Haïti reste engluée dans un cycle de violence et d’instabilité dont on ne voit pas la fin. Pour mieux comprendre la réalité de ce pays des Caraïbes, nous nous sommes entretenus avec Jean Edmond Paul, professeur et militant politique haïtien. Dans cet entretien, il parle du contingent de police kenyan, du changement de gouvernement et de la stratégie américaine.
Un contingent controversé de la police kenyane se trouve en Haïti depuis plus de trois mois. Quel a été son impact et quelle est la situation actuelle sur le terrain ?
Le déploiement du contingent de la police kenyane en Haïti est une réponse à l’augmentation des délits et du chaos généré dans le pays par des groupes violents. Ces groupes que nous appelons gangs (pandillas) travaillent chacun pour un acteur politique. Et les groupes armés, les gangs, quel que soit le nom qu’on leur donne, ne sont pas vraiment des groupes qui veulent le changement ou promouvoir la tranquillité du peuple haïtien. C’est pourquoi les mêmes politiciens qui ont généré cette insécurité en Haïti ont demandé au gouvernement américain le soutien d’une force étrangère, même s’ils savent que la solution ne passe pas par une force militaire ou policière. Haïti a déjà été victime de soldats étrangers qui, au lieu d’apporter une solution, ont davantage nui au pays, comme nous pouvons le voir.
Par conséquent, je pense que nous ne pouvons pas attendre de résultats positifs de la présence de la police kenyane en Haïti; bien que celle-ci se trouve déjà sur place, la violence augmente de jour en jour. La solution dépend du peuple haïtien. L’impact de la présence de la police kenyane n’a d’autre effet que de générer une dette que nous ne finirons peut-être jamais de payer, car celle-ci coûte 600 millions de dollars par an et nous ne savons toujours pas pour combien d’années elle sera là.
Après une longue crise politique, Ariel Henry a cédé aux pressions et a démissionné; il a été remplacé par Garry Conille au poste de premier ministre. Quelles sont les perspectives du nouveau gouvernement ?
Tout d’abord, je dois dire qu’Ariel Henry n’a pas démissionné sous la pression car il était un acteur du gouvernement américain; il est également accusé de l’assassinat du président Jovenel Moïse. Le gouvernement américain l’a donc utilisé pour atteindre ses objectifs. Puis il l’a écarté du pouvoir, ce n’est pas le peuple qui l’a fait.
L’une des raisons du départ d’Henry a été celle de la dette qu’Haïti a payée au Venezuela, et nous espérons qu’un jour il en réponde devant la justice haïtienne. Nous connaissons tous les maux qu’Ariel Henry a causés dans le pays et nous connaissons aussi les liens qu’il entretenait avec des groupes criminels. Malheureusement, il n’a jamais été un Premier ministre haïtien pour répondre aux besoins d’Haïti. C’est pour cette raison que, lorsque les États-Unis ont fait pression sur lui pour qu’il démissionne, il a envoyé Garry Conille.
Garry Conille travaille pour Washington à l’ONU. En Haïti, le premier ministre est la personne qui a la plus grande responsabilité au sein du gouvernement, c’est lui qui dirige le gouvernement en tant que tel. C’est pour cette même raison que les États-Unis, par l’intermédiaire de la CARICOM, ont mis en place une Commission Présidentielle de neuf personnes en Haïti; ce qui n’est prévu nulle part dans la Constitution. Pourquoi l’ont-ils fait? Avec neuf personnes, ils parviennent à créer une division; lorsque l’on ne se met pas d’accord pour prendre une décision, Garry Conille, lui, avance avec la responsabilité qui lui a été confiée par les États-Unis. Conille dit qu’il va organiser des élections en 2025, mais nous, en tant qu’Haïtiens, nous savons que c’est bien improbable. En ce moment, les conditions ne le permettent pas car Haïti n’a pas de gouvernement constitutionnel. Après l’assassinat du président Jovenel Moïse, Haïti n’a ni Sénat ni Chambre des députés. Les ministres, les juges sont nommés par désignation. Le gouvernement actuel en Haïti est un gouvernement impérial qui ne fonctionne pas, il ne fait rien qui soit en faveur du peuple haïtien.
Il y a quelques jours, les Etats-Unis ont sanctionné l’ancien président Michel Martelly (qui avait bénéficié du fort soutien de Washington) pour des liens présumés avec le trafic de drogue. Quel rôle jouent les Etats-Unis en Haïti aujourd’hui ?
Michel Martelly est un autre pion de l’empire. Il n’a jamais gagné d’élections. Les États-Unis ont fait pression sur le président René Preval pour qu’il y ait un second tour en plaçant Martelly en deuxième position afin qu’il puisse gagner. Aujourd’hui, Martelly est également fortement soupçonné d’être le cerveau de l’assassinat du président Jovenel Moïse.
De plus, selon la Constitution de la République d’Haïti, un président peut briguer deux mandats, à condition qu’ils ne soient pas consécutifs, et c’est ce qu’espère Martelly. Sans aucun doute, les États-Unis préparent déjà le terrain, ils ont déjà un autre candidat, on ne sait pas encore lequel, mais pour sortir Martelly du jeu électoral, ils l’ont sanctionné, non seulement pour être impliqué dans la mort de Jovenel Moïse, mais aussi pour être un trafiquant de drogue.
Je pense que la réalité que vit Haïti est très triste, mais nous devons assumer notre responsabilité et lutter dans le but de libérer le pays, de donner à la République d’Haïti une seconde indépendance. Il n’est pas possible, en plein XXIe siècle, d’avoir un peuple qui meurt de faim comme cela est le cas. J’espère qu’Haïti retrouvera son chemin vers la démocratie, la tranquillité et que le peuple haïtien pourra vivre dignement et crier : « Haïti appartient aux Haïtiens ». Nous ne pouvons plus tolérer d’ingérence dans les affaires d’Haïti.
Traduit par Sylvie Carrasco.
Source: Investig’Action
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