Dans le théâtre kabuki de la politique parlementaire britannique, les grands crimes ne sont pas commis et les criminels courent en liberté. Il s’agit bien de théâtre après tout ; ce sont les pirouettes qui comptent, et non pas des actions décidées en déconnexion, à la fois géographique et culturelle, avec leurs conséquences. C’est un dispositif sécurisé, protégé aussi bien par les acteurs que par la critique. Le discours d’adieu de l’un des plus malins de ces gens, Tony Blair, « était profondément imprégné d’un sens de conviction morale », s’épanchait alors le présentateur de télévision Jon Snow, comme si le charme que Blair exerçait aux adeptes du kabuki était mystique. Le fait qu’il était un criminel de guerre n’était en rien pertinent.
La manière dont on a étouffé les crimes de Blair et de ses administrations est décrite dans un livre de Gareth Peirce intitulé Dispatches from the Dark Side: on torture and the death of justice, publié en version de poche ce mois-ci par les éditions Verso. Peirce est l’avocate des droits de l’Homme la plus distinguée de Grande-Bretagne ; sa poursuite de dénis de justice infâmes et sa recherche de justice pour les victimes de crimes gouvernementaux, tels que la torture et l’extradition, restent inégalées. Son compte-rendu de ce qu’elle appelle le « pandémonium moral et légal » au lendemain du 11 septembre, est exceptionnel dans le sens où, en s’appuyant sur les mémoires de Blair et Alistair Campbell, des procès-verbaux du Cabinet et des dossiers du MI6, elle leur applique la règle de droit.
Des avocats de la trempe de Peirce, Phil Shiner et Clive Stafford-Smith ont permis que la mise en accusation de puissances dominantes ne soit plus un tabou. Ainsi Israël, l’homme de main des États-Unis, est maintenant largement reconnu comme l’État le moins respectueux du droit au monde. Des personnes comme Donald Rumsfeld, à l’instar de George W. Bush et Blair, évitent dorénavant les pays, au-delà des frontières, où la loi règne.
Étalant ses sinécures de « pacification » et de « développement » qui lui permettent d’ajouter à la fortune accumulée depuis son départ de Downing Street, Blair voyage en avion ici et là, tel une pie, avec pour destinations habituelles les cheikhats du Golfe, les Etats-Unis, Israël et des havres de sécurité comme la petite nation africaine du Rwanda. Depuis 2007, Blair a rendu sept visites dans ce pays, où il a accès à un jet privé fourni par le président Paul Kagame. Le régime de Kagame, dont les opposants ont été réduits au silence brutalement au moyen de fausses accusations, est « innovant » et un « leader » en Afrique, selon Blair.
Le livre de Peirce accomplit l’impossible avec Blair : il arrive à choquer. Quand elle remonte aux sources « des thèses injustifiables, de la belligérance débridée, de la falsification et d’un irrespect délibéré des lois » qui ont mené aux invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, elle identifie l’offensive de Blair sur les musulmans comme étant à la fois criminelle et raciste. « Il fallait neutraliser par tous les moyens possibles, et de manière définitive, toute personne suspectée de tenir des opinions [islamistes]… dans le langage de Blair, un « virus » devant être « éliminé » et nous poussant à « une myriade d’interventions vigoureuses dans les affaires d’autres nations [sic] ». » Des communautés entières ont été réduites à des « taches de couleur » constellant un tableau sur lequel le Napoléon du parti travailliste s’attèlerait à «la réorganisation du monde ».
Le concept même de guerre a été détourné de son sens véritable pour devenir la logique de « nos valeurs contre les leurs ». Les réels coupables des attaques du 11 septembre, pour la plupart des Saoudiens entraînés à piloter en Amérique, ont été oubliés en cours de route. Tant s’en faut, les « taches de couleur » se sont révélées provenir du sang d’innocents – d’abord en Afghanistan, pays des pauvres entre les pauvres. Il n’y avait pas d’Afghans parmi les membres d’Al-Qaïda ; au contraire, on pouvait noter un ressentiment mutuel entre les uns et les autres. Mais cela n’importait pas. Une fois les bombardements commencés le 7 octobre 2001, des dizaines de milliers d’Afghans ont été châtiés par la famine au moment où le Programme alimentaire mondial retirait son aide à l’aube de l’hiver. Dans un village dévasté, Bibi Mahru, j’ai été témoin des conséquences d’une bombe de « précision » Mk82 : l’oblitération de deux familles, dont huit enfants. « Tony Blair, » a écrit Alistair Campbell, « a dit qu’ils devaient être conscients que nous les ferions souffrir s’ils ne nous présentaient pas Oussama Ben Laden. »
Le personnage grotesque d’Alastair Campbell était déjà à l’œuvre en train de concocter une autre menace en Irak. La guerre qui a suivi « a donné jusqu’à » entre 800 000 et 1.3 millions de morts, d’après le Centre d'Etudes Internationales du MIT[i] : des chiffres qui dépassent les estimations de l’Université de Fordham pour le nombre de victimes du génocide au Rwanda.
Et pourtant, écrit Peirce, « les fils de courriers électroniques, de communiqués internes du gouvernement ne révèlent aucune dissension ». Des séances d’interrogations qui comportaient de la torture venaient d’« instructions expresses… de ministres du gouvernement ». Le 10 janvier 2002, le ministre des affaires étrangères Jack Straw a contacté par courrier électronique ses collègues leur informant que l’envoi de citoyens britanniques au camp de Guantanamo représentait « le meilleur moyen d’atteindre nos objectifs de contre-terrorisme ». Il a rejeté « l’unique alternative du rapatriement au Royaume-Uni ». (Plus tard nommé « Secrétaire d’État à la Justice », Straw s’est débarrassé de procès-verbaux incriminants du Cabinet au mépris de l’avis du commissaire à l’information[ii]). Le 6 février 2002, le ministre de l’Intérieur David Blunkett a fait remarquer qu’il ne montrait « aucun empressement à voir qui que ce soit retourner [de Guantanamo] au Royaume-Uni ». Trois jours plus tard, le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères Ben Bradshaw a écrit : « Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour éviter que les détenus soient rapatriés au Royaume-Uni. » Or pas une seule des personnes en question dans leurs propos n’avait été accusée ; la plupart avaient été vendues en tant que primes aux Américains par des chefs de guerre afghans. Peirce décrit encore comment des officiels du ministère des Affaires étrangères, antérieurement à une inspection du camp de Guantanamo, ont « vérifié » que les prisonniers britanniques étaient "traités humainement" alors que c’était tout le contraire.
Noyé dans ses mésaventures et ses mensonges, à l’écoute uniquement des berceuses de son dirigeant sur sa "sincérité", le gouvernement travailliste n’a consulté personne qui dise la vérité. Peirce cite l’une des sources les plus sûres, le Conflicts Forum, un site tenu par l’ex-officier des services de renseignement britanniques Alastair Crooke, qui considère qu’« isoler et diaboliser des groupes [islamiques] qui jouissent de soutien sur le terrain y a pour effet de renforcer le point de vue selon lequel l’Occident comprend seulement le langage de la puissance militaire ». En niant délibérément cette vérité, Blair, Campbell et leurs perroquets ont semé les graines des attaques du 7 juillet à Londres.
Aujourd’hui, un autre Afghanistan et un autre Irak s’annoncent en Syrie et en Iran, peut-être même une guerre mondiale. Une fois encore, il se trouve des voix, comme celle d’Alastair Crooke, pour tenter d’expliquer à des médias assoiffés d’ « intervention » en Syrie que la situation de guerre civile dans ce pays requière des négociations intelligentes et patientes, et non les provocations du SAS britannique et des habituels exilés soudoyés qui montent dans le cheval de Troie anglo-américain.