Haditha ne pourrait-elle être que la partie visible de toute une série de fosses communes ? Les corps que nous avons entrevus, l’image granuleuse des cadavres et des enfants morts : ne seraient-ils que quelques-uns parmi tant d’autres ? Le savoir-faire de l’armée des bas-quartiers américains va-t-il plus loin encore ?
02 juin 06 The Independent (UK)
À propos de la vérité choquante sur l’occupation américaine de l’Irak
par Robert Fisk
Traduit de l’anglais par Jean Marie Flémal
Je me souviens clairement des premiers soupçons que j’ai eus de ce que des meurtres parmi les plus atroces pussent être commis en notre nom en Irak. J’étais à la mortuaire de Bagdad, comptant les corps, lorsque l’un des principaux responsables médicaux de la ville, un vieil ami, me fit part de ses craintes. « Tout le monde amène des cadavres ici », disait-il. « Mais quand ce sont les Américains qui les apportent, ils nous enjoignent de ne rédiger de post-mortem en aucun cas. Ils nous font comprendre que la chose a déjà été faite. Parfois, ils nous remettent un bout de papier – comme celui-ci – en même temps que le cadavre. » Et l’homme de me tendre un document de l’armée américaine portant le profil de l’homme tracé à la main et les mots : « blessures avec traumatisme ».
Maintenant, quelle sorte de traumatisme expérimente-t-on en Irak ? Et qui commet ces tueries de masse ? Qui largue tous ces corps dans les décharges publiques ? Après Haditha, nous allons remodeler nos soupçons.
Il ne faut surtout pas parler de « quelques pommes pourries ». Toutes les armées d’occupation sont corrompues. Mais commettent-elles toutes des crimes de guerre ? Les Algériens découvrent toujours aujourd’hui des fosses communes laissées par les paras français, qui avaient liquidé des villages entiers. Nous avons également entendu parler des tueurs violeurs de l’armée russe en Tchétchénie.
Nous avons tous entendu parler du Dimanche sanglant. Les Israéliens sont restés assis à regarder les milices libanaises, leurs tueurs par procuration, massacrer et éviscérer quelque 1.700 Palestiniens. Et, naturellement, on ressort également les mots de My Lai. Bien sûr, les nazis étaient bien pires. Et les Japonais. Et les oustachis croates. Mais, ici, c’est de NOUS, qu’il s’agit. De NOTRE armée. Ces jeunes soldats sont NOS représentants en Irak. Et ils ont les mains couvertes de sang innocent.
Je soupçonne qu’une partie du problème vient de ce que nous ne nous sommes jamais vraiment souciés des Irakiens, ce qui explique pourquoi nous n’avons jamais voulu dénombrer leurs morts. Une fois que les Irakiens se sont tournés contre l’armée d’occupation, avec leurs attentats à la bombe le long des routes et leurs voitures suicides, ils sont devenus ces « saletés d’Arabes », ces sales sous-hommes dont les Américains parlaient naguère au Vietnam. Trouvez-nous un président qui va nous raconter que nous combattons le mal et, un jour, nous nous éveillerons en découvrant que les enfants ont des cornes et les bébés des pieds fourchus.
Rappelez-vous que ces gens sont des musulmans et qu’ils sont tous susceptibles de devenir des Mohamed Atta. Massacrer toute une chambrée de civils ne représente que l’étape qui suit les frappes aériennes au jugé dont on nous dit qu’elles tuent des « terroristes » mais dont, trop souvent, les cibles s’avèrent être, par exemple, un mariage ou, comme en Afghanistan, un conglomérat de « terroristes » et d’enfants ou encore, comme nous ne tarderons pas à l’entendre, des « enfants terroristes ».
D’une certaine façon, nous, les journalistes, sommes également à blâmer. Incapables de nous aventurer hors de Bagdad – ou de ses proches alentours –, l’immensité irakienne s’est enfoncée dans une pénombre épaisse qui recouvre absolument tout. Occasionnellement, nous pouvons remarquer des éclairs dans la nuit – une Haditha ou l’autre dans le désert – mais nous continuons docilement à répertorier le nombre de « terroristes » supposés liquidés dans les coins les plus éloignés de la Mésopotamie. Par crainte du poignard du rebelle, nous ne sommes plus capables d’investiguer. Et les Américains apprécient qu’il en soit ainsi.
Je pense que cela devient tout doucement une habitude, ce genre de chose. Déjà, les horreurs d’Abou Ghraïb sont laissées de côté sur un haussement d’épaules. Il s’agissait de brutalité, pas de torture, voyons ! Puis, brusquement, apparaît un petit officier subalterne des États-Unis qu’on a chargé de tuer un général de l’armée irakienne en le faisant entrer de force, tête première, dans un sac de couchage, puis de s’asseoir de tout son poids sur sa poitrine. Et, une fois de plus, cela nous vaut quelques gros titres. Qui s’en soucie, si un autre Irakien mord la poussière ? N’essaient-ils pas de tuer nos p’tits gars qui sont venus chez eux pour combattre le terrorisme ?
Car qui peut être tenu de rendre des comptes lorsque nous nous considérons comme les plus brillantes, les plus honorables des créatures, dans notre incessant combat contre les tueurs du 11 septembre ou du 7 juillet, tout simplement parce que nous aimons tant notre pays et nos concitoyens – mais pas les autres ! Et c’est ainsi que nous nous habillons en Galaad, oui, vraiment, en croisés, et que nous disons à ceux dont nous envahissons les pays que nous allons leur apporter la démocratie. Je ne puis m’empêcher, aujourd’hui, de me demander combien de ces innocents massacrés à Haditha ont pris la peine de voter lors des dernières élections irakiennes – avant que leurs « libérateurs » les massacrent.