L’Otan tisse son réseau en Asie du Sud

Ce à quoi la réunion au sommet de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), le mois dernier à Lisbonne, faisait presque instinctivement penser était que les rumeurs persistantes sur la mort de l’alliance étaient vraiment très exagérées. La chose frappante était le degré d’unité interne et la détermination apparente parmi les 28 membres de l’alliance.

 

Ces dernières années, une profusion de récusations moqueuses sur « l’insignifiance dysfonctionnelle » de l’OTAN et sur une alliance dépeinte comme une « relique de la Guerre Froide » ont émaillé les discours internationaux. L’Asie du Sud – l’Inde, en particulier – a opéré une quasi-ellipse intellectuelle, tout en s’étendant sur la stratégie régionale d’ensemble des Etats-Unis dans les conflits afghano-pakistanais. En fait, dans les discours indiens sur l’Afghanistan, l’OTAN n’a pratiquement jamais figuré comme un sujet d’importance.

Des impressions trompeuses, collectées en Asie du Sud auprès du monde stratégique, laissent penser que les Etats-Unis rechercheraient désespérément une « stratégie de sortie » en Afghanistan et qu’ils seraient sur le point de « se sauver » de l’Hindou-kouch.

Par conséquent, le sommet de l’Otan de Lisbonne, fin novembre, apparaît comme une révélation pour l’Asie du Sud. Au sein de l’espace transatlantique, les voix dissonantes qui mettaient en doute la raison d’être de l’alliance se sont complètement tues.

De même, les membres de l’alliance, de la vieille Europe comme les nouveaux venus, semblent avoir reconnu que l’OTAN a manœuvré avec succès à travers une phase transitoire et qu’elle a achevé son processus d’ajustement dans l’ère de l’après-guerre froide. Les divergences fondamentales sur les questions de la politique de l’alliance sont révolues.

 

Une structure mentale indemne

Il est assez évident que l’alliance est en cours de transformation en vue de jouer un rôle politico-militaire mondial et qu’elle est tournée vers l’avenir. Certes, dans cette période d’austérité européenne, il existe toujours un certain scepticisme qui demande à s’interroger sur les ambitions de l’alliance. Mais il ne faudrait pas non plus surestimer les réductions budgétaires européennes relatives au déploiement militaire, ni les programmes rigoureux d’économie dans les budgets de défense. Aujourd’hui, l’Otan est de loin l’alliance militaire et politique la plus puissante du monde.

Les Etats-Unis ont toujours été le principal contributeur au budget de l’alliance – actuellement près de 75% – ainsi que sa « puissance coercitive ». Cependant, l’amplification perçue comme telle de la « division » entre les USA et l’Europe présente un scénario complexe au regard de l’évolution de l’alliance en tant qu’organisme de sécurité du 21ème siècle.

Ainsi qu’Anders Fogh Rasmussen, le secrétaire-général de l’OTAN, l’a souligné lors du sommet de Lisbonne, « Les Etats-Unis chercheraient ailleurs un partenaire pour la sécurité ». Pour les Etats-Unis, une sorte de « division du travail » dans les interventions internationales devient nécessaire. La guerre d’Irak a montré que cela est déjà en cours.

Les divers programmes de partenariat de l’Otan en Asie Centrale, ainsi que le Conseil de coopération du Golfe et des régions méditerranéennes, peuvent être vus comme une partie de cette approche d’ensemble, consistant à avoir recours à d’autres Etats ou groupes d’Etats pour promouvoir les intérêts euro-atlantiques au niveau mondial.

Pour ainsi dire, les « concepts » de puissance sont en expansion et l’Otan cherche des voies et des moyens pour éliminer les duplications indésirables afin de se coordonner plus efficacement. En tout cas, les lamentations sur un repli imminent de l’Otan de l’arène mondiale en tant qu’alliance militaire ont globalement pris fin à Lisbonne.

D’un autre côté, celles-ci ont cédé la place à une acceptation sans équivoque de la raison d’être immuable de l’alliance transatlantique – et le rôle de leader qu’y jouent les USA – comme à la nécessité de rechercher activement des partenariats dans d’autres régions. Il est manifeste que les Etats-Unis, dans le domaine de la sécurité, continueront de donner la priorité à leur partenariat transatlantique et qu’ils ont l’intention de se servir de l’Otan comme de l’instrument clé leur permettant d’exercer leur influence au niveau mondial et d’empêcher l’émergence de tout siège de pouvoir indépendant qui contesterait sa prédominance.

Le circuit du Président Barack Obama en Asie méridionale, en novembre (juste avant que l’Otan ne se réunisse à Lisbonne), qui incluait un arrêt en Inde, en Indonésie et en Corée du Sud, ainsi que les déplacements intensifs de la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton qui a fait un tour complet, ces derniers mois, des membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et de la région Asie-Pacifique, ont indiqué que les Etats-Unis renforçaient les liens de défense dans cette région et qu’ils exploraient les fondements pour une future extension des partenariats de l’Otan dans cette partie du monde.

La portée de la stratégie américaine est assez claire. Pour citer l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, qui dirigeait le groupe de travail de l’Otan chargé de développer le nouveau concept stratégique adopté au sommet de Lisbonne, « [L’]alliance est une maison solide qui bénéficierait de nouveaux verrous et de nouveaux systèmes d’alarme ».

Rasmussen a confirmé que l’objectif du sommet de Lisbonne était de « s’assurer que l’Otan est plus efficace et plus efficiente » que jamais auparavant. Il a ajouté : « Plus efficace, parce que l’Otan investira dans les capacités clés, comme la défense antimissile, la défense cybernétique et le transport à grand rayon d’action. Plus engagée, parce que l’Otan s’étendra pour communiquer sur toute la planète avec nos partenaires, les pays et autres organisations. Et plus efficiente, parce qu’en même temps que nous « dégraissons le mammouth », nous investissons dans ses muscles ».

Ces objectifs constituent le fondement du Nouveau Concept Stratégique, adopté à Lisbonne pour la décennie à venir. Alors que les objectifs étaient étayés, trois tâches ont été mises en avant : la défense collective, la gestion de crise globale et la sécurité coopérative. Le Concept Stratégique établit que « Nous sommes fermement engagés à préserver l’efficacité [de l’Otan] en tant qu’alliance politico-militaire la plus prospère ».

La tâche essentielle sera de défendre l’Europe et d’assurer la sécurité collective de ses 28 membres, tandis que le Concept Stratégique anticipe la prérogative de l’Otan de monter des opérations expéditionnaires au niveau mondial.

Ce document dit explicitement que « Là où la prévention des conflits s’avère infructueuse, l’OTAN sera préparée et capable de gérer les hostilités en cours. L’Otan a des capacités uniques en matière de gestion de conflit, qui incluent la capacité hors pair de déployer de solides forces militaires sur le terrain et de les maintenir ».

L’alliance a promis de renforcer et de moderniser ses forces conventionnelles et de développer tout l’éventail des capacités militaires. Elle restera une alliance nucléaire, tout en développant une capacité de défense antimissile. Le Concept Stratégique a réaffirmé que l’Otan forgera des partenariats au niveau mondial et réitéré son engagement à étendre la qualité de membre aux Etats démocratiques qui répondent aux critères de l’alliance.

Certes, l’implantation de l’alliance occidentale en Asie du Sud façonnera la géopolitique de cette région dans la période à venir et vice-versa.

Jusqu’à récemment, les conversations en Asie du Sud assumaient allègrement que l’Otan n’aurait aucun appétit pour les opérations lointaines et qu’elle recherchait désespérément une stratégie de sortie en Afghanistan. Au contraire, ce qui est apparu au sommet de Lisbonne est que la structure mentale de l’Otan ressort indemne de cette guerre sanglante et que les Etats-Unis pourraient sans doute réussir à atteindre un résultat politiquement acceptable pour l’engagement continu de l’Otan en Afghanistan (et au Pakistan).

 

« Un partenariat solide et durable » avec Kaboul

Plusieurs questions se posent alors que l’Otan se transforme en organisation de sécurité mondiale et qu’elle s’installe à long-terme dans la région de l’Asie du Sud. L’Otan sera-t-elle prête à se soumettre à la volonté collective de la communauté internationale telle qu’elle est représentée dans la charte de l’ONU ? Ou l’article 5 de sa propre charte (une attaque armée contre l’un [des membres de l’Otan] ou plus en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque contre tous…) continuera-t-il d’être le principe primordial ?

De très grandes incertitudes persistent quant à la sécurité régionale en Asie du Sud. Les questions de frontières, ainsi que les croyances et les ressentiments exprimés dans les catégories [de population] manichéennes, etc., saccagent l’environnement de sécurité dans la région.

L’alliance occidentale a une très grande expérience pour offrir une sécurité collective rassurante et encourager la réconciliation entre les anciennes puissances Alliées et de l’Axe, comme le montre la fin de l’hostilité franco-allemande. L’Otan aspirera-t-elle à devenir la structure qui stabilisera la situation géopolitique hautement dangereuse et volatile dans la région de l’Asie du Sud ?

L’Otan revendique assurément sa prééminence en tant qu’organisation de sécurité mondiale, mais elle reste encore fidèle à ses amarres transatlantiques, dans un cadre où la prépondérance de l’Europe (le monde occidental) dans la politique internationale est sur le déclin et où s’opère un déplacement du théâtre de l’activité politique et économique, depuis l’Atlantique Nord vers l’Asie.

Pour citer Zbigniew Brzezinski : « Selon qu’ils ‘progressent pacifiquement’ (une Chine sûre d’elle-même), de façon agressive (une Russie impérialement nostalgique) ou en fanfaronnant (une Inde assurée, malgré ses vulnérabilités intérieures multiethniques et religieuses), tous ces pays désirent un changement dans l’ordre hiérarchique mondial. La future conduite des relations entre ces trois puissances encore relativement prudemment révisionnistes intensifiera un peu plus l’incertitude stratégique. »

Depuis son arrivée apparemment peu enthousiaste en Afghanistan, il y a sept ans, dans une opération « hors zone » faisant partie de la Force Internationale d’Assistance et de Sécurité (FIAS) mandatée par l’Onu, avec un mandat limité, l’Otan, à sa propre initiative, est en train de sortir de la FIAS, en renforçant sa présence et en redéfinissant son rôle et ses activités sur une base à long-terme. La sécurité en Asie du Sud ne sera plus jamais la même.

Lors du sommet de Lisbonne, l’Otan et l’Afghanistan ont signé une déclaration de partenariat. L’Onu n’y figurait pas et son contenu est purement bilatéral. La portée principale de cette déclaration est d’affirmer leur « partenariat à long-terme » et de construire un « partenariat solide et durable qui complète la mission de sécurité de la FIAS et la poursuit au-delà. »

Cette déclaration reconnaît l’Afghanistan comme un « partenaire important de l’Otan… contribuant à la sécurité régionale ». Bref, l’Otan et l’Afghanistan « renforceront leurs consultations sur les questions de préoccupation stratégique » et développeront à cette fin « des mesures efficaces de coopération » qui incluraient « des mécanismes pour le dialogue politique et militaire… une liaison continue de l’Otan en Afghanistan… avec une compréhension commune que l’Otan n’a aucune ambition d’établir une présence militaire permanente en Afghanistan ou de se servir de sa présence en Afghanistan contre d’autres nations. »

L’Otan et l’Afghanistan initieront une discussion en vue de trouver un accord sur le statut de ses forces dans les trois prochaines années. Cette déclaration prévoit également l’inclusion de « pays non-membres de l’Otan » dans cette structure de coopération.

Le sommet de Lisbonne a essentiellement confirmé que la présence de l’Otan en Afghanistan se poursuivra, même au-delà de 2014, date qui correspondait au calendrier suggéré par le président afghan Hamid Karzai pour que Kaboul soit complètement en charge de la sécurité du pays.

Le Président Obama a résumé que « Notre but est que les Afghans aient repris le premier rôle en 2014 et, de la même manière que nous avons assuré la transition en Irak, nous aurons réussi la transition, de telle sorte que nous maintiendront toujours une fonction d’entraînement et de soutien. »

L’Otan pourra prendre en charge des opérations de combat après 2014, si et quand le besoin se fera sentir. Ainsi qu’Obama l’a formulé, tout ce qui arrivera d’ici 2014 est que « l’empreinte de l’Otan en Afghanistan serait réduite de façon significative. Mais au-delà de ça, il est difficile d’anticiper exactement ce qui sera nécessaire… Je prendrai cette décision lorsque je m’y rendrai. »

Il est clair que les milliards de dollars qui ont été injectés ces derniers temps pour mettre à niveau les bases militaires de l’ère soviétique et pour construire de nouvelles bases militaires en Afghanistan, en particulier dans les régions frontalières de l’Asie Centrale et de l’Iran de Mazar-i-Sharif et de Herat, sont pris en compte.

 

Etablir le contact avec l’Inde

En tant que plus grande puissance d’Asie du Sud, l’Inde semble s’être discrètement préparée pour ce moment, faisant progressivement marche arrière par rapport à sa position traditionnelle réclamant un Afghanistan « neutre », libre de toute présence militaire étrangère. Bien sûr, le vrai problème pour le gouvernement indien est que la politique étrangère devrait être harmonisée de façon optimale avec les stratégies régionales des Etats-Unis. Par conséquent, tous les signes sont là que l’Inde, en tant que « puissance régionale responsable », ne considérera pas fondamentalement la présence militaire de l’Otan en termes à somme nulle.

Plusieurs considérations influenceront l’approche indienne dans la période à venir. D’abord, l’Inde bénéficie indirectement de la stratégie étasunienne dans « la Grande Asie Centrale », laquelle a pour objectif de rapprocher cette région de l’Asie du Sud en créant de nouveaux liens, surtout économiques.

Deuxièmement, l’Inde n’a pas de réflexion arrêtée concernant les programmes de partenariat de l’Otan en Asie Centrale – contrairement à la Russie ou à la Chine, qui nourrissent des inquiétudes à ce sujet. Au minimum, il n’y a aucun conflit d’intérêt entre l’Inde et l’Otan à cet égard. D’un autre côté, l’Inde verrait des avantages à ce que l’Otan travaille effectivement à une stratégie pour « encercler » la Chine en Asie Centrale. La base américaine de Manas, au Kirghizstan, l’installation d’une flotte d’AWACS (airborne warning and control system [système de détection et de commandement aéroporté]) en Afghanistan, etc., donnent déjà à l’alliance une certaine capacité pour contrôler les régions du Xinjiang et du Tibet, où la Chine a positionné ses missiles dirigés vers l’Inde.

Il n’est pas impossible que l’Otan, à une date ultérieure, déploie en Afghanistan des éléments du système américain de défense antimissile. Apparemment dirigé contre les « Etats voyous » voisins, ce système de défense antimissile défiera la capacité stratégique chinoise. Pendant ce temps, l’Inde développe aussi ses capacités de défense antimissile, et une coopération future avec les Etats-Unis dans ce domaine est tout à fait possible.

La position indienne établie jusqu’à présent a été de ne s’identifier à aucune alliance ou bloc militaire. Ceci dit, il est aussi important de noter que l’Inde bénéficie du statut d’observateur dans l’Organisation de la Coopération de Shanghai [OCS] est qu’elle cherche à en devenir membre. Jusqu’à présent, alors que les contacts entre l’Inde et l’Otan ont progressivement pris de l’ampleur, il y a eu une dichotomie.

Les contacts avec l’Otan au niveau des institutions militaires indiennes ont été discrets, mais sont devenus une affaire régulière. Des délégations de l’Otan ont communiqué régulièrement avec des think tanks indiens, ainsi qu’avec la communauté de défense à Delhi. Il n’est pas surprenant qu’une grande partie de ces communications soit restée confinée hors de la vue du public, alors même que l’establishment indien continue de débiter au public son aversion traditionnelle vis-à-vis des alliances et des blocs militaires.

Les hauts-fonctionnaires indiens ont fabriqué un nouvel idiome appelant à une architecture de sécurité « inclusive » pour l’Asie du Sud, une sacrée rupture qui ouvre la porte, à un moment ou un autre, à l’inclusion d’entités extra-régionales telles que les Etats-Unis et/ou l’Otan. L’inde perçoit probablement une telle « inclusion » comme utile et nécessaire pour contrebalancer le profil de la Chine qui croît rapidement dans la région d’Asie du Sud.

L’inde nourrit très certainement l’espoir que la présence de l’Otan en Afghanistan, dans l’immédiat, pourrait après tout ne pas être une mauvaise chose. Delhi considère la participation continue de l’Otan dans les conflits afghano-pakistanais comme un rempart contre la possibilité du retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan.

Aussi, il est utile pour l’Inde que l’alliance occidentale continue de s’approprier le paradigme (du point de vue indien) selon lequel la question centrale de la sécurité régionale en Asie du Sud est la politique de l’armée pakistanaise, qui se sert des militants talibans pour engranger une « profondeur stratégique » et qui conçoit le terrorisme comme un instrument de sa politique d’Etat.

L’Inde est parfaitement consciente que les sensibilités américaines au regard de ses intérêts sont en contradiction avec le besoin pressant des forces de l’Otan d’obtenir un soutien politique et militaire entier et réel de la part du Pakistan pour élaborer un règlement afghan qui puisse résister à la menace d’une prise de pouvoir par les Talibans à Kaboul.

Une fois encore, étant donné la rivalité entre l’Inde et la Chine, Delhi regarde avec appréhension les efforts déployés par les Américains pour engager un dialogue géopolitique avec la Chine sur la sécurité à long-terme du Pakistan. Pourtant, les Etats-Unis devraient logiquement percevoir l’intérêt d’éviter les troubles régionaux au Pakistan et ils devraient se réjouir du rôle constructif de la Chine pour contribuer à stabiliser la situation au Pakistan.

Au cours de l’année à venir, la chose à observer sera tout changement de paradigme en direction d’une extension coopérative de l’Otan avec l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) conduite par Moscou. La Russie a cultivé assidûment un fil de pensée au sein de l’alliance, selon lequel un joint-venture avec l’OTSC dans le domaine de la sécurité pourrait promouvoir l’efficacité de l’Otan sur une base trans-régionale – et même la rendre optimale.

Jusqu’à présent, les Etats-Unis sont restés catégoriques sur le fait de ne pas concéder à la Russie la revendication implicite d’une sphère d’influence dans l’espace post-soviétique. La réunion au sommet de l’OTSC, le 10 décembre, semble indiquer que Moscou avance avec la construction de son alliance, qui serait également une organisation de sécurité mondiale. Moscou semble avoir conclu que tout enrôlement par l’Otan – si cela devait se produire – d’une coopération avec l’OTSC dans le domaine explosif du problème afghan sera un processus prolongé – sans parler de la nécessité d’établir des liens officiels et directs.

Avec l’Inde, d’un autre côté, les Etats-Unis ont encouragé l’interopérabilité et discuté du potentiel de coopération pour répondre mutuellement aux menaces imprévues et développer une véritable coopération stratégique. L’incorporation massive de systèmes d’armement de fabrication américaine dans les forces armées indiennes, à laquelle on peut s’attendre dans la période à venir, accélèrera ces processus ; et, il est entièrement concevable qu’à un moment ou un autre l’Inde puisse surmonter ses soupçons persistants vis-à-vis de la domination occidentale et qu’elle établira des liens officiels avec l’Otan, dont la première étape, modeste, consisterait à former un conseil mixte.

Ce raisonnement à Delhi sera significativement influencé par tout déplacement prononcé vers l’Est du centre de gravité de l’Otan, en direction de la région Asie-Pacifique, et qui impliquerait les puissances d’Asie Orientale, en particulier la Chine.

 

Rassurer le Pakistan

La conviction à New Delhi est que les intérêts de l’Otan au regard des objectifs (militaires) afghans et pakistanais sont en fin de compte irréconciliables. Les Etats-Unis devront donc s’occuper au plus tôt de cette contradiction. L’Inde pourrait sous-estimer l’aspect crucial du rôle joué par le Pakistan dans la stratégie régionale des Etats-Unis.

Reste le fait que la géographie détermine que le Pakistan jouera toujours un rôle majeur pour assurer la stabilité en Afghanistan. L’Inde peut sans doute être maintenue hors de la résolution du conflit en Afghanistan, mais pas le Pakistan. Même les pays qui sont amicaux envers l’Inde – la Russie, la Turquie, l’Iran et le Tadjikistan – trouvent qu’il est politiquement avantageux de travailler avec le Pakistan. Et, à cette fin, ils sont prêts à accepter la « condition préalable » d’Islamabad de tenir l’Inde à distance.

En fait, l’Inde ne figure pas dans le moindre format régional impliquant la recherche d’un règlement politique en Afghanistan. Son implication est quasi-totalement déléguée à ses réflexions concertées avec les Etats-Unis.

Il existe toutes sortes de raisons pour lesquelles le rôle central du Pakistan dans la recherche d’une résolution de conflit en Afghanistan doit être reconnu. L’économie de subsistance afghane ne peut pas survivre aujourd’hui sans le commerce et les voies de transit que le Pakistan apporte.

Les élites politiques afghanes, en particulier les élites pachtounes, considèrent le Pakistan comme leur interlocuteur le plus important. Elles peuvent aller chercher l’Inde comme « contrepoids » si les Pakistanais devenaient trop envahissants ou trop belliqueux, mais, au bout du compte, ils ne peuvent faire autrement que de traiter avec le Pakistan.

Une fois encore, l’insurrection afghane est menée par les Pachtounes. Et les royaumes tribaux sur la frontière pakistano-afghane sont historiques. Près de trois millions de réfugiés afghans (pachtounes) vivent au Pakistan. Le Pakistan exerce une influence décisive sur tout un éventail de groupes insurgés afghans – Quetta Shura, le réseau Haqqani, Hezb-i-Islami – et il maintient même des contacts étendus avec des groupes qui faisaient auparavant partie de l’Alliance du Nord et qui étaient les fers de lance de la résistance anti-Taliban, en particulier les dirigeants « moudjahidin » qui combattirent l’occupation soviétique, comme Sibghatullah Mojaddidi, Burhanuddin Rabbani, Rasul Sayyaf, et d’autres.

Il est inutile de dire que le noyau terroriste opérant dans cette région comprend des groupes pakistanais et que les services secrets pakistanais (Inter-Services Intelligence) continuent d’en protéger certains – et le Pakistan se prépare progressivement à admettre ouvertement qu’ils sont ses « agents stratégiques » à l’intérieur de l’Afghanistan afin de préserver ses intérêts à long-terme. Le Pakistan a investi lourdement en hommes et en matériel durant les deux dernières décennies pour obtenir une « profondeur stratégique » en Afghanistan et ce pays apparaît aujourd’hui absolument déterminé à influencer tout règlement en Afghanistan.

Par-dessus tout, l’Otan et les Etats-Unis dépendent lourdement des deux routes qui traversent le Pakistan – via la province de la Frontière du Nord-Ouest et le Baloutchistan – pour approvisionner les troupes en Afghanistan.

Les révélations de WikiLeaks ont montré que les relations entre le Pakistan et les Etats-Unis ont été extrêmement complexes. D’un côté, les Etats-Unis exercent une énorme influence sur les élites pakistanaises, et les diplomates étasuniens interfèrent ouvertement dans les affaires intérieures pakistanaises – et les politiciens pakistanais recherchent sans réserve le soutien américain pour leurs magouilles. Mais d’un autre côté, tout indique la limite du pouvoir américain à Islamabad.

Le Pakistan a sûrement un don étrange pour s’accroupir et même défier les Etats-Unis lorsqu’il s’agit de sauvegarder ses préoccupations fondamentales et ses intérêts vitaux. Ceci étant dit, tandis que le Pakistan peut se comporter de façon exaspérante – pratiquant allègrement le double-langage et les fourberies – et qu’il montre par moment des signes de « mépris stratégique », c’est un pays également très pragmatique, soigneusement réglé sur les besoins essentiels des Etats-Unis au niveau opérationnel, à l’instar de la politique des attaques des drones américains dans les zones tribales l’atteste.

WikiLeaks a choisi deux exemples, au moins concernant les deux dernières années, lorsque l’armée pakistanaise a effectivement permis aux forces étasuniennes de conduire des opérations à l’intérieur du Pakistan, ignorant complètement le vif « anti-américanisme » qui balaye le pays et de façon assez contraire à sa position publique véhémente contre toute érosion de la sorte de la souveraineté pakistanaise et de son intégrité territoriale.

Le cœur du problème est que le Pakistan et les Etats-Unis sont tous deux fortement contraints de réconcilier leurs approches divergentes et de travailler en vue d’un règlement afghan. Le principal point de désaccord à l’heure actuelle incombe à la stratégie actuellement poursuivie par le chef militaire américain David Petraeus, qui espère humilier les insurgés afin que les Américains puissent enfin être en position de force pour parler aux dirigeants talibans.

Là, le Pakistan a le dessus, puisque le temps travaille en sa faveur. Par conséquent, quelle que soit la situation, la probabilité de discordes américano-pakistanaises qui atteindraient un point critique est nulle.

 

Le produit fini de la guerre afghane

Cette réalité géopolitique est très liée au futur rôle de l’Otan en Afghanistan. La stratégie des Etats-Unis au sujet d’un règlement afghan visualise le futur rôle de l’Otan en tant que garante de la sécurité de la Route de la Soie, qui transporte la richesse minérale de l’Asie Centrale vers le marché mondial via le port pakistanais de Gwadar, et qui représente des milliards et des milliards de dollars. Bref, le Pakistan est un partenaire clé de l’Otan dans ce projet de Route de la Soie.

L’accord commercial et de transport afghano-pakistanais conclu en octobre était une étape historique et c’est uniquement le sens de l’urgence à Washington qui l’a rendu possible. Cela ressort comme l’héritage subtil de feu Richard Holbrooke. En effet, Holbrooke, le maillon essentiel de la diplomatie américaine dans la région, a recherché et obtenu la coopération tacite de l’Inde dans ces négociations qui ont conduit à un accord afghano-pakistanais, ce qui montre à quel point Delhi compte également sur Washington pour arrondir les angles des rapports triangulaires afghano-pakistano-indiens relatifs au commerce et aux questions de transit.

Sans aucun doute, le Pakistan est assuré de jouer un rôle clé dans la stratégie régionale des Etats-Unis, qui continueront d’injecter de l’argent étranger dans l’économie pakistanaise. L’armée pakistanaise accélèrera de bon cœur les programmes existants de partenariat avec l’Otan et les revalorisera même. La ressuscitation du projet de la Route de la Soie, consistant à construire un pipeline pétrolier et gazier reliant le Turkménistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde (le pipeline TAPI), devra être vu comme bien plus qu’un modèle de coopération régionale.

Ce pipeline signifie un progrès dans les vieux efforts occidentaux d’accéder à la fabuleuse richesse minérale de la Caspienne et de la région d’Asie Centrale. Washington a été le saint patron du concept TAPI depuis le début des années 90, lorsque les Talibans étaient conçus comme son aurige afghan. Ce concept est devenu moribond lorsque le régime taliban fut chassé du pouvoir à Kaboul.

A présent la roue est revenue à son départ avec la ressuscitation progressive du projet depuis 2005, courant en parallèle avec le retour fantastique des Talibans sur l’échiquier afghan. La mise en service proposée du TAPI coïncide avec le calendrier 2014 pour la fin de la « mission de combat » de l’Otan en Afghanistan. La « montée en puissance » [surge] des Etats-Unis se concentre sur les provinces du Helmand et de Kandahar, à travers lesquelles le pipeline devrait finir par passer. Quelle série étonnante de coïncidences !

Le Concept Stratégique de l’Otan, adopté lors du sommet de Washington en avril 1999, a souligné que les perturbations des ressources vitales pourraient impacter les intérêts de l’alliance en matière de sécurité. Depuis lors, l’Otan a délibéré sur son rôle dans la sécurité énergétique, le clarifiant à la lumière des réalités politiques et stratégiques mondiales changeantes.

Le sommet de l’alliance à Bucarest en avril 2008 a délibéré sur un rapport intitulé « Le Rôle de l’Otan dans la Sécurité Energétique », lequel a identifié les principes directeurs, de même que les options et les recommandations, pour des activités supplémentaires. Ce rapport a spécifiquement identifié cinq domaines où l’Otan peut jouer un rôle. Ils comprennent : l’information et le partage et la fusion des services de renseignements ; la projection de la stabilité ; l’avancement de la coopération internationale et régionale ; le soutien à la gestion des conséquences ; et, le soutien à la protection de l’infrastructure vitale.

L’alliance conduit déjà des projets qui se focalisent sur le Sud Caucase et la Turquie – le pipeline de brut Bakou-Ceyhan et le pipeline de gaz naturel Bakou-Ezrurum. En août de cette année, une nouvelle division a été créée au sein de l’état-major de l’Otan pour s’occuper exclusivement des « défis et des risques non traditionnels », incluant la sécurité énergétique, le terrorisme et autres.

Sur la carte, le pipeline TAPI montre de façon trompeuse que l’Inde serait sa destination finale. Toutefois, ce qui est négligé est que cette route peut facilement être étendue au port pakistanais de Gwadar et reliée aux marchés européens, ce qui est son objectif ultime.

Il incombe à chacun des pays de transit de sécuriser ce pipeline. Une partie du tronçon afghan sera enfouie dans le sol pour se prémunir des attaques, et les communautés locales seront payées pour en assurer la garde. Mais alors, il va sans dire que Kaboul s’attendra à ce que l’Otan fournisse la couverture de sécurité, laquelle, en échange, nécessitera une présence militaire occidentale à long-terme en Afghanistan.

En somme, TAPI est le produit fini de l’invasion US de l’Afghanistan. Il consolide la présence militaire et politique de l’Otan dans le haut-plateau stratégique qui surplombe la Russie, l’Iran, l’Inde, le Pakistan et la Chine. TAPI apporte un cadre parfait pour la future projection de la puissance militaire de l’alliance pour la « gestion de crise » en Asie Centrale.

 

Traduit de l'anglais par JFG

 

Source: questions critiques

 

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