L’arrestation d’une maman belge en Turquie, à qui la faute ?

Samedi dernier, Yasmine, une citoyenne belge a été arrêtée à l’aéroport d’Istanbul puis refoulée du territoire turc. Motif de son voyage : retrouver à la frontière turco-syrienne ses enfants partis combattre le régime de Damas pour les convaincre de rentrer à la maison.

 

 


Invité le lendemain au journal télévisé de la RTBF  [1] , notre ministre des affaires étrangères Didier Reynders s’est expliqué sur l’arrestation à l’aéroport d’Istanbul de cette maman.

Mais au lieu de défendre sa citoyenne, le ministre Reynders a trouvé un justificatif à son arrestation en Turquie, lui reprochant d’avoir, dans le cadre de la recherche de ses enfants, contacté "des partis turcs d’opposition parlementaire et des groupes turcs d’opposition".

Dans cette allusion, M. Reynders me vise directement car il sait qu’en avril dernier, la maman a rencontré des membres de l’opposition turque par mon intermédiaire.

Monsieur le ministre insinue par la même occasion que je suis la cause de l’arrestation de cette maman par la police turque.

Comme la Turquie est gouvernée par un Etat policier d’une rare violence à l’égard de ses opposants, y compris à l’égard de journalistes, d’étudiants, d’avocats et de tout citoyen qui pose trop de questions, la maman de deux jeunes recherchés pourrait effectivement avoir été victime de représailles au motif qu’elle était en contact avec moi.

Devant cette hypothèse et pour lever toute ambiguité sur mes motivations concernant l’assistance que j’ai tenté d’apporter à la maman malmenée par les autorités turques, je tiens à rappeler les faits suivants :

1.     Le gouvernement belge est un ardent partisan de la guerre en Syrie. M. Reynders revendique haut et fort le soutien de la Belgique à la rébellion syrienne malgré le fait que celle-ci commettait quotidiennement des crimes contre l’humanité. Dans une interview réalisée à Bel-RTL le 26 avril 2013, M. Reynders disait des jeunes partis combattre au sein de l’ASL en Syrie : "On leur construira peut-être un monument comme héros d’une révolution." Faisant une distinction avec des groupes plus radicaux, M. Reynders soulignait que "nous soutenons" en tant que gouvernement "l’armée syrienne de libération". Or, cette même ASL s’est rendue coupable d’une multitude de crimes contre l’humanité en Syrie que dénoncent d’ailleurs Amnesty et Human Rights Watch (voir : http://www.hrw.org/sites/default/files/reports/syria1013_ForUpload.pdf). M. Reynders avoue aussi s’inquiéter du retour de nos jeunes aguerris par le conflit syrien. Il craint à juste titre pour la sécurité de la Belgique. Cependant, si l’on suit son raisonnement, M. Reynders invite nos jeunes à exercer leur "héroïsme" sur la population syrienne, mais surtout pas chez nous. Avec une telle approche, on voit mal comment M. Reynders pourrait aider les parents qui souhaitent protéger leurs enfants de la guerre.

2.     Des dizaines de djihadistes ont annoncé sur les réseaux sociaux leur intention de se rendre en Syrie. Dans plusieurs cas, les services de police auraient pu intervenir et dissuader ces candidats au djihad. Le jour où ils sont passés par des aéroports internationaux pour se rendre à Istanbul puis à l’aéroport d’Antioche (Hatay), malgré tous les moyens de surveillance existants, personne ne les a arrêtés ni restitués à leurs parents. Même des mineurs d’âge ont pu passer tous les points de contrôles sans le moindre problème. Le manque de coordination entre les ministères de l’intérieur et des affaires étrangères concernant le traitement des départs vers la Syrie évoqués par M. Reynders n’explique pas le laxisme de la police et de la Sûreté.

3.     Le régime d’Erdogan soutient la rébellion djihadiste de manière encore plus acharnée que notre gouvernement. Chaque jour, des avions remplis de candidats au djihad atterrissent en Turquie. Ces volontaires venus de quatre continents sont parfois accueillis sur le tarmac de l’aéroport de Hatay par des tours operators d’Al Qaïda. Ils traversent la frontière turco-syrienne sous le silence complice de l’armée turque ( http://www.youtube.com/watch ?v=df-JVwNihD4 ). Les convois "humanitaires" servant de couverture à des cargaisons d’armes de tous calibres à destination des groupes djihadistes arrivent en masse en Syrie depuis la Turquie sous la supervision du cabinet du Premier ministre Erdogan.

4.     A propos de la livraison d’armes aux groupes djihadistes, le 19 janvier 2014, le porte-parole du gouvernement Hüseyin Celik a déclaré qu’il s’agit d’une "politique de l’Etat" (…) qui "n’a pas à être exposée au public". En clair, le gouvernement turc dit : "Comme le régime syrien est monstrueux, nous avons le droit de soutenir Al Qaïda et de faire massacrer les Syriens qui ne sont pas de notre bord". Le trafic d’armes de Monsieur Erdogan à la frontière turco-syrienne a été épinglé par Jérôme Bastion pour Radio France Internationale dans un article intitulé "Mystère autour de camions chargés d’armes interceptés dans le sud de la Turquie". En tant que fournisseur d’armes, le régime d’Ankara n’a dès lors aucun intérêt à démobiliser ceux qui précisément, portent ces mêmes armes.

5.     Des centaines de combattants de l’Etat islamique de l’Irak et du Levant (EIIL), organisation barbare affiliée à Al Qaïda se trouvent en Turquie, du côté de Reyhanli. Ces djihadistes ont battu en retraite vers le territoire turc la semaine dernière devant l’avancée d’autres groupes djihadistes. Si Guillaume Perrier, correspondant du Monde à Istanbul a pu en en voir en grand nombre dans les rues de la ville méridionale de Reyhanli, c’est que vraiment, on ne peut pas les rater. Là encore, si les autorités turques voulaient aider à retrouver les enfants de Yasmine, elles n’auraient qu’à arrêter et rapatrier tous ces djihadistes. Les enfants de Yasmine se trouvent peut-être parmi eux.

6.     Monsieur Reynders affirme que le gouvernement turc est trop débordé par l’accueil des réfugiés syriens pour retrouver les enfants belges partis combattre en Syrie. Que les choses soient claires : il est proprement indécent d’utiliser la tragédie des réfugiés syriens comme prétexte pour laisser passer chaque jour, des centaines de terroristes vers la Syrie. Si avec ses 20 millions d’habitants, l’Etat syrien bien plus pauvre que la Turquie a pu accueillir 1,5 million d’Irakiens à cause de l’invasion de leur pays par les USA en 2003, la Turquie prospère et opulente qui compte 80 millions d’habitants peut bien accueillir 700.000 réfugiés syriens. Contrairement à la Turquie de Monsieur Erdogan, la Syrie a dû essentiellement compter sur ses propres moyens pour accueillir les Irakiens victimes de la guerre.

7.     Monsieur Erdogan a déclaré, aujourd’hui même, au Parlement européen à Bruxelles que la Turquie maintiendra sa politique de "porte ouverte" avec la Syrie, porte ouverte pour les réfugiés syriens ce qui est louable et normal mais aussi "porte ouverte" pour le passage des combattants et des terroristes d’Al Qaïda. Cette déclaration va non seulement encourager de nouveaux départs mais aussi rendre plus difficile la localisation des jeunes Belges partis en Syrie.

8.     Le 17 décembre dernier, le ministre de la défense Ismet Yilmaz avait démenti les allégations du journal Hürriyet concernant la livraison par le gouvernement de 47 tonnes d’armes aux groupes rebelles entre juin et décembre. Le ministre avait osé dire qu’en 2013, aucune arme de guerre n’a été livrée aux rebelles syriens alors qu’au même moment, les rebelles confirmaient que 400 tonnes d’armes leur avaient été fournis depuis le territoire turc ( http://www.france24.com/fr/20131217-turquie-admet-exporter-armes-syrie-mais-pour-chasser/ )

9.     Face à tant d’hypocrisie et d’indifférence de la part des gouvernements concernant la vie d’innocents, à qui devraient s'adresser les mamans désemparées de ces jeunes belges partis combattre en Syrie?

En tant que militant pour la paix et la réconciliation en Syrie, j’ai tenté de faire pression sur le régime d’Ankara à la fois au sein de l’Assemble nationale turque avec l’aide de députés turcs d’opposition et avec l’aide de la rue, pour contraindre Monsieur Erdogan à négocier avec ses partenaires djihadistes syriens le rapatriement de nos jeunes citoyens actifs dans leurs rangs.

C’est dans cette unique intention que j’ai mis Yasmine en contact avec un député turc de l’opposition parlementaire et avec deux avocats à Ankara.

J’ai également demandé de l’aide à des médecins et des associations des droits de l’homme basés à Antioche qui sont en contact avec des réfugiés syriens pour retrouver les jeunes Belges recherchés par leurs parents. Hélas en vain.

J’ai par ailleurs contacté le Mouvement syrien de réconciliation (Moussalaha) afin que celui-ci exhorte les autorités syriennes à épargner la vie des jeunes Belges en cas d’arrestation et les remette aussitôt à leurs parents.

Au lieu de sous-estimer le travail des pacifistes belges et turcs, j’invite Monsieur Reynders à contribuer au retour des jeunes Belges mobilisés en Syrie en appelant par exemple son homologue Davutoglu à adopter une approche plus sereine et constructive dans le dossier syrien conformément à sa vieille doctrine du "zéro problème avec les voisins" et conformément aux accords de paix dits de Genève 2.

J’ai fait ce que j’ai pu pour ramener nos jeunes de l’enfer syrien et aujourd’hui, j’en paie le prix fort.

Le fait d’avoir critiqué le bellicisme du gouvernement turc m’a valu d’être arrêté en Espagne puis en Italie.

Privé de liberté depuis deux mois, je risque à tout moment d’être extradé vers la Turquie et livré à mes tortionnaires.

Monsieur Reynders n’a rien pu faire pour moi. J’espère au moins qu’il pourra aider les mamans desamparées.

Source : Investig'Action


 

 

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