Il ne fait pas bon vivre de se prénommer Fatima, Ahmed, Nordine, Oussama, Souhail, Karima ou Mohamed dans notre Europe actuelle. La figure de « l’arabe » et celle du « musulman » dérangent. « Ils viennent manger notre pain, épouser nos femmes, profiter de nos cotisations sociales, instaurer un climat d’insécurité dans nos quartiers. Ils prient dans nos rues, imposent leur culture dans notre Europe à tradition judéo-chrétienne ». C’est entendu. Si nous pouvions nous en débarrasser, nous vivrions bien mieux et sans crainte. Tous ces préjugés et discours racistes de base, s’ils ne sont évidemment pas fondés, sont pourtant très éclairants. Ils sont tout à la fois un symptôme et un vieil instrument de gouvernance politique : la figure du bouc émissaire.
Mais d’où vient ce « désarroi identitaire » ? Il est, en réalité, une réaction à la « globalisation » économique et culturelle et aux flux incessants qu’implique cette dernière1. Cette globalisation transforme en profondeur les sociétés européennes dans leur organisation comme dans leurs manières de penser et de vivre. Dès lors, cette « angoisse identitaire » appelle à des réponses simplistes, ces dernières structurées par le biais du schéma binaire « nous /eux ».
Seulement ce racisme est également un instrument politique aux mains des élites, et particulièrement en temps de crise. En effet, la désignation d’un bouc émissaire, le citoyen « arabo-musulman » en Europe, permet de détourner l’attention et l’agression sur une cible qui occupe dans l’inconscient collectif le rôle du diable de circonstance. Et pendant que nous fixons l’objet du ressentiment, nous passons à côté des réels problèmes posés à nos sociétés et nous ne nous interrogeons ni sur leurs causes, ni sur la manière de véritablement les résoudre.
Mais il faut aller plus loin et nous demander pourquoi un tel investissement sur ces citoyens-là précisément. Comment procède-t-on au choix du responsable de tous les maux ? Et bien, il faut tout d’abord que la cible soit faible (une minorité), qu’elle relève d’un « typage » facile et pour laquelle il existe un « imaginaire » bien défini. Et qui mieux que les « Arabes », les « Musulmans», « les personnes issues de l’immigration post-coloniale » correspondent à ces caractéristiques?
Dans cet imaginaire bien circonscrit, une des figures le plus souvent attribuée au musulman et à l’arabe est la figure du terroriste. Dès lors, dès qu’une menace, une suspicion, un « peut-être » d’attentat terroriste pointe son nez, nous sonnons les grandes cloches. De fait, musulman = Islam = islamiste = terroriste. CDFD. Pourtant, cet amalgame est démonté de manière tout à fait évidente par la première et dernière étude de l’Agence Europol : sur 294 attentats recensés en Europe sur l’année 2009, 293 n’avaient aucun lien avec l’islam.2
Une autre interrogation essentielle est : comment comprendre que nous continuons à nous comporter envers les enfants issus de cette immigration comme s’ils étaient « à intégrer » ou des « étrangers » alors qu’ils sont belges, français, suisses, etc. ? Eux qui ne sont ni immigrés (ils sont nés en Europe) ni étrangers ! Et, comment expliquer « l’essentialisation » d’un groupe (« les musulmans ») alors que chaque individu, en tant que citoyen, a le droit à l’auto-définition de son identité, sans qu’aucune personne ne vienne le cataloguer ?
Évidemment, les médias occupent une place centrale, dans ce discours raciste, en scénarisant et en diffusant largement cette figure du bouc émissaire. Il ne fait pas de doute que le traitement médiatique (télévision, radio, journaux, livres « grand public », Internet, meetings politiques,…) est un des facteurs qui explique l’extension du phénomène de bouc-émisairisation de ces catégories. Le choix des événements mis en avant est ainsi arbitraire que volontaire et, par cela, reflète la « musulmanophobie » des élites politico-médiatiques. Ainsi, lorsqu’une personne catégorisée comme « musulmane » vole ou tue, l’événement fait la une de l’actualité dans les médias mainstream et lorsqu’un citoyen belge musulman risque la torture du fait de la passivité des autorités de son pays, les médias sont absents (infra le cas d’Ali Aarrass). Le fameux « deux poids, deux mesures ».
Par ailleurs, ce discours islamophobe permet une différenciation très nette entre citoyens : un « eux » qui s’oppose au « nous ». Cette altérité perpétuelle fait que, par exemple, un Belge d’origine maghrébine ne sera jamais tout à fait un Belge. Il sera au mieux un « belge de papier » ou un « nouveau belge », même à la quatrième génération. La nationalité est pourtant un fait juridico-administratif. Malgré ça, Ali Aarraas, citoyen belgo-européen, a été détenu, depuis avril 2008, dans une prison espagnole en attendant une décision sur son extradition vers le Maroc (pays, rappelons-le, où la torture est toujours pratiquée) pour « terrorisme » sans aucune preuve tangible. Ali a, finalement, été extradé par l’Espagne le 14 décembre dernier, malgré la demande du Haut Commissariat des Droits Humains de l’ONU de ne pas l’extrader. Et la Belgique, à l’instant où ces lignes sont écrites, n’est toujours pas intervenue pour protéger son ressortissant. Ali Aarraas est un citoyen belge. Mais son « arabité », son « islamité » font de lui un citoyen belge de seconde zone.
En outre, un citoyen européen issu de l’immigration et plus particulièrement, un citoyen issu de l’immigration post-coloniale (marocain, congolais, algérien,…) ne peut critiquer le système duquel il participe pourtant. Ainsi, si un européen d’origine immigrée critique l’absence de reconnaissance effective de ses droits et de sa « voix » dans le pays où il est né (et où il considéré comme un citoyen de seconde zone du fait de son prénom, son apparence physique, sa religion, etc.), il est disqualifié, discrédité, montré du doigt comme « islamiste », « extrémiste », etc. Le musulman est toléré, mais il doit longer les murs.
Identique situation quant à la critique réalisée sur le Moyen et Proche-Orient par les citoyens européens issus de l’immigration. Exemple : Israël. Souhail Chichah, chercheur à l’Université Libre de Bruxelles, en a fait les frais après avoir critiqué l’Etat hébreu au sein de son université. Il est depuis victime d’une scandaleuse campagne de diffamation3. Son origine immigrée faisait de lui un candidat rêvé pour la riposte sioniste au discrédit grandissant dans l'opinion publique: faire de "l'immigration" un foyer de l'antisémitisme comme contre-feux à la critique d'Israël (lire Taguieff et autres néo-réactionnaires comme Finkielkraut). Bien entendu, pour eux, tous ceux qui critiquent Israël sont à combattre et la figure symbolique sur laquelle repose la hasbara4 actuelle est celle du "garçon arabe antisémite" : plus audible que de dire toute la société est antisémite. Même si tout critique, de la seule démocratie au Moyen-Orient (sic), est bien entendu un antisémite en puissance.
Il est nécessaire qu’une révolution des mentalités ait lieu. Que les citoyens européens interpellent leurs politiques quant à la poursuite de notre politique coloniale5 dans différentes régions du monde, qu’ils prennent conscience et dénoncent les discriminations imposées aux citoyens européens à la tête trop bronzée et instaurent un débat sur la véritable définition de la laïcité et de sa mise en pratique.
Mais, il est également nécessaire que se crée une dynamique au sein des citoyens issus de cette immigration post-coloniale afin qu’ils prennent conscience de l’infériorisation qu’ils subissent au quotidien dans notre société européenne et qu’ils puissent revendiquer leurs droits. Il ne s’agit pas ici d’appeler à une révolte mais à un mouvement citoyen responsable pour sortir d’une dynamique victimaire. Comme les femmes se sont rassemblées et ont crée un mouvement féministe pour revendiquer des droits égaux aux hommes dans les années 70, les « indigènes », ces enfants d’immigrés post-coloniaux, puisqu’il faut bien leur donner un nom, doivent s’éveiller et prendre leur destin en mains pour être considérés comme des citoyens à part entière et pouvoir être acteurs de leur avenir, et non plus victimes.
Une conférence est organisée en ce sens, en Belgique, à l’Université Libre de Bruxelles, le 8 février par un jeune collectif nommé « C.R.I. » (Collectif Réflexion Indigène) autour du thème : « 1ère, 2ème, 3ème, 4ème génération: indigènes à vie? Comment exiger le respect de nos droits en tant que citoyens à part entière? »6.
En conclusion, une citation de Pierre Tévanian et Saïd Bouamama : « À la question « Peut-on parler d’un racisme post-colonial ? », nous répondons par une autre question : Comment peut-on ne pas en parler ? Comment peut-on parler des formes contemporaines du racisme sans évoquer deux de ses principales généalogies : les systèmes esclavagiste et colonial ? Comment peut-on nier qu’existe aujourd’hui un profond racisme qui trouve son fondement dans des institutions, des pratiques, des discours et des représentations qui se sont élaborées dans le cadre de l’empire colonial français ? Comment peut-on le nier, par exemple, alors que les enquêtes d’opinion mettent en évidence une forme de mépris ou de rejet spécifique, plus fort et plus durable, à l’encontre des immigrés originaires de pays colonisés ? »7.
A méditer.
Aurore Van Opstal est co-auteure du livre Israël, parlons-en avec Michel Collon et Abdellah Boudami