Le mardi 25 juin Caroline Fourest décide, dans sa chronique « Le monde selon Caroline Fourest », diffusée sur France Culture (et reproduite en fin d’article), d’évoquer, pour la première fois, les agressions perpétrées ces dernières semaines contre des jeunes femmes voilées à Argenteuil. On s’apprête à pousser un « ouf » de soulagement. Enfin, Caroline Fourest prend conscience de la réalité des violences islamophobes. Enfin, elle va utiliser la tribune que lui offre le service public pour appeler chacun et chacune à en faire de même. Enfin, elle va reconnaître qu’il est urgent d’agir et de cesser de stigmatiser de manière systématique les musulmans.
Islamophobie à Argenteuil : une agression de Caroline Fourest
Mais en fait, non. L’éditorialiste, d’habitude si prompte à dénoncer les violences faites aux femmes (notamment musulmanes), nous gratifie d’une chronique… déconcertante, au cours de laquelle elle va, entre autres, mettre en doute la réalité des agressions, accuser (à mots couverts) les associations mobilisées à Argenteuil d’être antisémites et, last but not least, expliquer que les féministes n’ont pas à s’impliquer dans la défense des femmes voilées violentées. Le tout en 7 minutes.
Caroline Fourest n’y va pas par quatre chemins, et ce dès le début de sa chronique : les violences commises à Argenteuil sont des « agressions odieuses et clairement racistes ». Voilà qui est dit.
Mais immédiatement après ce qui n’apparaît, a posteriori, que comme une précaution oratoire, elle bat en retraite, mettant en doute la parole des victimes, et donc la véracité desdites agressions :
« Une femme portant le voile s’est plaint d’avoir été agressée en sortant d’un laboratoire médical par ce qu’elle décrit comme étant deux skinheads, l’un ayant le crâne rasé et l’autre une crête rouge, ce qui correspond assez peu au profil d’un skinhead. Plus tard d’ailleurs il ne sera plus question de crête rouge, il faut dire que la version a beaucoup évolué au fil des jours entre ce qui a été dit à la presse dans les premier temps et ce que la victime a ensuite déclaré aux policiers chargés de l’enquête, sachant qu’elle n’a pas déposé plainte tout de suite et qu’il a fallu attendre plusieurs jours et que la mairie insiste pour obtenir cette plainte ».
Et, au sujet de l’autre agression (la première, dans l’ordre chronologique) :
« Cette fois c’est une jeune femme d’à peine 17 ans qui aurait été insultée, traitée de sale arabe et de sale musulmane par deux hommes, deux autres crânes rasés ayant porté des coups et arraché son voile. Cette fois aussi la jeune femme n’a pas déposé plainte tout de suite (…). Et là aussi c’est une version qui n’a pas arrêté de changer ».
L’éditorialiste doute donc de la parole des jeunes femmes agressées, même si elle rappelle que les éléments qu’elle avance « ne veulent pas dire que la parole de la victime ne mérite pas d’être entendue, surtout dans un climat où les agressions contre les femmes voilées existent et constituent effectivement des actes racistes intolérables ». Mais tout de même… La commissaire Fourest a mené son enquête, et vous avouerez, tout de même donc, qu’il y a des éléments troublants, et notamment celui-ci : « la [deuxième] victime dit aussi avoir reçu un coup au ventre, ce qui pourrait expliquer la fausse couche dont elle vient d’être victime, mais dans sa déclaration au commissariat elle parle d’un coup à la hanche ».
Certes.
Le phénomène est bien connu, notamment de tous ceux et toutes celles qui luttent contre les violences faites aux femmes, et qui savent parfaitement que les victimes d’agressions physiques (et, a fortiori, de viols) mettent, dans la plupart des cas, beaucoup de temps avant de porter plainte (quand elles le font…) et que les récits qu’elles font des violences qu’elles ont subies changent souvent en raison des dégâts psychologiques provoqués par de telles agressions. Le temps qui s’écoule entre les violences et les plaintes est d’ailleurs, au même titre que le caractère changeant, voire contradictoire, des récits des victimes, l’argument favori des violeurs pour « démontrer » qu’ils sont innocents. Les initiateurs et initiatrices de la campagne « Viol : la honte doit changer de camp », lancée en novembre 2010 avec le soutien, entre autres, de Caroline Fourest, doivent être ravi-e-s de l'entendre reprendre à son compte de tels poncifs.
Dans un deuxième temps, Caroline Fourest s’attaque à celles et ceux qui se sont mobilisé-e-s aux côtés des victimes des agressions d’Argenteuil, et notamment les associations et organisations engagées dans la lutte contre l’islamophobie. La Coordination contre la Racisme et l’Islamophobie (CRI), le Collectif Féministe Pour l’Égalité (CFPE), le Parti des Indigènes de la République (PIR), ou encore les Indivisibles, sont ainsi ciblés. Mon propos n’est pas ici de défendre ces organisations et leurs orientations, qui pourront le faire elles-mêmes si elles le souhaitent, mais bien de souligner que la nature des accusations portées contre elles contribue, en plus des suspicions à l’égard des victimes, à relativiser, sinon à nier, les violences commises à Argenteuil.
Car en réalité « ces associations de la lutte pour le voile, proches des Frères Musulmans et de leurs prédicateurs » (rien que ça !) sont « biens connues », selon Caroline Fourest, pour leur volonté de « mettre en concurrence les victimes du racisme ». Elles ne se mobilisent « que quand il s’agit de défendre le voile et de prendre le parti des intégristes sexistes ». Car elles ont en réalité un agenda caché : « ils pensent qu’on dénonce trop le racisme anti-juif et pas assez le racisme anti-musulman, peut-être parce que le second racisme les dérange beaucoup plus que le premier ». Ne sont-ils pas « ceux qui veulent croire que la république est toujours du côté des juifs mais jamais du côté des musulmans » ? Pas besoin de traducteur universel pour comprendre ce que sous-entend lourdement Caroline Fourest : celles et ceux qui se mobilisent aux côtés des victimes de l’islamophobie ne le font que pour des raisons peu avouables, à savoir leur volonté de dénoncer un traitement de faveur réservé aux Juifs, ce qui ne manque pas de témoigner de leurs tendances antisémites.
Pour étayer sa thèse, Caroline Fourest rappelle, à ceux qui affirment qu’il y a un « deux poids deux mesures » dans les réactions politiques et médiatiques aux agressions selon qu’elles touchent des Juifs ou des Musulmans, qu’ils se trompent. Ainsi, elle souligne que « les familles des victimes ont été reçues Place Beauveau, exactement comme lorsqu’il y a eu une agression contre la synagogue d’Argenteuil en octobre dernier ». Souvenons-nous en effet qu’en octobre 2012, des coups de feu (à blanc) avaient été tirés à proximité de la synagogue d’Argenteuil, ce qui n’avait pas manqué de susciter une (légitime) émotion dans la communauté juive de la ville. Mais rappelons également à Caroline Fourest que les représentants de la communauté juive, qui n’ont pas eu besoin d’organiser des manifestations pour être entendus, avaient alors été reçus dès le lendemain par Manuel Valls, tandis que les jeunes femmes d’Argenteuil ont dû attendre un mois (pour la première) et une semaine (pour la seconde) pour être « invitées » au Ministère de l'Intérieur, après un long, très long silence médiatique, qui n'a été rompu que grâce à la mobilisation.
Pas « exactement » le même traitement, en somme, contrairement à ce que laisse entendre l’éditorialiste, ce qui permet de comprendre une certaine indignation chez les victimes et leurs proches, qui ne cherchent pas à mettre en concurrence les racismes mais exigent que l’islamophobie soit, au même titre que l’antisémitisme, un mal dénoncé et combattu de manière systématique, y compris et notamment par les pouvoirs publics. C’est ce que Caroline Fourest aurait pu entendre si elle avait daigné se déplacer à Argenteuil samedi dernier lors du rassemblement organisé devant la sous-préfecture. Pas de concurrence, mais un refus du traitement différencié selon la couleur de peau et/ou la religion des agressé-e-s et des agresseurs. Mais il n’est pas sûr que Caroline Fourest, qui écrivait en 2003 dans son ouvrage Tirs Croisés (co-écrit avec Fiammetta Venner) « [qu’] à côté de l’intégrisme musulman, les intégrismes juifs et chrétien donnent l’impression de phénomènes marginaux plutôt folkloriques, en tous cas sans conséquences » (p. 404) comprenne la nuance.
L’ultime pirouette de Caroline Fourest, qui donne a posteriori son sens au titre de sa chronique (« Faut-il être féministe pour dénoncer l’agression de femmes voilées ? »), consiste à expliquer qu’un mauvais procès est fait aux associations féministes qui n’ont pas dénoncé les agressions d’Argenteuil. Car en effet, ces agressions (si elles sont avérées) n’entrent pas, selon Caroline Fourest, dans la catégorie des violences faites aux femmes. Pourquoi ? C’est simple : « Les femmes voilées ne sont pas attaquées en tant que femmes mais en tant que musulmanes, c’est important de la préciser parce que du coup ça ne suppose pas (…) une solidarité spécifiquement féminine ou spécifiquement féministe ».
On se frotte les yeux (ou les oreilles, si l’on écoute la chronique), et on reprend : pas en tant que femmes, mais en tant que musulmanes. Des jeunes femmes sont agressées dans la rue par des hommes, qui les traitent, pour au moins une d'entre elles, de « salope », mais tout cela n’a rien à voir avec le fait qu’elles sont des femmes. Question à Caroline Fourest : pourquoi sont-ce systématiquement des femmes musulmanes qui sont victimes d’agressions physiques dans la rue, et non des hommes portant barbes et/ou djellabas ? Cela n’aurait-il rien à voir avec les ressorts de la domination masculine, et notamment celui selon lequel les femmes ne sont que tolérées dans l’espace public qu’est la rue, qui doit néanmoins demeurer sous l’emprise des hommes, comme le rappellent les agressions quotidiennes, qu’elles soient verbales ou physiques ?
Mais non, tout cela n’a pas de sens, et Caroline Fourest balaie cet argument d’un revers de manche, en usant d’une comparaison qui ne manquera pas de faire bondir les organisations féministes : « ça ne suppose pas (…) une solidarité spécifiquement féminine ou spécifiquement féministe, à moins de considérer que quand un homme musulman est agressé, il faut des associations d’hommes pour le soutenir en tant qu’homme ». C’est beau comme du Éric Zemmour.
Chacun aura compris que ce qui gêne considérablement Caroline Fourest, et qui permet de comprendre la faiblesse de son argumentation, c’est qu’il lui est impossible de reconnaître qu’une femme voilée puisse être victime de sexisme en raison du fait qu’elle porte le voile. Car le sexisme est le voile, et le voile est le sexisme. La femme voilée ne peut être victime de sexisme, selon la vision du monde de Caroline Fourest, que de la part de ceux qui l’obligent (forcément) à porter son voile. Pas de la part de ceux qui le lui arrachent. L’éditorialiste tente d’ailleurs, par la bande, de proposer la seule lecture féministe possible de ces violences, franchissant une nouvelle fois la ligne rouge de la décence en affirmant, au sujet de la première agression, ce qui suit : « là aussi c’est une version qui n’a pas arrêté de changer, dont la police d’ailleurs doute, elle n’exclut pas un règlement de comptes familial, une opération punitive destinée à faire payer à la jeune femme son style de vie jugé trop libre ».
Qui sont les sources policières de Caroline Fourest ? Nous ne le saurons pas. C’est la première fois que tous ceux et toutes celles qui suivent l’affaire entendent parler de cette « version ». Il faudra que Caroline Fourest nous explique si le témoin d’origine pakistanaise qui est intervenu dans la rue pour protéger la jeune Rabia faisait lui aussi partie de ce complot familial. L’éditorialiste précise que cette version du règlement de comptes « reste totalement à confirmer ». Mais elle a osé. Osé suggérer que les agressions sont peut-être le fait de musulmans eux-mêmes, achevant de retourner la situation après avoir mis en doute la parole des victimes et délégitimé les associations solidaires, le tout en prônant « l'union des forces antiracistes ». Et, d'ajouter, dans un bel élan de franchise, que s’il s’avérait que son hypothèse « familiale » était la bonne, « cela changerait évidemment tout ».
Évidemment.