Emergency services personnel work by the burnt-out Crocus City Hall concert venue in Krasnogorsk, outside Moscow, on March 26, 2024. - At least 139 people were killed when gunmen in camouflage stormed Crocus City Hall, shooting spectators before setting the building on fire in the most fatal attack in Europe to have been claimed by Islamic State jihadists. (Photo by NATALIA KOLESNIKOVA / AFP)AFP

Jacques Baud : « Les attentats renforcent la cohésion nationale en Russie »

Lundi, des attaques terroristes ont fait au moins 20 morts, dont 15 policiers dans la république russe du Daguestan. Un mois plus tôt, un autre attentat avait tué 145 personnes dans une salle de concert de Krasnogorsk, dans la banlieue de Moscou. Alors que les dernières attaques du genre remontaient à 2018, Jacques Baud ne sera pas étonné par cette résurgence du terrorisme en Russie. En effet, dans une interview qu’il nous avait accordée en février dernier, l’ancien colonel des renseignements pour la Suisse et l’OTAN constatait l’incapacité des forces ukrainiennes à prendre le dessus sur leur ennemi, annonçait une intensification de l’offensive russe et prédisait de possibles « attentats en Russie ou d’autres types d’attaques ». Explications avec ce spécialiste qui a consacré plusieurs livres au terrorisme et à la guerre en Ukraine.

Investig’Action : En quoi ces attentats étaient-ils prévisibles selon vous ?

Jacques Baud : Nous l’avions évoqué en février, mais ce n’était pas une invention de ma part. Kyrylo Boudanov, le chef du renseignement militaire ukrainien, avait émis des menaces très concrètes envers la Russie. Et il avait même reconnu que l’Ukraine avait déjà mené des attentats. Au cours des deux dernières années, nous avons déjà assisté à l’élimination de nombreuses personnalités russes à l’étranger. Avec d’ailleurs la bénédiction des Occidentaux. Et avant même que Boudanov le confirme, on pouvait parfaitement déduire qu’il s’agissait d’attaques ukrainiennes d’après le modus operandi, les personnalités visées ou encore le timing.

Mais depuis un certain temps, les attaques se multiplient y compris sur le territoire russe.

L’idée de frapper le territoire russe de manière systématique par des attentats terroristes est venue après la contre-offensive échouée de 2023. Toutes sortes de moyens ont été utilisés, notamment des drones. Certains ont affirmé que ces drones avaient parfois parcouru 1000, 1500 voire 2000 km pour frapper le territoire russe. C’est peut-être vrai pour quelques-uns. Mais la plupart des drones que nous avons vus sont incapables de parcourir une telle distance. Par conséquent, les attaques ont certainement été menées par des groupes de saboteurs qui opèrent depuis le territoire russe. Je rappelle que l’Ukraine est un pays bilingue. Des familles ukrainiennes comptent des Russes et vice versa. Il est donc assez facile d’infiltrer des agents ukrainiens en Russie. Et c’est ce qui a été fait.

Il y a eu des attaques contre des personnalités russes comme l’idéologue Alexandre Douguine dont la fille est finalement décédée. Ou le blogueur Vladen Tatarskiï. Également des attaques et même un attentat au camion piégé contre le pont de Crimée. Mais depuis un mois, on assiste à des attentats attribués à la mouvance islamiste qui ciblent la population russe.

Tout à fait. Il y a d’abord eu l’attentat du Crocus City Hall dans la banlieue de Moscou. Et malgré toutes les circonvolutions intellectuelles des journalistes mainstream en Occident, il est assez évident que l’Ukraine est impliquée d’une manière ou d’une autre. Ensuite, en marge des attaques de missiles ukrainiens sur la zone de Sébastopol, il y a eu ces attentats dans la zone du Daguestan. Le même jour, il y a eu également deux attentant dont personne n’a parlé en Abkhazie, région russophone à la pointe occidentale de la Géorgie qui donne sur la mer Noire. Le 23 juin, il y a donc eu quatre attentats.

J’avais présenté une carte dans mon encyclopédie des mouvements terroristes. On peut y voir l’émirat du Caucase créé par des islamistes entre 2005 et 2008. Il existait surtout sur papier, car les islamistes n’avaient pas réussi à prendre le pouvoir dans cette zone. En revanche, sur les différents fronts qui composaient cet émirat, des cellules de combat se répartissaient les tâches avec la Tchétchénie comme centre de gravité. Si vous regardez les attentats commis le 23 juin, vous constaterez que nous sommes dans le même périmètre. Voilà pour le contexte géographique.

L’idée est d’exploiter des tensions existantes. Certes, depuis la victoire du gouvernement russe sur la rébellion tchétchène en 2007-2008, les tensions entre communautés se sont significativement amoindries. A Grozny, le gouvernement russe a d’ailleurs fait construire l’une des plus grandes mosquées du monde. Moscou s’est évertuée à rétablir un lien avec la communauté islamique. La présence sur le front ukrainien des forces de Kadyrov – qui ne sont pas une milice, mais qui font bien partie de la garde nationale russe – témoigne de ce lien qui a pu être reconstitué entre la communauté musulmane du Sud et Moscou. Mais la tentation est grande d’enfoncer un coin entre les deux.

Quel est l’objectif poursuivi à travers ces attentats ?

Il ne faut pas aborder le problème de manière trop rigide. L’objectif global est de déstabiliser la Russie. Je rappelle que du point de vue des Occidentaux, toute l’affaire ukrainienne a pour objet un changement de pouvoir à Moscou. Pour y arriver, il fallait pouvoir appliquer des sanctions. Ce qui ne pouvait se faire n’importe comment, comme un éclair dans un ciel bleu. Il fallait donc provoquer une intervention russe en Ukraine pour justifier les sanctions. Raison pour laquelle il y a eu toute cette préparation militaire, dès mars 2021, qui a mené à une situation où la Russie n’avait d’autre choix que d’intervenir.

Mais les Occidentaux ont constaté que les sanctions avaient plutôt l’effet inverse que celui escompté. Loin d’être déstabilisée par la guerre ou les sanctions, la Russie était revigorée et prenait le dessus sur le terrain militaire, sans montrer des signes de faiblesse. L’idée est donc de passer à la vitesse supérieure, comme l’a clairement exprimé Boudanov : la Russie doit être déstabilisée par des attentats terroristes. Nous parlons d’un pays énorme, les ficelles à tirer pour tenter de le déstabiliser sont multiples : éliminer des personnalités considérées comme importantes pour le « régime », toucher directement la population et activer des tensions existantes – bien qu’estompées – dans le Caucase. Cette déstabilisation s’accompagne par ailleurs du projet ouvertement soutenu par les États-Unis de démembrer la Russie en une série de petits États sur base ethnique. Une dizaine de sessions du Free Russia Forum ont ainsi déjà été organisées depuis 2016, notamment au parlement européen. La dernière s’est tenue à Vilnius en février. La balkanisation de la Russie fait partie de la politique occidentale. Première ministre d’Estonie, Kaja Kallas a ouvertement déclaré que ce ne serait pas « une mauvaise chose ». En ouverture de la Conférence de haut niveau sur la paix en Ukraine, qui s’est tenue les 15 et 16 juin en Suisse, le président polonais Andrzej Duda a quant à lui appelé à décoloniser la Russie. Dans la terminologie du Département d’État américain, cela veut dire « démembrer la Russie ».

Finalement, ces menaces donnent raison à Poutine lorsqu’il affirme que la Russie est confrontée à une menace existentielle, non ?

Absolument. Ces discours occidentaux renforcent celui de Poutine et font apparaître que derrière la guerre en Ukraine, il y a non seulement la volonté de déstabiliser la Russie et de provoquer un changement de régime, mais aussi de détruire l’État russe au profit d’une constellation de 18 à 32 petits États selon les modèles. On trouve même des documents qui l’évoquent sur les sites du gouvernement américain. C’est bien le plan occidental – difficile de parler de stratégie, car les Occidentaux vont un peu à l’avenant pour y arriver.

Jusqu’au terrorisme ?

En tout cas, et c’est paradoxal, les tentatives de déstabilisation et de démembrement de la Russie ne font que renforcer la cohésion nationale derrière Poutine. D’ailleurs, en France en 2015 ou en Belgique en 2016, il y a eu des réflexes semblables. La population s’est soudée et pas nécessairement pour le mieux, car ces attentats et leurs réflexes émotionnels ont donné le signal d’envol d’une islamophobie pratiquement institutionnalisée, surtout en France.

Nous assistons au même réflexe en Russie. Il n’est pas nécessairement islamophobe, car ce n’est pas dans la tradition russe. Mais il y a un nationalisme très fort qui renforce cette volonté de se battre en Ukraine. On ne connait pas encore exactement les commanditaires des attentats du 23 juin. Mais quoi qu’en diront les conclusions des enquêtes russes, dans l’opinion publique, il ne fait aucun doute que la Russie est victime d’attaques extérieures et il ne serait pas étonnant d’y trouver la patte de la CIA ou du MI6 britannique qui sont très actifs dans la guerre subversive contre la Russie. Pour le Russe moyen, ces attentats relèvent d’une agression contre leur pays, leur société. Par conséquent, il va transférer son énergie et son agressivité contre l’Ukraine. Nous sommes donc à l’opposé du résultat espéré par les Occidentaux.

Quelle pourrait être la réponse de la Russie à ces attaques ?

En réalité, le projet de démanteler la Russie est dans l’esprit des Américains depuis longtemps et se manifeste depuis des années dans l’aide apportée à différents mouvements dits démocratiques ou dans le financement de conférences comme le Free Russia Forum. Rien de mystérieux, même si nos médias n’en parlent pas, car ça fait désordre.

Le projet n’est pas nouveau, mais il a tout de même atteint des sommets. D’abord avec cette confrontation militaire par Ukraine interposée. Ensuite avec ces attaques sur le territoire russe. La Russie a résisté jusqu’à maintenant à ces tentatives de déstabilisation. Mais cette résistance va-t-elle amener les Occidentaux à pousser le curseur plus loin ou à jeter l’éponge ?

La Russie est un pays énorme qui a toujours effrayé les Occidentaux, même avant que les ressources naturelles ajoutent de l’intérêt à son démembrement. Les Occidentaux ne vont pas s’arrêter. La Russie doit y faire face. Mais attention à l’effet loupe qui aurait tendance à braquer les projecteurs sur un événement – les attentats – pour faire croire que c’est le chaos dans tout le pays. Nous ne sommes pas dans cette situation-là. Nous assistons à des événements de nature subversive, probablement sponsorisés par l’Occident, cette implication étant même avérée pour certains. Mais pour l’heure, en Russie, cela reste des problèmes de services de renseignements et de lutte contre des cellules clandestines.

Cela étant dit, les Russes sont conscients de la guerre qui est menée contre leur pays. Ils ont d’ailleurs réagi aux menaces des pays occidentaux – toujours les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne – d’utiliser des armes dans la profondeur du territoire russe. Ce qui permettrait d’une certaine manière de faire la même chose que des attentats terroristes. Le terroriste, c’est un peu le missile du pauvre. Poutine a répondu que si les Occidentaux fournissaient ce type d’arme à l’Ukraine, la Russie ne se retiendrait plus de fournir des armes aux ennemis de l’Occident. On peut penser aux milices irakiennes, au Hezbollah ou qui sais-je.

Rappelez-vous que ces derniers mois, des bases et des installations militaires américaines – et illégales d’ailleurs – ont essuyé de nombreuses attaques en Syrie. C’est le cas par exemple de la base d’al-Tanf au sud du pays. Elle comporte très peu de militaires américains, surtout des forces spéciales qui entraînent des combattants islamistes pour combattre l’État syrien. On retrouve ces mêmes islamistes dans la région d’Irbil au nord. Beaucoup sont d’anciens combattants de groupes tels qu’Al-Nosra qui ont trouvé refuge dans cette zone protégée par l’armée turque et qui a servi de réservoir pour fournir des hommes côté ukrainien dans la guerre contre la Russie. Les Américains n’ont pas fait grand cas de ces attaques contre leurs bases, car ils ne veulent pas s’engager dans un nouveau conflit. Mais à partir du moment où les Occidentaux mènent une guerre indirecte contre la Russie, Moscou pourrait mener une guerre indirecte contre les intérêts occidentaux partout dans le monde.

Ces attentats en Russie auront-ils un impact sur le déroulement de la guerre en Ukraine ?

Non. Si vous regardez la carte, les combats qui se déroulent sur le théâtre des opérations militaires (TVD) se situent sur le territoire ukrainien. Il y a une dynamique tactico-opérative dans la région du Donbass et de Kharkov. C’est là que les Ukrainiens perdent des hommes, c’est là que la guerre se joue. Même ce qui se passe en mer Noire n’a aucune incidence sur ce qui se passe au sol. Tout le reste, ce qui se déroule en Crimée ou sur le territoire russe avec des attentats ou des attaques de missiles, tout ça n’est qu’un à côté. Ce sont des exercices de communication. Il s’agit de donner l’apparence qu’on est victorieux sur quelque chose. C’est une petite consolation pour les Occidentaux dans ce conflit, mais l’incidence sur le déroulement de la guerre qui se mène au sol est égale à zéro.

Sur le plan politique non plus, ces attaques ne vont pas entraîner une déstabilisation de la Russie qui pourrait influer sur la guerre. Au contraire, comme je l’ai souligné, ces attentats ont tendance à renforcer la cohésion nationale. Il faut comprendre qu’en Occident, on a toujours tendance à observer le conflit avec des yeux d’Occidentaux. Il y a ceux qui disent que l’invasion russe est illégale et ceux qui répondent que c’est la faute de l’Otan. Du point de vue des Russes, évidemment, on n’aime pas l’Otan et l’expansion de cette alliance militaire est un problème en toile de fond. Mais le fond du problème, ce pour quoi les Russes se battent et sont prêts à mourir, c’est la défense des populations russes d’Ukraine. Si bien que tous les attentats et attaques sur le territoire russe leur apparaîtront comme illégitimes. Car pour eux, leur combat est juste, leur cause est légitime.


Source: Investig’Action

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