L’islamisme, un concept fourre-tout? Dans le livre Jihad made in USA, Mohamed Hassan distingue cinq courants différents aux intérêts parfois contradictoires. Ce cinquième extrait est consacré à un penseur islamiste influent, Sayyd Qutb.
Voir le premier extrait sur les traditionalistes
Voir le second extrait sur les réactionnaires.
Voir le troisième extrait sur les Frères musulmans
Voir le quatrième extrait sur les islamo-nationalistes
Quelle différence entre la lutte menée par les islamo-nationalistes et celle des jihadistes ?
Tout d’abord, il faut préciser que le jihad a pris dans les médias occidentaux une tournure négative en se référant exclusivement au combat mené par des fanatiques. Mais en islam, le jihad est aussi un combat que le musulman doit avant tout mener contre lui-même pour faire ressortir ce qu’il y a de meilleur en lui. Le jihad peut donc être quelque chose de très positif !
Cela étant, les médias nous parlent surtout des jihadistes qui mènent une lutte armée. Tout comme les islamo-nationalistes effectivement. Mais au niveau de leurs analyses et de leur orientation politique, ces jihadistes sont en fait bien plus proches des Frères musulmans. Il y a longtemps eu un débat au sein de la Société. Sa direction a toujours défendu la voie légaliste. C’est petit à petit, et de manière pacifique, en participant notamment aux élections, que les Frères ont cherché à parvenir à leur objectif. Cependant, un autre courant au sein de la Société s’est développé sous l’effet de la répression menée par Nasser. Ce courant estimait que les Frères devaient prendre les armes pour lutter contre le gouvernement égyptien mais il n’a jamais pu imposer son point de vue à la direction si bien qu’il y a eu une scission. Les partisans de la lutte armée ont quitté la Société des Frères musulmans pour former des groupes jihadistes.
Les jihadistes et les Frères musulmans diffèrent donc par la méthode mais ils poursuivent ce même objectif d’islamiser la société et de restaurer le califat ?
Ils diffèrent par la méthode et, sur le plan idéologique, il peut y avoir également quelques différences notables. Pour comprendre lesquelles, il nous faut aborder un personnage important dans l’histoire de l’islamisme, Sayyid Qutb (1906-1966).
Le théoricien de l’islamisme radical ?
C’est généralement comme cela qu’on le présente, mais c’est à mon sens assez réducteur compte tenu de la complexité de sa pensée. Qutb partait du constat que l’islam était la cible de diverses forces qui visaient sa destruction. Les croisades hier, l’impérialisme aujourd’hui… Des camouflages différents pour un seul et même objectif : anéantir l’islam. Aussi, il considérait que toutes les doctrines que sont le nationalisme, le socialisme, la laïcité, le communisme ou le capitalisme représentaient une seule et même entité qui s’est développée en Occident en opposition directe au message de l’islam.
Qutb était-il un précurseur du choc des civilisations ?
En réalité, il ne considérait pas que l’Ouest capitaliste et l’Est communiste étaient des civilisations. Qutb ne reconnaissait que les valeurs de l’islam. Et c’est à la lumière de celles-ci qu’il a abordé les problèmes politiques, économiques et sociaux de l’Égypte. Étant passé par les Frères musulmans, Qutb a beaucoup apporté à la Société sur le plan idéologique. Hassan el -Banna avait créé l’organisation et sillonné l’Égypte pour gagner de nombreux membres mais il a été assassiné et sans doute est-il mort trop tôt que pour laisser un héritage idéologique majeur. Sayyid Qutb a largement contribué à combler ce vide.
Pourtant, la direction des Frères musulmans s’est désolidarisée de Qutb dont la pensée est surtout revendiquée par des groupes jihadistes aujourd’hui.
Qutb a tout de même développé des idées très importantes qui servent encore aujourd’hui les Frères musulmans, mais il a été plus loin aussi. Comme je l’ai dit, la pensée de Qutb est complexe, elle naviguait entre réformisme et radicalisme. Elle est aussi très marquée par le contexte historique dans lequel Qutb a évolué. Il nous faut donc revenir brièvement sur sa vie.
Sayyid Qutb était issu d’une famille de petits propriétaires terriens et avait suivi des études dans une école coranique. Ces deux éléments de son enfance ont marqué le reste de sa vie. Ses origines l’ont rendu particulièrement sensible aux inégalités sociales et aux conditions de vie des paysans tandis que son passage dans une école coranique a nourri une certaine aversion pour les institutions religieuses officielles. Qutb était notamment très critique envers ces imams qu’il considérait comme corrompus et soumis au pouvoir tant dans l’Égypte coloniale que dans l’Égypte nassérienne ensuite.
Vers la fin des années 40, Qutb a voyagé en Occident. Il passa quelque temps en Europe avant de séjourner plus longuement aux États-Unis. Cette expérience l’a profondément marqué. Il a été frappé par le contraste entre les progrès technologiques réalisés d’une part et ce qu’il estimait être la décadence des sociétés occidentales d’autre part. Le rôle tenu par les femmes dans ces sociétés avait particulièrement choqué l’Égyptien. Elles étaient, soulignait-il, devenues des objets sexuels et s’étaient ainsi écartées de leur rôle maternel. Si bien que la notion de famille s’était dégradée et, avec elle, toutes les valeurs honorables qui sont censées être transmises. De même, sur le fait que les femmes quittaient le nid familial pour travailler, Qutb voyait là encore une manifestation des valeurs arriérées du matérialisme occidental : « La production matérielle est perçue comme plus importante, plus précieuse et plus honorable que le développement du caractère humain ».1
Comment Qutb expliquait-il ce contraste entre les progrès technologiques d’une part et cette décadence des valeurs morales d’autre part ?
Selon lui, les Occidentaux s’étaient écartés de la spiritualité pour mettre la science au service du matérialisme. Qutb était réellement impressionné par la découverte de nouveaux médicaments ou les missions spatiales par exemple. Mais il ajoutait qu’en dépit de ces progrès remarquables, les sociétés occidentales n’avaient pas trouvé la paix pour autant.
Dans sa réflexion, l’Égyptien a largement été inspiré par Alexis Carrel (1873-1944), le chirurgien français lauréat du Prix Nobel de médecine en 1912. Carrel est surtout reconnu pour ses travaux sur la transplantation d’organes. Mais il a aussi écrit un ouvrage polémique, « L’homme, cet inconnu », dans lequel il déplore l’effet déshumanisant du matérialisme occidental et préconise d’établir des relations nouvelles entre les hommes. Pour ce faire, Carrel avait établi un programme qui recommandait entre autres de supprimer les classes sociales et de les remplacer par des classes biologiques, de substituer la biocratie à la démocratie. Carrel allait très loin. Estimant que le processus de sélection naturelle ne jouait plus son rôle parce que beaucoup d’individus inférieurs avaient survécu grâce aux progrès de la science, il fallait tout simplement éliminer les humains indésirables. C’est une approche totalement fasciste. Alexis Carrel était d’ailleurs proche du gouvernement de Vichy. Il a aussi travaillé pour la Fondation Rockefeller.
Comment Alexis Carrel a-t-il influencé Sayyid Qutb ?
Qutb s’est en fait inspiré des idées de Carrel en les transposant à la sauce islamiste. Tous les deux partageaient le constat que le matérialisme avait entraîné l’homme sur le chemin de la décadence. Mais là où Carrel voyait dans les sciences la solution à ses problèmes, Qutb a trouvé dans la religion la voie à suivre pour ramener l’homme sur le droit chemin. De retour en Égypte, Qutb a intégré les Frères musulmans et, à l’instar de la Société, a soutenu le mouvement des Officiers libres.
Il semblait proche de Nasser à l’époque. On dit de Qutb que c’était le seul civil autorisé à participer aux comités des Officiers libres.
Qutb s’était effectivement engagé dans la lutte anticoloniale. Au- delà de quelques divergences idéologiques, il soutenait ces officiers capables de renverser le roi Farouk et de libérer l’Égypte de la domination britannique.
Tout comme Nasser, Qutb dénonçait les ravages du capitalisme et de l’impérialisme. Mais une grande rivalité opposait pourtant les deux hommes. Elle s’est soldée par la condamnation à mort de Qutb. D’où venait cette contradiction ?
Après l’effondrement de l’Empire britannique, les États-Unis ont cherché à reprendre la main sur la région du Moyen-Orient. Mais il fallait pour cela contrer l’influence du grand rival soviétique. Pour ce faire, Washington s’appuyait notamment sur la religion, exacerbant les contradictions entre le communisme et l’islam, une démarche calculée dont Qutb n’était pas dupe comme il le dénonce dans son essai « L’islam américanisé » : « Les Américains et leurs alliés dans le Moyen-Orient rejettent un islam qui résiste à l’impérialisme et à l’oppression, et choisissent un islam qui ne résiste qu’au communisme. Ils ne désirent ni ne tolèrent la loi de l’islam.» 2
De plus, issu de la classe paysanne, Qutb était critique à l’égard du capitalisme. Il avait vu les inégalités sociales se creuser en Égypte sous l’effet du pillage britannique. Il avait constaté ce même fossé dans le soi-disant Monde libre. Et dans son livre La justice sociale en islam, il dénonçait : « Lorsque l’ouvrier américain, par exemple, a sa radio et sa propre voiture, quand il peut partir en excursion hebdomadaire avec sa famille ou aller au cinéma ; quand ces choses sont réunies, ce n’est pas du luxe si la Maison-Blanche est la demeure du président. Mais quand des millions d’habitants d’une nation ne peuvent pas trouver une gorgée d’eau à boire, c’est indéniablement du luxe que quelques personnes aient le choix de boire de la Vichy ou de l’Evian, importées de l’étranger. Et quand il y a des millions de personnes qui ne peuvent pas s’offrir le plus simple habitat (…) quand il y en a qui ne peuvent même pas trouver de chiffons pour couvrir leur corps, c’est un luxe impossible qu’une mosquée coûte des centaines de milliers de guinées, ou que la Ka’bah soit couverte d’une robe cérémoniale, brodée d’or. »3
Tout comme Nasser, Qutb était donc critique à l’égard du capitalisme et de l’impérialisme, mais vous constatez aussi que l’islam est au cœur de cette critique. En fait, dans les années 50, alors que les empires coloniaux s’étaient délités et que la guerre froide succédait à la Seconde Guerre mondiale, Qutb considérait que l’Égypte était à un carrefour. Le capitalisme n’étant pas envisagé comme une solution fiable, le pays devait choisir entre le socialisme, le communisme ou l’islamisme. Qutb a opté pour la religion. Elle occupait déjà une place importante dans son enfance et ne l’a jamais quittée par la suite. Ainsi, alors qu’il était encore jeune écrivain, Qutb avait réalisé une étude littéraire du Coran et ce travail l’avait profondément marqué. La contradiction était inévitable avec Nasser qui avait engagé la nouvelle république égyptienne sur la voie de la laïcité.
Après le coup des Officiers libres, Qutb est passé à deux reprises par la case prison où il a été torturé. Puis il a été pendu en 1966. Son passage dans les geôles égyptiennes a-t-il contribué à radicaliser sa pensée ?
Certainement. C’est en prison que Qutb a écrit ses deux livres de référence, A l’ombre du Coran et Jalons sur la route. Qutb y a développé le concept de « Jahiliyyah » que l’on pourrait traduire par le fait d’ignorer les recommandations de l’islam. Dans le Coran, le terme fait référence aux païens et aux conditions dans lesquelles vivaient les Arabes avant la révélation du prophète Muhammad.
Avant Qutb, l’écrivain indien Abul Hasan Ali Hasani Nadwi a été le premier à avoir repris ce concept de Jahiliyyah pour le réinterpréter de façon plus moderne. En 1950, il a publié un livre, Ce que le monde a perdu avec le déclin des musulmans, qui fut un véritable best-seller, surtout en Égypte où il a d’abord été publié en arabe avant d’être traduit en urdu. Ce livre revient sur l’avènement de l’islam, son expansion, puis explique comment il a progressivement décliné, une régression qui aurait commencé avec les Ottomans selon l’auteur. Nadwi dresse également une généalogie des civilisations occidentales, passant en revue les Grecs, les Romains, les chrétiens, le matérialisme, la théorie de l’évolution, le nationalisme ainsi que toutes sortes de progrès scientifiques. Son bilan est sans appel, l’Europe chrétienne a sombré dans une forme de paganisme matérialiste, c’est-à-dire dans la Jahiliyyah. Nadwi poursuit en estimant que les musulmans ont été contraints de suivre les Occidentaux dans cette quête déraisonnable du matérialisme, devenant ainsi de « simples passagers d’un train conduit par les nations européennes. » Bien qu’embarqués malgré eux, les musulmans seraient cependant immunisés contre ce paganisme matérialiste, leur héritage spirituel étant préservé dans sa « pureté cristalline ».
Qutb s’est-il inspiré du best-seller de Nadwi ?
Il a même rédigé la préface d’une édition de 1951 ! Qutb y écrit que la Jahiliyaah prédomine le monde depuis que l’islam a perdu son rôle de leadership. Mais il est aussi allé beaucoup plus loin que Nadwi en appliquant cet état d’ignorance à l’ensemble des musulmans. Pour Qutb, il fallait revenir aux sources, c’est-à- dire à la manière dont vivaient le Prophète et les fidèles qui l’accompagnaient.
On devine une charge féroce à l’encontre de Nasser qui s’affichait comme musulman, mais qui ne mélangeait pas la religion et la politique…
Oui, mais il n’y avait pas que les nationalistes laïcs que Qutb condamnait. Selon lui, le message du Prophète avait été dévoyé par des siècles d’interprétations et de jurisprudence. Il n’accordait aucun crédit aux diverses écoles islamiques. Qutb estimait donc qu’une avant-garde de musulmans éclairés devait suivre sa pensée pour libérer la oumma de l’oppression.
Qutb pensait qu’à travers le Coran et le message du prophète Muhammad, Dieu avait offert une conduite à suivre pour tout. Cela concernait tant la foi et la morale que les lois qui régissent la société. Par conséquent, Qutb estimait qu’un musulman ne devait suivre que les lois du Coran. Obéir à d’autres lois comme celles édictées par un gouvernement non islamiste revenait à obéir à quelqu’un d’autre que Dieu. La conclusion de cette réflexion, c’est que tout musulman vivant dans une société non islamiste n’est pas libre de vivre pleinement sa foi puisqu’il doit obéir à d’autres lois que celles de Dieu. Le musulman doit donc se libérer de ces sociétés d’ignorance régies par des lois impies pour se plier uniquement à la charia.
Quel type de société Qutb envisageait-il ?
Il a livré un modèle utopique de société islamique où tout reposerait sur le strict respect de la charia. Un gouvernement serait établi uniquement pour s’assurer que la loi divine soit bien appliquée. C’est un modèle assez utopique dans la mesure où Qutb était convaincu que, si les musulmans vivaient pleinement leur religion, il n’y aurait pas de problème. Par exemple, il n’y aurait plus de classes sociales mais juste une communauté de croyants. Riche ou pauvre, chacun aspirerait à l’égalité et au triomphe de la justice sociale car c’est là finalement la volonté de Dieu. Ainsi, un bon musulman, s’il suit à la lettre les préceptes de l’islam, ne devrait pas exploiter d’autres personnes pour son propre intérêt. Qutb reconnaît par ailleurs le droit à la propriété privée, mais il précise qu’il s’agit là moins d’un droit individuel que d’un devoir qui doit être assumé pour le bien-être de la communauté.
Vous n’avez pas l’air convaincu…
Comme je l’ai déjà dit, l’islam n’est pas un problème. Mais je ne pense pas non plus qu’il puisse apporter une solution à tout, particulièrement aux problèmes socio-économiques. Qutb fait preuve d’un grand idéalisme en pensant qu’il suffirait que tout le monde se comporte en bon musulman pour résoudre tous les problèmes, notamment celui des inégalités sociales.
De plus, Qutb préconisait un retour au mode de vie de la communauté du prophète car, disait-il, le message originel de l’islam avait été dévoyé par des années d’interprétations sujettes à l’influence de nombreux facteurs. Imaginons que la société voulue par Qutb voie le jour… Comment empêcher que de nouveaux facteurs objectifs écartent la communauté du mode de vie pensé par notre utopiste ? Ou, pour le dire plus clairement, comment croire que des personnes, placées dans des conditions leur permettant d’exploiter d’autres personnes, ne privilégieront jamais leur propre intérêt juste parce que leur foi les en empêchera ?
Il me semble que Qutb pêchait par excès d’idéalisme. Il revoyait quelque peu le concept de propriété privée, mais le capitalisme qu’il critiquait tant ne se limite pas à la seule propriété privée de grands moyens de production. Il faut aussi compter sur la règle de la concurrence et celle du profit maximum. Ensemble, ces trois caractéristiques essentielles du capitalisme conduisent inévitablement à une guerre économique où les gros poissons engloutissent les petits en accumulant ainsi des fortunes immenses. Ce mode de production conduit fatalement à l’appauvrissement des exploités et vous ne pouvez empêcher ce résultat sans tenir compte des caractéristiques essentielles du capitalisme… Même si vous êtes un très bon musulman !
Enfin, si l’on peut saluer la volonté de l’Égyptien de s’attaquer aux problèmes des inégalités sociales et de libérer les peuples du joug impérialiste, on peut regretter que sa démarche se soit inscrite dans un cadre strictement religieux, révélant ainsi la vision sectaire de Qutb. En théorie, il reconnaissait des droits aux non musulmans dans son modèle de société. Mais ces derniers devaient tout de même se plier à la charia et Qutb nourrissait l’espoir que tous finiraient par se convertir à l’islam.
Ce type d’approche divise de facto le corps de la nation. Les impérialistes, hier comme aujourd’hui, profitent de ces faiblesses. À l’heure actuelle, de nombreux groupes jihadistes sunnites se réclamant de la pensée de Qutb sont engagés dans une guerre confessionnelle contre les chiites. C’est une tragédie pour la région du Moyen-Orient. Pour les impérialistes en revanche, c’est une aubaine. Ils n’ont plus à affronter de résistance solide. Ils peuvent simplement se frotter les mains et contempler les Arabes se déchirant entre eux.
Qutb a-t-il expliqué comment se libérer des sociétés ignorantes pour atteindre son modèle idéal ?
Oui, et c’est comme ça qu’il est devenu une référence des mouvements jihadistes. Pour sortir la communauté musulmane de l’ignorance, l’avant-garde que souhaitait Qutb devait utiliser tant le prêche que le jihad. Si l’Égyptien est resté assez vague sur la manière de mener le jihad, certains extrémistes ont interprété ses propos pour donner une justification religieuse aux pires exactions. La lutte pour libérer les musulmans de l’ignorance leur donnerait carte blanche. Or, Qutb s’est efforcé de démontrer que l’ignorance régnait partout où n’était pas appliquée la charia.
Mais ce n’est à mon sens qu’une interprétation de la pensée de Qutb et l’on ne peut la réduire à cette seule version radicale. Qutb nourrissait l’espoir de développer un islam nouveau qui aurait préservé l’indépendance et la souveraineté de l’Égypte. Il rejetait ainsi ce qu’il considérait être des philosophies politiques importées, prêchées par des faux nationalistes qui n’avaient pas pleinement conscience de leur histoire. D’une certaine manière, on peut donc dire que Qutb avait à la fois un pied dans le réformisme et l’autre dans le radicalisme.
Vous disiez que Qutb avait eu une grande influence en tant qu’idéologue sur les Frères musulmans. Mais il sera désavoué par la direction de la Société. En prison en même temps que Qutb, le Guide suprême de l’époque, Hassan al-Hudaybi, a écrit un livre « Prédicateurs, pas juges » où il réfute la pensée de Qutb.
Sur le plan idéologique, Qutb a beaucoup apporté à la Société des Frères musulmans, notamment en développant l’idée qu’il ne pouvait y avoir d’autre chemin que celui tracé par l’islam. Qu’il s’agisse de problèmes politiques, économiques, sociaux ou culturels, la réponse est dans l’islam.
Mais les Frères musulmans n’ont pas suivi Qutb sur le reste et il y avait de nombreux points de divergence entre eux. Les Frères estimaient déjà que l’auteur de « Jalons sur la route » avait été trop loin en appliquant sa notion de « Jahiliyyah » à l’ensemble de la communauté musulmane. Ils n’appréciaient guère que Qutb proclame tous les musulmans mécréants à l’exception d’une petite avant-garde qui aurait suivi sa pensée.
Par ailleurs, les Frères et Qutb ne sont pas d’accord sur la question des élections. Les premiers cherchent à y participer pour prendre le pouvoir et parvenir à leur objectif. Mais Qutb estime de son côté que les élections ne sont qu’une tromperie lorsqu’elles sont organisées dans des sociétés ignorantes.
Enfin, Qutb préconise le jihad offensif alors que la direction des Frères musulmans refuse la lutte armée. Dans les prisons égyptiennes, un fossé s’est donc creusé entre les cadres de la Société d’une part et certains de ces jeunes militants d’autre part qui étaient plus sensibles à la pensée de Qutb. Ces derniers ont fondé différents mouvements jihadistes et mené des actions violentes en Égypte.
Finalement, Sayyid Qutb fut condamné à la pendaison en 1966, ce qui fit de lui un martyr pour de nombreux jeunes musulmans. Quelques années plus tard, le frère de Qutb s’installa en Arabie saoudite où il diffusa massivement la pensée de son aîné. Sur le terreau wahhabite, l’idéologie de Qutb allait faire de nombreux adeptes…
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