déploiement massif de flottes de voitures autonomes, développement des “villes intelligentes” qui optimiseront leurs réseaux d’énergie, de transport, etc. Sans oublier des produits et services encore inconnus » dixit le journal La Croix [3]… La 5G, loin de se résumer uniquement à une nouvelle génération de réseau téléphonique, implique en réalité un déploiement massif de nouveaux équipements, allant de l’antenne au smartphone du consommateur, de nouveaux gisements immenses en termes de rendements économiques potentiels
L’émergence de la chine comme puissance numérique
Si l’ascension économique de la Chine a été fulgurante depuis son ouverture à l’économie mondiale dans les années 1980, son émergence comme puissance technologique de premier ordre est peut-être encore plus impressionnante. Il y a 20 ans, la Chine accusait encore un retard technologique considérable sur les pays dits « développés », et en particulier sur les États-Unis. Internet n’est arrivé dans le pays qu’en 1994 et les premières entreprises numériques chinoises n’ont été créées qu’à la fin de cette décennie.
20 ans plus tard, la Chine est désormais le principal rival des États-Unis dans certains des secteurs technologiques et économiques les plus en pointe, souvent loin devant l’Union européenne [4]. Plusieurs raisons expliquent ce succès. Elles commencent à être connues mais on peut les résumer rapidement. D’abord, l’existence d’un gigantesque marché intérieur ayant le mandarin pour langue commune. Ensuite, des mesures protectionnistes qui ont permis à certaines entreprises chinoises (en particulier dans le numérique) de croître à l’abri de la concurrence étrangère. Enfin, une politique industrielle volontariste ayant notamment cherché à remonter les chaînes de valeur mondiales à travers des soutiens ciblés à des secteurs stratégiques, ou encore des transferts de technologies imposés aux entreprises étrangères désireuses d’opérer dans le pays.
Le tournant des années 2010
Ces différents éléments sont présents de longue date, mais ils vont connaître une réorientation et un coup d’accélérateur décisifs dans la foulée de la crise économique de 2008. Celle-ci entraîne en effet une baisse de la demande mondiale, en particulier en provenance des pays occidentaux, qui pousse la Chine à vouloir sortir encore plus rapidement de son rôle « d’atelier du monde » et à se réaffirmer en même temps comme une puissance économique et politique de premier plan. Peu après son arrivée au pouvoir, en 2013, l’actuel président de la République, Xi Jinping, lance ainsi deux plans d’envergure qui vont traduire cette ambition à la fois sur le plan interne et international : Le plan « Made in China 2025 » et les « nouvelles routes de la soie [5] ».
Le premier vise à faire de la Chine un leader mondial dans une dizaine de secteurs industriels stratégiques pour l’économie du futur (technologies de l’information, robotique, aérospatial, etc.), à travers notamment des investissements importants en recherche et développement. Le second est un gigantesque plan d’infrastructures destiné à encore mieux connecter l’économie chinoise avec les différentes zones d’extraction, de production et de consommation mondiales, tout en défendant une mondialisation sino-centrée et plus respectueuse des intérêts des pays en développement. Dans les deux cas, les technologies numériques jouent un rôle clé dans les projets soutenus et les entreprises technologiques chinoises en profitent pour renforcer encore plus leurs capacités d’innovation ainsi que leur puissance économique et commerciale [6].
« L’affaire Huawei » et la « guerre commerciale » sino-américaine
Parmi ces entreprises, on retrouve notamment Huawei, que la plupart d’entre nous connaissent pour ses smartphones (les deuxièmes smartphones les plus vendus dans le monde, devant les iPhone d’Apple et derrière le coréen Samsung), mais qui est aussi et sur- tout devenu le leader dans les réseaux 5G. En effet, non seulement Huawei est l’entreprise qui déclare le plus de brevets à l’heure actuelle dans ce domaine, mais elle propose également ses produits et services à un meilleur prix que la plupart de ses concurrents. Résultat, elle mène la course au déploiement mondial de la 5G. Or, cette situation est intolérable pour les États-Unis, et ce pour plusieurs raisons.
Commerciales et sécuritaires d’abord. Pour les Amé- ricains, le succès de Huawei est en effet emblématique de la façon dont la Chine serait parvenue à se hisser au sommet de l’économie mondiale grâce à des pratiques économiques et commerciales « déloyales ». Officielle- ment, la décision américaine de bannir Huawei de ses marchés publics et de toutes transactions avec des entreprises américaines a ainsi été justifiée par les sup- posées pratiques d’espionnage de la firme, lesquelles mettraient également en péril la sécurité nationale des États-Unis. De la même manière, c’est également la « déloyauté » chinoise qui a été dénoncée pour justifier la guerre commerciale lancée par les États-Unis contre la Chine dans la foulée de l’élection de Donald Trump. Or, si ces arguments sont en partie fondés, ils omettent soigneusement de préciser que les États-Unis ne sont pas en reste en termes de pratiques déloyales et d’espionnage, et que de nombreuses multinationales américaines ont été parmi les principaux gagnants de la stratégie de développement chinoise…
Une guerre d’hégémonie
Ces arguments servent ainsi surtout à masquer la raison principale qui explique l’offensive économique des États-Unis contre la Chine en général, et Huawei en particulier : la crainte géopolitique des États-Unis de voir leur statut de superpuissance menacé. La « guerre commerciale » entre les deux pays fait ainsi partie d’une guerre d’hégémonie plus large, dans laquelle les Américains ne cherchent pas tant à mettre fin à des pratiques déloyales qu’à freiner l’ascension d’un rival de plus en plus puissant. Ce n’est pas un hasard si les principales récriminations américaines vis-à-vis de la Chine portaient sur le plan « Made in China 2025 », ni si c’est justement Huawei qui a fait l’objet de l’offensive la plus virulente. Dans les deux cas, on parle en effet de la maîtrise de technologies décisives pour l’économie et l’armée de demain. La 5G, par exemple, est considérée comme l’infrastructure-clé des futures évolutions numériques, notamment parce qu’elle permet d’échanger des quantités colossales de données à une vitesse jusqu’ici inégalée. Contrairement à une idée répandue, son intérêt réside donc surtout dans ses applications industrielles (commerciales, mais aussi militaires) et assez peu dans ses avantages pour les consommateurs lambda. À tel point qu’un récent document du Conseil de sécurité national américain considérait que si la Chine parvenait à dominer l’industrie des réseaux de télécommunication, « elle deviendrait la grande gagnante tant sur les plans politique et économique que militaire » [7].
Une « guerre froide » qui en rappelle une autre
Difficile, dans ce contexte, de ne pas faire de parallèles entre les débats actuels entourant la 5G et d’autres, plus anciens, concernant le nucléaire. En effet, dans les deux cas, on retrouve des technologies dont les partisans vantent les promesses illimitées, tout en en minimisant les risques sanitaires et écologiques, mais aussi les enjeux géopolitiques. Les développements du nucléaire ont ainsi été au cœur de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS (à la fois comme cause et comme conséquence) avec des résultats dramatiques pour les populations mondiales. Aujourd’hui, la 5G apparaît comme un des enjeux centraux de la nouvelle guerre froide (numérique) qui oppose désormais les États-Unis et la Chine avec, là encore, des conséquences potentiellement catastrophiques pour le reste de la planète. Au minimum, cette situation devrait pousser un maximum d’acteurs nationaux et internationaux à défendre une logique de « non-alignement numérique [8] » axée notamment sur la mise en place de mécanismes et d’institutions de contrôle démocratique des principales infrastructures du numérique. Dans l’idéal, elle devrait surtout contribuer à interroger la pertinence même de technologies comme la 5G, dont il apparaît de plus en plus, à l’image du nucléaire, que les risques pourraient bien dépasser de loin les avantages…
La concurrence économique exacerbée entre la Chine et les États-Unis entraîne un déferlement technologique stimulé de part et d’autres, actualisé par des tentatives de relance de la croissance et de toutes les nuisances qui y sont associées. La presse généraliste qui participe grandement au TINA technologique semble s’en accommoder. À l’heure de la crise globale, où crise économique, financière, sociale et sanitaire viennent s’ajouter à la crise écologique qui pousse tant de jeunes à manifester dans les rues, les perspectives politiques et médiatiques face à la 5G vont rarement dans un sens de refus d’une technologie présentée comme une solution pour des problématiques écologiques. L’internet des objets, les smarts cities et les voitures « autonomes » sont présentées généralement comme des outils pour répondre à « l’urgence climatique », alors qu’en réalité ces technologies engendrent extractivisme et pollutions démesurées, ainsi que de nombreuses autres nuisances. Sans attendre une évolution des positionnements politiques et médiatiques, au niveau citoyen, d’autres perspectives sont possibles, comme le soulignait Matthieu Amiech [9] dans une interview au site Reporterre. « Un enjeu capital est le refus de la surveillance par drones, smartphones, reconnaissance faciale, qui se met en place dans cette période de confinement décidé par les autorités publiques ».
Source: Gresea
Notes:
[1] Groupe Oblomoff, Le Monde en pièces, vol. 1, 2012.
[3] https://www.la-croix.com/Economie/Monde/Industrie-securite-enjeux-mondiaux-5G-2019-02-25-1201004994
[4] Lire notamment le dernier rapport de la CNUCED sur « l’économie numérique » qui montre bien comment celle-ci est archi-dominée par les États-Unis et la Chine. (https://unctad.org/fr/PublicationsLibrary/der2019_fr.pdf) ou encore la dernière édition du magazine « Manière de voir » du Monde diplomatique (« Chine – États-Unis, le choc du XXIe siècle » : https:// www.monde-diplomatique.fr/mav/170/) qui revient aussi sur cet aspect, notamment dans le domaine spatial.
[5] Pour plus de détails sur ces plans, le contexte de leur lancement, et la réaction américaine qu’ils ont suscitée, lire le dossier « La rivalité sino-américaine » de Henri Houben paru pour le GRESEA : http://www. gresea.be/Volet-1-La-Chine-ennemi-numero-1-de-Washington.
[6] Sur ce point, lire notamment : Shen, H (2018), « Building a Digital Silk Road ? Situating the Internet in China’s Belt and Road Initiative », Internatio- nal Journal of Communication, 12, 2683-2701.
[7] https://www.wired.com/story/proposal-for-federal-wireless-network- shows-fear-of-china/
[8] Sur ce point, lire : https://www.cetri.be/Bras-de-fer-Etats-Unis-Chine-5271
[9] Co-éditeur des éditions La Lenteur et co-auteur de La liberté dans le coma (La Lenteur, 2013), voir https://reporterre.net/Le-confinement-ampli- fie-la-numerisation-du-monde