5 mars 2013
Murió.
Il est mort, parti à jamais.
El comandante…
Chávez
Hugo Rafel Chávez Frías, président de la République bolivarienne du Venezuela.
Murio el comandante, coño !
A 58 ans.
Caracas, tétanisée. Un hoquet a secoué les flancs des cerros qu’escaladent les ranchitos. Des collines, encore des collines. Puis le pays tout entier. Le peuple souverain. Des immeubles chics des quartiers les plus chics aux humbles masures des plus humbles pueblos.
On le savait très malade. On le savait. Depuis ce funeste 30 juin 2011. Jour où il a annoncé qu’il souffrait d’un cancer. On ne voulait pas y croire. Deux Notre Père, trois Ave María, une invocation à Bolivar et à José Martí, il s’en tirerait. Comme à l’accoutumée. Avec son grand rire de métis aux yeux en amande et aux cheveux crépus. Un mélange de Noir, de Blanc et d’Indien. Le parfait prototype du llanero – l’homme des immenses plaines d’herbe haute et abondante où serpentent les ríos.
Une tumeur agressive dans la région pelvienne – ou quelque chose comme ça.
Deux interventions chirurgicales à La Havane. La première dirigée par un médecin vénézuélien, la seconde par un russe. Enfin, c’est ce qu’on croit. Il y a eu pas mal de mystère. Et de rumeurs. Celui-ci provoquant celles-là. Et vice-versa. Mais l’apparence ne trompait pas. Ce fameux 30 juin 2011, on l’avait découvert les joues creuses, amaigri, fatigué. Les chimiothérapies l’ont rendu méconnaissable. Gonflé, bouffi, enflé, dilaté. Sans cheveux. Ne lui restait que son regard brun foncé, pétillant de malice et de volonté. De désespoir parfois, à l’idée de devoir d’interrompre sa tâche. La transformation du Venezuela. Et ce terrible Jeudi Saint d’avril 2012, après sa troisième opération, quand il a supplié : « Donne-moi ta couronne, Christ, donne-la-moi, que je saigne, donne-moi ta croix, donne-moi cent croix, mais donne-moi la vie ! »
C’est comme lorsqu’on traverse un torrent : on ignore si l’on parviendra à avancer, mais on ne peut retourner en arrière. On s’en sort comme on peut. Contre toute attente, à ce moment, il s’est arraché, il s’en est tiré.
Il a mené sa dernière campagne électorale avec les tripes, le cœur, la ténacité. Une énergie des catacombes. Il a sauté, il a chanté, il a dansé. On l’a entendu dire : « Je ne suis pas Chávez, je suis tout un peuple ! » Cette graine qu’il semait. Insubmersible, le 4 octobre, à Caracas, il a discouru sous des trombes d’eau. On n’avait jamais vu un tel déluge. La pluie les enveloppant de tourbillons et de rafales, les centaines de milliers de partisans vêtus de rouge l’acclamaient : « Uh ! Ah ! Chávez no se va ! » – « Ouh ! Ah ! Chávez ne s’en va pas ! » Une avalanche bolivarienne. Et le 13 octobre 2012, il a gagné. Une fois encore. Oui. Une fois de plus. Pour un nouveau mandat de six ans.
A peine célébrée la victoire, des frissons prolongés l’ont saisi. Une violente douleur. Cette saloperie de crabe le rattrapait. Lucide, il a laissé entendre que… Tandis que les siens retenaient leur souffle, il a même évoqué celui qu’il faudrait élire en cas de malheur. Le vice-président en exercice, Nicolás Maduro. Puis il a repris l’avion pour La Havane, après un dernier salut de la main. A transité par le bloc opératoire. Après soixante-douze jours de convalescence dans l’île, est rentré au pays, le 18 février. Au petit matin, son compte Tweeter personnel @chavezcandanga a crépité : « Nous sommes arrivés de nouveau dans notre patrie vénézuélienne. Merci mon Dieu !! Merci mon peuple aimé !! Nous continuerons ici le traitement. » Ses plus de 4 millions de suiveurs ont hurlé de soulagement. « Volvio, volvio, volvio ! » – « Il est revenu, il est revenu ! » Comme le 13 avril 2002. Deux jours auparavant, le 11, des putschistes l’avaient séquestré. Coup d’Etat. Pedro Carmona (le patron des patrons), George W. Bush (le patron du patron des patrons), les médias d’opposition (inféodés à tous les patrons). Soutenu par l’insurrection du peuple, libéré par les militaires loyaux, Chávez était revenu.
Mais au lendemain de ce 18 février 2013, silence total. Aucune nouvelle. Juste quelques à-peu-près vasouillards du gouvernement. Jusqu’à ce mardi 5 mars…
Il pleut. Livide, sidéré, regard lointain, le vice-président Maduro délivre la nouvelle la plus dure et la plus tragique qu’il puisse annoncer au peuple vénézuélien : « A 4h25 de l’après-midi, le commandant-président Hugo Chávez est décédé après avoir livré, pendant près de deux ans, une dure bataille contre la maladie, entouré de l’amour de son peuple et des siens, et de la loyauté la plus absolue de ses camarades de lutte ».
A mesure que l’information circule, les fenêtres, les balcons, les toits, les arbres des quartiers populaires se couvrent de portraits. Deuil national, du 5 au 11 mars. Dès le 5, ils sont des centaines de milliers à descendre spontanément dans la rue, à s’agglutiner, à errer. Beaucoup portent la chemise rouge. Ils stationnent, ici assis sur le trottoir, là debout ou appuyés contre les murs, abattus et préoccupés.
Le lendemain, de tous les points de Caracas, la foule compacte se dirige vers le parcours que va emprunter la dépouille, pour un dernier adieu. Certains ont passé la nuit sur place. La boule jaune du soleil les a réveillés. Le métro est gratuit. Au terminal La Bandera, un long chapelet d’autocars arrivés de l’intérieur déverse une cargaison humaine que le voyage de nuit a épuisée. « Même si j’avais dû venir à pied, ou en ramant, ou en rampant, je serais venue », répète encore et encore une petite paysanne d’une cinquantaine d’années. « Hugo Chávez, Christ des pauvres, ne nous abandonne pas », ajoute-t-elle, se signant.
Sur le coup de midi, on perçoit une cascade de grincements métalliques. Les petits commerces baissent leurs rideaux de fer. Escorté par les bérets rouges de la Garde d’honneur, le cercueil quitte l’Hôpital militaire – le dernier champ de bataille du « comandante ». Avenue San Martín, places O´Leary et Miranda, avenues Lecuna, Fuerzas Armadas, Roca Tarpeya, Nueva Granada, La Bandera, Los Próceres… Jusqu’à l’Académie militaire de Fort Tiuna, il y a huit kilomètres. Au milieu des sanglots, des cris, des vivats, des prières, des drapeaux et des bouquets de fleurs, sous un soleil de plomb, la gigantesque marche dure plus de sept heures. Le cortège défile entre deux haies.
Une infinie tristesse. Ici et là, pourtant, des mains se lèvent pour taper l’une dans l’autre. A pleins poumons, s’élèvent les chansons d’un autre guerrier disparu, le chanteur du peuple Alí Primera. Dans les cœurs, les défunts vivent encore. « Uh ! Ah ! Chávez no se va ! »
Début de soirée. Le cercueil se dresse désormais dans la chapelle ardente installée pour l’occasion. Protégé par une vitre, le visage du défunt paraît très serein. On l’a revêtu d’un costume vert olive et de son béret rouge. Son fameux béret rouge d’ancien militaire. D’ancien putschiste, disent ceux qui ne l’aiment pas. Autour se pressent la famille, des membres du gouvernement, des représentants des autres pouvoirs au grand complet. Arrivés dans la matinée, Cristina Kirchner, José Mujica et Evo Morales sont déjà là (les chefs d’Etat amis – Argentine, Uruguay, Bolivie). Pendant qu’un peloton rend les honneurs militaires, on voit pleurer des généraux. Nicolás Maduro arbore un blouson de sport bleu-jaune-rouge. Celui que portait souvent Chávez. Aux couleurs du drapeau vénézuélien.
Ouais, et alors ?
Publiquement silencieux, mais euphoriques dès qu’ils se croisent, les opposants, de l’ultradroite aux ex-sociaux-démocrates, se préparent à engloutir des hectolitres de bière, de whisky et de rhum pour célébrer l’événement. Le départ d’ « Hugo Boss », « Micomandante-presidente » [1], « l’hyper-leader sidéral », le « caudillo-commandant-héros-libertador-candidat éternel à la réélection ». Il a représenté une étape désastreuse de leur existence, rien de plus. C’est fini. C’est du passé. Le bon vieux temps va revenir. Patience.Une fois l’émotion passée.
Plus avisé, Henrique Capriles Radonski évite de se laisser griser. Ce genre de sentiments excessifs empêche de réfléchir. Lors de la dernière présidentielle, Chávez l’a sèchement battu. La prochaine échéance se profile, sans doute contre Maduro. Pour l’heure, le mot clé est « modération ». Capriles présente ses condoléances à la famille, aux proches et aux partisans : « Nous fûmes des adversaires, jamais des ennemis. » Joliment dit, très délicat. Mais, au moins, c’est décent.
7 mars. A deux heures et demie du matin, le froid vous saisit. Silhouettes indistinctes et floues, des ombres battent la semelle, d’autres soufflent dans leurs mains pour se réchauffer. A mesure que l’aube pointe, puis que le soleil monte et réchauffe l’air paresseux, des milliers de chavistes se dirigent vers le hall de l’Académie militaire. Des dizaines de milliers. Des centaines de milliers. Ils déferlent des quartiers populaires – Petare, 23 de Enero, Catia, la Vega, el Cerro Carapita… Peu leur importe combien de temps ils devront attendre pour un dernier hommage. Peu leur chaud que d’autres arrivent encore, et encore, et toujours, surgis des stations La Bandera, Los Símbolos, El Valle. Gratuit, le métro peine à transporter cette marée. La file immense qui transpire s’étend sur plus de quatre kilomètres. « Je suis le peuple », proclamait Chávez. « Nous sommes Chávez », répond le peuple, en ce terrible moment. Avant de se recueillir – cinq secondes chacun, un salut militaire ou un baiser, un poing levé ou un signe de croix – devant le cercueil revêtu d’un drapeau. Sous un énorme crucifix doré.
Ce 8 mars, il n’est pas encore midi. Dehors, serpentent toujours d’interminables serpents humains. Rouges de chez rouge – « rojos rojitos ». Dans le salon « El Libertador General en Jefe Simón Bolívar » de l’Académie militaire, se pressent trente-deux chefs d’Etat et de gouvernement. Les représentants de cinquante-cinq délégations. Les petits soldats du corps expéditionnaire médiatique ne peuvent retenir un hoquet. Dans l’illustre assemblée habillée de noir, ils ont repéré le cubain Raúl Castro, l’iranien Mahmoud Ahmadinejad, le Bélarusse Alexandre Loukachenko. Demain, ils en feront des tonnes avec ces trois-là. Cuba n’a-t-elle pas décrété deux jours de deuil national ? Chávez, l’ami des dictateurs et des autocrates. Ils pourraient également noter la présence d’autres personnalités non totalement dépourvues d’intérêt. Et en rien sulfureuses, si l’on adopte leur point de vue ! Sebastián Piñera, Enrique Peña Nieto, Juan Manuel Santos, Otto Perez, Ollanta Humala, Ricardo Martinelli, Michel Martelly – représentants des droites continentales (Chili, Mexique, Colombie, Guatemala, Pérou, Panamá, Haïti). Porfirio Lobo – héritier du pouvoir grâce au coup d’Etat qui a renversé le réformiste Manuel Zelaya au Honduras. L’ancien premier ministre canadien Jean Chrétien… Bof, quel intérêt ? Les nobles consciences de l’info ne censurent pas, elles sélectionnent. Les obsèques de Chávez ? Castro, Ahmadinejad, Loukachenko. Mais, parole, elles ne mentent pas. Disons : juste un peu, par omission.
Car Maduro a également souhaité « la bienvenue » aux envoyés du président américain Barack Obama. Une délégation de second rang. Il s’est même permis de leur faire remarquer que le Venezuela veut un monde de coopération. « Sans empires », a-t-il précisé. Les Européens ne brillent guère plus par leur présence. A l’exception de l’Espagne, qui, monde ibéro-américain oblige, a dépêché l’héritier de la Couronne, Felipe, prince des Asturies. La France ? D’une nullité crasse. Elle a envoyé son ministre des Outre-mer, Victorin Lurel. Pas forcément un mauvais bougre, mais que les Outre-mer nous pardonnent : personne ne le connaît. Jean-Marc Ayrault (premier ministre) et Laurent Fabius (sinistre des Affaires étrangères) étaient très occupés. Surtout : ils n’aiment pas le Venezuela. Et encore moins Chávez. Un « socialiste » ! Le genre de type qui vit un couteau entre les dents. Qui « menace la démocratie ». Il y aurait bien François Hollande, mais il se réserve pour les funérailles du roi Abdallah d’Arabie saoudite, la troisième plus riche tête couronnée au monde, qui auront lieu en janvier 2015. Un souverain exemplaire, lui, en matière de droits humains : 26 ou 27 exécutions capitales en 2010, 82 en 2011, 76 au 2012, 79 en 2013, 90 en 2014 et au moins 153 en 2015 pour homicide, sorcellerie, adultère, homosexualité, usage de stupéfiants ou renoncement à l’islam.
Douleur, tristesse, inquiétude. Indifférente à l’absence des capitalistes « haut de gamme » et des sociaux-démocrates « fin de série », toute la gauche latina se tient les coudes et vibre à l’unisson. Rafael Correa, arrivé d’Equateur ; Daniel Ortaga, du Nicaragua ; Mauricio Funes, du petit Salvador ; José « Pepe » Mujica et son épouse Lucia Topolansky, d’Uruguay… Lula les accompagne – l’ex chef d’Etat de l’immense Brésil. Hier soir, engoncé dans son costume sombre, Raúl Castro a salué la fille aînée de Chávez, Rosa Virginia, ainsi que sa mère Elena Frias, qui l’a reçu en sanglots. Assistant à la scène, Ahmadinejad a été tellement bouleversé qu’il a spontanément embrassé la maman. S’attirant la colère et les critiques féroces de la presse iranienne et des mollahs. Comment a-t-il pu toucher une femme, qui plus est non voilée ?
Egalement présents hier, les présidentes argentine et brésilienne Cristina Kirchner et Dilma Roussef, ainsi que Luiz Inácio Lula da Silva, sont déjà repartis. Pris par leurs agendas respectifs. Version officielle. En réalité, Cristina n’a pas envie de croiser Ahmadinejad, au risque de déclencher une volée de commentaires négatifs de ses médias nationaux. Buenos Aires et Téhéran entretiennent des relations compliquées. A tort ou à raison, la justice argentine accuse l’Iran d’être impliqué dans l’attentat à la bombe contre l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA) qui, le 18 juillet 1994, a fait quatre-vingt-cinq morts à Buenos Aires. De son côté, Lula serait bien resté, mais c’eut été mettre en évidence le départ de Dilma.
La lecture des noms des présidents étrangers marque le début de la cérémonie. Une salve d’applaudissements accompagne chacune des citations de la litanie. Celle qui honore Ahmadinejad dépasse de très loin celle qui salue à peine poliment le prince Felipe. Beaucoup ont en mémoire le grossier « y porque no te callas ? » (« et pourquoi ne la fermes-tu pas ? ») du roi Juan Carlos à Chávez, le 10 novembre 2007, lors du Sommet ibéro-américain de Santiago du Chili. Chávez rappelait le rôle de José María Aznar dans le coup d’Etat organisé en avril 2002 pour le renverser. Sa Majesté n’avait pas aimé. « Y porque no te callas ? » Chávez l’avait cinglé : « Monsieur le roi, je vais vous dire une chose : nous sommes là depuis cinq cents ans et jamais nous ne nous tairons. Surtout pas sur l’ordre d’un monarque. Le roi est autant chef d’Etat que moi. Mais moi, j’ai été élu trois fois. »
Bref, l’Iranien est beaucoup plus applaudi que l’Espagnol. Les envoyés spéciaux se bouchent les oreilles et le nez.
Roulements de tambours. L’Orchestre symphonique Simón Bolivar entame l’hymne national. Maduro dépose sur le cercueil une réplique de l’épée en or du Libertador. La figure tutélaire de la « révolution bolivarienne ». L’arme sera remise à la famille du défunt à l’issue de la cérémonie. Beaucoup paraissent sur le point de fondre en larmes. Le chef d’Etat bolivien Evo Morales a l’air anéanti.
A la façon dont la voix de Maduro résonne, on le devine sonné. Sonné. Mais déterminé. Chávez l’a désigné comme son dauphin. « Il n’y a pas eu, dans l’Histoire de notre pays, un leader plus injurié, plus vilipendé et plus vilement attaqué que notre commandant-président, constate-t-il, avec une sorte de rage dans la voix. Jamais, en deux cents ans, on n’a autant menti sur un homme. » La colère peut être un outil très utile. Il développe sa harangue avec une aisance qu’on ne lui connaissait pas. C’est que l’opposition brille par son absence. Moue méprisante autour des mots, elle vient d’annoncer qu’elle boycottera aussi la cérémonie de son investiture en tant que président par intérim, avant que n’ait lieu la prochaine élection. Rien de plus motivant que l’adversité. C’est à elle qu’il s’adresse, Maduro. A l’opposition. Malgré les larmes qui coulent sur ses joues, il jure publiquement sa « loyauté au-delà de la mort » au disparu : « Il est là, invaincu, pur, transparent, unique, authentique, vivant pour toujours, jusqu’à la fin des temps. Commandant ! Ils n’ont rien pu contre toi ! Ils ne pourront rien contre nous, jamais ! La lutte continue ! Vive Chávez ! Vive Chávez ! Jusqu’à la victoire toujours, Comandante ! »
Dignitaires, militaires vénézuéliens, dirigeants étrangers acclament debout la fin du discours. L’émotion pèse, à la limite du supportable. Même les plus endurcis ont les yeux embués. Puis les chefs d’Etat et de gouvernement sont invités par petits groupes à former des haies d’honneur successives autour du catafalque. Les alliés les plus proches, Raúl Castro, Evo Morale, Rafael Correa s’exécutent les premiers. Plus tard, Loukachenko et Ahmadinejad, le duo maudit. Ahmadinejad paraît retenir ses larmes. Il récite une prière entre ses dents.
Devant les grilles de l’Académie, sous la chaleur accablante, des centaines de milliers de chavistes suivent la cérémonie sur des écrans. Canalisés par des barrières métalliques et des militaires, ils attendent de pouvoir reprendre leur procession vers la dépouille du « comandante ». Serrant les poings, ils alternent les « ils ne reviendront pas ! » et les « Chávez vit, la lutte continue ! »
Sur place ou à la télévision, ils ont entendu Maduro promettre de poursuivre le combat de Chávez « pour les pauvres, l’éducation et un monde plus juste ». Ils ont également soupiré de soulagement. Beaucoup désespéraient. Alors que plus de deux millions de Vénézuéliens avaient déjà rendu hommage à leur dirigeant, des dizaines de milliers attendaient encore leur tour. Leurs vœux sont exaucés. Vu l’affluence, le corps du « comandante » demeurera visible pendant encore au moins sept jours dans le grand salon de l’Académie militaire.
Des groupes passent toute la nuit sur l’immense esplanade jouxtant le bâtiment. Ils dorment sur des cartons, sur des journaux. Dès l’aube, entonnant parfois des chants révolutionnaires, d’interminables processions se forment à nouveau.
La disparition de Chávez constitue un événement politique de la plus haute importance. Ses homologues en ont parfaitement conscience. Les latino-américains en tout premier lieu. Personne ne se contente de platitudes compassionnelles. Et moins que les autres, les alliés de « l’Internationale progressiste et révolutionnaire continentale », comme l’a définie le vice-président bolivien Álvaro García Linera. Ou la « pink tide » – marée rose – en version étatsunienne. Ensemble, main dans la main, ils ont transformé la région au cours des quinze années précédentes. Sous leurs mandats respectifs, 56 millions de personnes sont sorties de la pauvreté. A qui veut l’entendre, l’équatorien Correa confie : « Sans lui, sans Chávez, aucun de nous ne serait là. Nous lui devons tout. »
Présidente argentine, Cristina Fernández de Kirchner n’a rien oublié de la terrible crise qui, en 2001, martyrisait son pays : « Chávez, c’est le meilleur ami qu’a eu l’Argentine lorsque personne ne nous tendait la main. (…) Les hommes comme lui ne meurent jamais. Il vit et il vivra dans chaque Vénézuélien et Vénézuélienne, qui ont cessé d’être invisibles et sont devenus protagonistes [de leur histoire]. Cet homme leur a ouvert l’esprit. Personne ne pourra le leur refermer, jamais. Avant de repartir [en Argentine], je me suis approchée et, sans le regarder, j’ai touché le drapeau posé sur le cercueil. (…) Ne vous l’ai-je pas dit : Chávez est vivant. Pour toujours. »
Premier président indigène d’Amérique latine, Evo Morales ne cache pas plus son émotion : « Nous sommes blessés par le décès du frère, du compagnon Hugo Chávez, mon frère solidaire, mon compagnon révolutionnaire, latino-américain qui a lutté pour la Grande Patrie comme le fit Simón Bolívar en donnant sa vie pour la libération du peuple vénézuélien. (…) Chávez demeurera présent dans toutes les régions du monde, parmi tous les mouvements sociaux, pour accompagner ces grands processus de changement, de construction de l’égalité, après tant d’années de soumission et de pillage. »
Ex-chef d’Etat immensément populaire du Brésil, Luiz Inácio « Lula » da Silva hoche la tête : « Je suis fier de l’avoir côtoyé et d’avoir travaillé avec lui pour l’intégration de l’Amérique latine et pour un monde plus juste (…) Compañero Chávez : si tu n’existais pas, tu devrais naître à nouveau parce que le monde a besoin de dirigeants comme toi ! »
Moins proche du défunt, Dilma Rousseff, qui a succédé à « Lula » au Palais de Planalto, renchérit néanmoins : « Le gouvernement brésilien n’était pas toujours entièrement d’accord avec le président Chávez (…) mais [celui-ci] laissera un vide dans le cœur de l’Histoire et dans les luttes de l’Amérique latine. Je le regrette en tant que présidente et en tant que personne qui avait une grande tendresse pour lui. »
Raúl Castro, s’exprime bien sûr au nom de son frère Fidel et de l’île rebelle, Cuba : « Le président Chávez est parti invaincu, est parti invincible, est parti victorieux et cela, personne ne pourra le lui enlever, c’est gravé dans l’Histoire, dans l’histoire de son pays, de notre pays, des Caraïbes, de toute l’Amérique latine et de bien d’autres parties du monde. » Sandiniste historique de retour au pouvoir au Nicaragua, Daniel Ortega renchérit : « Nous nous sentons plus engagés que jamais, nous sommes une seule famille, la famille vénézuélienne, la famille nicaraguayenne, la famille latino-américaine, la famille de la planète terre, nous sommes une seule famille, et le comandante Chávez a inspiré cette famille en matière de solidarité, en matière d’amour, en matière de paix ; à partir d’aujourd’hui, il nous accompagnera dans ces luttes que nous allons continuer à mener. »
Autre ami, l’ex-« évêque des pauvres » Fernando Lugo, renversé par un coup d’Etat, le 22 juin 2012 au Paraguay, y va de son homélie : « Hugo Chávez appartient au patrimoine de l’Amérique latine et de la Caraïbe. Malgré son absence, la révolution bolivarienne est entre de bonnes mains, car elle est entre les mains du peuple vénézuélien qui, aujourd’hui, garantit les changements dans cette Patrie. » Si Mauricio Funes, le président du Salvador, évite toute dithyrambe internationaliste – « La mort de celui qui a été l’un des leaders latino-américains les plus forts et les plus populaires produira sans doute un vide politique, mais, surtout, dans le cœur des Vénézuéliens et des Vénézuéliennes » –, son vice-président, Salvador Sánchez Cerén, ancien guérillero du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), qui lui succédera en 2014, se montre plus concerné : « Chávez est dans le cœur des peuples de son pays, de l’Amérique latine et de la Caraïbe. Le Venezuela a aujourd’hui une grande responsabilité, car il est le phare qui illumine l’Amérique latine et le monde. Il n’y a pas de marche arrière pour le Venezuela ; la voie à suivre est d’approfondir les grandes transformations révolutionnaires engagées par Chávez. »
Tendances égoïstes et intérêt. Voilà, souvent, les mobiles principaux de l’action politique. Pas pour Chávez. Il a beaucoup aidé les petits pays vulnérables. Ces Caribéens laissés sur le sable de leurs îles, avec des assiettes vides et des carafes pleines d’eau. Premier ministre d’Antigua-et-Barbuda, membre de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), fondée en 2004 par Chávez et Fidel Castro, Winston Baldwin confie : « La contribution de Chávez au développement d’Antigua-et-Barbuda et des Caraïbes en général ne sera jamais oubliée. Les Caraïbes ont une dette de gratitude envers le Venezuela pour avoir partagé avec elles un fils de la terre, dont l’imposante présence physique n’avait d’égale que l’intelligence exceptionnelle et la compassion. » Même son de cloche chez Roosevelt Skerrit, son homologue de La Dominique (également membre de l’ALBA) : « Je décrète le deuil national à la Dominique. Avec Chávez, nous avons perdu un grand collègue, un père, un frère et un ami. » Autre insulaire, Ralph Gonsalves, premier ministre de Saint-Vincent-et-les-Grenadines (ALBA) : « C’est le Titan de l’Amérique latine et de la Caraïbe, un phare, une lumière brillante qui nous a illuminé dans notre recherche de la justice, de la paix, de la démocratie et de l’élévation de l’humanité, spécialement celle des pauvres, des défavorisés et des marginalisés. Sans lui, il n’y aurait pas eu Petrocaribe, ni l’ALBA, ni la Celac [Communauté des Etats latino-américains et caraïbes], ni, dans tous les domaines, les programmes bilatéraux. »
« Le Président Chávez était un grand ami d’Haïti, souligne le président Michel Martelly. Plus qu’un ami, il était un frère pour nous. C’est avec beaucoup de respect que je m’incline devant la dépouille mortelle de ce grand homme. Il n’a jamais raté une occasion d’exprimer sa solidarité en faveur du peuple haïtien, dans ses situations les plus délicates. A travers le programme Petrocaribe, divers chantiers de développement durable ont démarré, des centaines de projets sont en cours d’exécution grâce à la coopération vénézuélienne. »
C’est pour s’être rapproché du « bolivarien » que Manuel Zelaya, en 2009, a été renversé par un coup d’Etat. Lui non plus n’a rien oublié : « Chávez a été comme un frère qui a tendu la main au Honduras, entre autres à travers l’ALBA, en matière d’aliments, de réforme agraire, d’énergie et de solidarité. Bien peu de fois, dans l’histoire de ce pays, on a vu quelqu’un d’aussi désintéressé et généreux que le leader vénézuélien. »
L’influence de Chávez sur le continent ? Du pétrole, un gros carnet de chèque et la constitution d’une clientèle d’obligés. On dira ici ce qu’on pense de cette analyse en termes polis : terriblement réductrice. Même ses adversaires politiques lui tirent un coup de chapeau. Très droitier chef d’Etat du Chili, Sebastián Piñera avoue : « J’ai eu l’honneur de travailler avec le président Chávez à la création de la première communauté qui regroupe tous les Etats d’Amérique latine et des Caraïbes [la Celac] et à travers laquelle il a montré un véritable engagement en faveur de l’intégration latino-américaine. » A Washington, le secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA), José Miguel Insulza, évoque, au-delà des coups d’éclat et des querelles qui les ont opposés, « l’ouragan, le phénomène de la nature dont tout le monde se souvient quand il l’a vu passer ». « On se rappelle surtout de ses polémiques, regrette-t-il, mais moins de l’énorme effort qu’il a fait, surtout à la fin de sa vie, pour l’unité de sa région. »
Membre de l’oligarchie hondurienne rétrograde qui a renversé Zelaya, même Porfirio Lobo admet : « Le président Chávez a été un leader extraordinaire, qui a lutté pour l’union des peuples latino-américains (…) Avec sa mort, l’Amérique latine perd un bon exemple et un homme qui a lutté pour l’inclusion sociale ; jamais le peuple vénézuélien n’en avait connu une comme celle dont il jouit aujourd’hui et ceci est un processus irréversible. »
Adversaire ? Pis. A l’occasion, ennemis mortels. Des pics d’hostilité à odeur de souffre ont régulièrement agité les relations entre le Venezuela et sa voisine, la Colombie. Entre Chávez et l’extrême-droitier Álvaro Uribe ou son ministre de la Défense Juan Manuel Santos. Avec l’élection de ce dernier en 2010, les tensions ont diminué. Et c’est lui qui déclare : « L’obsession qui nous unissait, et qui a été la base de notre relation, était la paix de la Colombie et de la région. Si nous avons avancé dans un processus solide de paix, avec des progrès clairs et concrets, des avancées comme jamais il n’y en avait eu avec la guérilla des FARC [Forces armées révolutionnaires de Colombie], c’est aussi grâce au dévouement et à l’engagement sans limites du président Chávez et du gouvernement vénézuélien. (…) Il disait que c’est ce que voulait Bolivar, et il avait raison. »
S’il fallait résumer, on laisserait le mot de la fin au populaire président uruguayen José « Pepe » Mujica : « On regrette toujours la mort, mais quand il s’agit d’un militant de première ligne, de quelqu’un que j’ai un jour défini comme “le gouvernant le plus généreux que j’aie jamais connu”, la douleur a une autre dimension. (…) Ce qui restera vivant est la cause de Chávez. L’essentiel. Une œuvre d’intégration. Et nous allons continuer à suivre ce chemin, avec ses contradictions, ses marches et ses contre-marches. Mais il n’y aura aucune personnalité, à court terme, pour jouer le rôle symbolique [de Chávez] parce que, lorsque tombe un très grand arbre, il laisse un vide gigantesque. Il y a des hommes qui symbolisent des causes. Pour l’heure, la cause demeure et nous avons perdu le symbole. (…) Mais le capital accumulé, débordant de richesse, permettra de dépasser ce moment. »
A l’évocation d’un géant, les nains enragent. Certains nains médiatiques, pour être plus précis. Qui n’aiment guère rendre compte de l’actualité. Qui préfèrent la fabriquer. Ce qu’on appelle diffuser des « fake news ». C’est ainsi que, dans l’ex-quotidien d’information Le Monde, le 7 mars 2013, Paulo Paranagua, un gauchiste repenti et recyclé en « journaliste », poursuit la campagne haineuse qu’il mène depuis des années contre le Venezuela : « En dépit des discours sur l’unité de l’Amérique latine, le chavisme a nui à l’intégration régionale (…) » Après les déclarations qui précèdent, et que tout « observateur » digne de ce nom a forcément entendu, il faut oser. Mais certains osent tout. Comme dit l’autre, c’est à ça qu’on les reconnaît.
De la presse écrite à l’audiovisuel, il n’y a qu’un pas. De son décès le 5 mars au jour de ses obsèques, le 8, des centaines et des centaines de milliers de Vénézuéliens ont défilé dans Caracas et devant sa dépouille pour rendre hommage au comandante. « Pour me recueillir vingt secondes devant son cercueil, a témoigné Nelly Rivas, une chaviste appartenant à la classe moyenne, j’ai fait neuf heures de queue. D’autres ont attendu deux jours. Ce matin, mes frères y sont allés et ont dû rebrousser chemin : tout était paralysé par des queues interminables de gens qui, avec toute la patience du monde, étaient disposés à attendre le temps qu’il faudrait pour lui faire leurs ultimes adieux. »
A Paris, le 8 mars, jour des obsèques, interrogé dans les studios de BFM TV par le présentateur du journal qu’étonnent ces files pouvant atteindre trois kilomètres, pour un caudillo attaqué sans répit par tous les médias et présenté comme un « dictateur », le « meilleur spécialiste du Venezuela » (d’après son éditeur), le « journaliste » François-Xavier Freland, fait une réponse qui restera dans les annales : « Oh, vous savez, dans cette foule, il y a beaucoup de curieux… »
Dans son style direct, Rafael Correa, initiateur en Equateur de la « révolution citoyenne », avait, quelques jours auparavant, réglé son sort à cette catégorie de faux témoins : « Le fait qu’un visionnaire aussi solidaire puisse être transformé en criminel donne une idée de la dictature médiatique en Occident. Nous, nous devons continuer à lutter pour cette Amérique latine en pleine libération. L’Histoire donnera sa vraie place, sa vraie dimension à Hugo Chávez. »
Maurice Lemoine,
Venezuela. Chronique d’une déstabilisation,
Le Temps des Cerises,
Montreuil, 2019.
- Hugo Chávez, avril 2002.
[1] Jeu de mot avec « mico » (singe) et « mi comandante » (mon commandant)
Source: www.medelu.org