Jérémy Beschon: “Chaque ville peut raconter cette histoire de la centralisation et de la mondialisation.”

Résumer les 800 pages du livre Une histoire universelle de Marseille d'
Alèssi Dell'Umbria en une heure ? C’est la prouesse qu’ont réussi à faire la comédienne Virginie Aimone et Jérémy Beschon, de la compagnie Manifeste rien.  

Comme l’expliquait le metteur en scène Jérémy Beschon, la pièce raconte cette ville qui a toujours été pauvre et dont les « élites », internes ou externes, aspirent à changer le visage. Le théâtre de la compagnie Manifeste Rien est un théâtre efficace et donc, à la fois classique et populaire. Le style se rapproche de celui des circassiens, du théâtre de rue et du théâtre « physique ». Cette technique et cette énergie sont mises généreusement au service des sciences sociales.

“La révolution sera sociale et poétique ou ne sera pas“. Aimé Césaire

Pourquoi une histoire universelle et non pas une histoire populaire ?

L’universel, c’est l’histoire des luttes, de l’émancipation par rapport aux luttes urbaines. Le premier philosophe a avoir réfléchi l’histoire, c’est Hegel. Mais un de ses héros, c’était Napoléon, on est loin des histoires populaires, sauf si on parle de la répression du populaire. Ensuite, Marx a renversé cette vision de l’histoire des dominants par l’histoire de la lutte des classes. Alèssi Dell’Umbria a été beaucoup influencé par Marx, par Guy Debord, et a écrit cette histoire universelle de Marseille en renversant le point de vue historique. C’est aussi l’histoire de France et du monde du point de vue particulier de Marseille. Elle est universelle parce qu’il s’agit de voir le monde à partir de ce point de vue particulier. L’idée de citoyenneté, de la république, chez Alèssi Dell’Umbria et que je partage, c’est l’appartenance d’abord à un quartier, puis à une ville puis un pays et à un monde. Et non l’inverse comme c’est le cas avec l’injonction républicaine qui se produit le plus souvent en France.

Vous vouliez renverser l’idée de centralisme français, avec la domination de l’État central basé à Paris

Oui une histoire des luttes urbaines, une lutte de l’indépendance de la ville face à l’État centralisateur que représente Paris.

Quelle idée derrière cette pièce, retourner le discours médiatique sur Marseille et son lot de clichés ?

Oui et non car j’ai l’impression que les clichés viennent le plus souvent d’un endroit précis. Ce que j’ai découvert en lisant l’Histoire universelle de Marseille c’est que les clichés cachent une vérité historique qui nous est masquée. Là, on est directement dans l’opération médiatique de monsieur Macron, (Place nette) à Marseille…

Mais cette mise en scène est permanente…

Sarkozy l’avait fait avant aussi, à chaque fois qu’il faut « redorer le blason national », on vient à Marseille. Parce que la ville représente historiquement cette destruction des valeurs nationales par sa population de métissage, ce bazar bruyant où l’on parle toutes les langues. C’est assez courant à travers les siècles ou depuis le 19ème dans le discours des puissants de dénigrer cette ville.

Personnellement, je me suis toujours intéressé à l’histoire de ma ville et je pensais la connaître. Quand est sorti le livre aux éditions Agone, que je connaissais pour avoir publié chez eux et car nous avions adopté d’autres textes de ces éditions, je l’ai découvert presque avec défiance. Puis, je me suis aperçu à quel point je méconnaissais l’histoire de ma ville. J’ai été fasciné par la profondeur historique de l’ouvrage, par la richesse de la langue. C’est un livre savant mais loin de tout académisme, ce style m’a beaucoup parlé. Il est proche de l’oralité, avec également l’influence du provençal, autre langue qui a été proscrite.

Ce livre était plus qu’un livre d’histoire pour vous ?

Je m’y suis reconnu et je me suis mieux compris moi-même, comme souvent avec les sciences sociales. Mieux se comprendre soi-même et mieux comprendre le monde. Je me suis rappelé de plein de choses. Quand j’étais petit, dès que je quittais le périmètre de Marseille, les enfants de Marseille on était mal vus, on sentait mauvais, on est violents. C’est un mécanisme de racisme de classe, de racisme tout court qui se met en place. C’est quelque chose que j’avais oublié. Mais aussi j’avais la rage de voir notre ville défigurée, détruite en permanence et ce livre a permis d’avoir pas mal d’explications.

On voit des similitudes dans le traitement Nord-Sud au niveau global, avec un Nord qui se proclame toujours plus vertueux.

Marseille a le paradoxe d’avoir été une ville coloniale mais surtout une ville colonisée. Ce dont parle la comédienne : après une introduction en mime (initiée la première fois où on l’a joué à Paris), la pièce commence par « Il y a plus rien ici ». Cette phrase faisait rire les Marseillais parce qu’ils sont habitués à voir leur ville détruite en permanence. Le Marseille dans lequel j’ai grandi n’est pas le même que celui d’aujourd’hui. Il y a une perte sans cesse de l’identité marseillaise. Cette phrase, quand on la joue à Paris, ça n’a rien donné parce qu’il n’y a pas ce vécu. On a donc eu l’idée d’ajouter un mime qui vient raconter cette destruction de l’espace, ces rénovations urbaines, qui sont des destructions urbaines à notre sens. Ensuite, la comédienne part sur la République indépendante de Marseille du 13ème siècle dont les statuts de la ville étaient rédigés par le corps des cent chefs de métiers. C’était une démocratie directe, un précommunisme que l’on retrouve au Moyen Age, très loin de la vision obscurantiste du Moyen Age auquel on est habitué.

La comédienne nous parle de cette république indépendante qui nait dans les quartiers du vieux port, ces mêmes quartiers qui ont été détruits dans des rafles par les nazis en 1943. Mais les nazis ont trouvé des plans tout faits : la municipalité avait prévu de détruire ces vieux quartiers. Les nazis n’avaient fait que mettre de la dynamite sur des plans faits par des urbanistes Parisiens et Marseillais. Ce que raconte la comédienne, c’est cette lobotomisation historique de la ville. Quand on détruit ce quartier, c’est celui où est née cette république d’inspiration laïque.

Est-ce que ce type de pièce et d’histoire aurait pu se faire dans d’autres villes que Marseille ?

Je pense. Pour nous, c’était une évidence de traiter l’histoire de notre propre ville. Cette histoire est universelle, un ami de Montpellier qui me racontait que Louis XIV (qui chez nous a fait diriger les canons en direction de la ville), avait complètement rasé une colline entière et changé la configuration d’une ville entière. À Strasbourg, parmi le public, il y avait beaucoup de personnes de communautés algériennes et ça leur rappelait l’histoire des quartiers populaires de la ville.

La stigmatisation de Marseille est quasiment unique en France, aucune ville n’a été aussi calomniée mais chaque ville peut raconter cette histoire de la centralisation, cette histoire de la mondialisation.

Rodolphe Saadé, PDG de la CMA CGM et actionnaire de la Provence, nouveau prédateur de la ville ?

En tous les cas, c’est ironique car La Provence n’est pas un journal classé à gauche ou encore moins d’extrême gauche. Avec le théâtre populaire qu’on mène, en tant qu’artiste, quand je parlais de censure de la presse, on me catégorisait souvent comme extrémiste. On me disait que j’exagérais, qu’il y avait pas de censure… Il y en a aussi dans le théâtre. Nous, avec notre compagnie, où on propose une autre esthétique, une autre manière de partager des connaissances par le théâtre, on est pas forcément les bienvenus.

Quelles que soient nos pièces, c’est sur les mécanismes de domination et dans des formes populaires : qui empruntent à la commedia dell’arte, au stand up, au mime, au théâtre corporel. Quand je disais qu’on avait été censurés ,très souvent, on croit que j’exagère. L’ironie du sort avec La Provence, ça met en évidence un mécanisme que je dénonce, que d’autres dénoncent depuis des années.

Une censure qui peut se faire sous différentes formes, comme dans la presse…

Une des phrases qu’on a le plus entendu quand on a commencé il y a plus de dix ans, c’était que ce n’est pas du théâtre. C’est le meilleur moyen de nous neutraliser. C’était des discours comme «Continuez à faire vos petits shows dans votre coin, de toute façon vous ne faites pas de théâtre ». Alors qu’il s’agit de comédiens qui venaient sur scène pour raconter des histoires et jouer des histoires à des spectateurs et spectatrices.

Peut-on dire que Marseille est une ville théâtrale ?

C’est une ville théâtrale dans le sens, une ville qui parle beaucoup et c’est peut-être la seule chose qui reste. Les gens parlent et il y a cette théâtralisation parce que comme dit Alessi « la parole c’est le plaisir des pauvres ». Il y a la théâtralité dans le sens que les Marseillais ont besoin d’une appartenance commune. Les processions religieuses interdites sous l’autorité de Henri IV mais qui continuaient de se faire à Marseille, on les retrouve dans la ferveur du stade Vélodrome : il y a ce goût du spectacle, de l’exagération. Paradoxalement, il y a eu peu de théâtre car c’est un art essentiellement bourgeois. Mais la naissance de la poésie vient des troubadours dont la culture était très forte en Provence.


Source : investig’Action

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