La crise du coronavirus entraîne dans son sillage une crise économique. La pire depuis 1930? Les milliards injectés par les banques centrales vont-ils permettre de maintenir le navire à flot? Faudra-t-il imposer de nouvelles cures d’austérité pour éponger l’ardoise? Comment expliquer que les crises économiques deviennent de plus en plus fréquentes? L’économiste Henri Houben nous éclaire sur les répercussions de la crise sanitaire.
Comment expliquer que la crise sanitaire du coronavirus engendre une crise économique que certains annoncent comme la pire depuis 1930?
Le terme le plus précis est que la pandémie de coronavirus va déclencher une grave crise économique. En aucun cas et contrairement à ce qu’affirment certains, le virus n’est le responsable de la récession. Il intervient sur une situation économique déjà fragilisée par ailleurs. Beaucoup d’experts avaient d’ailleurs annoncé cette crise, bien avant que le Covid-19 ne soit apparu. Déjà, mi-juillet 2019, les marchés boursiers avaient dévissé, en s’attendant à un nouveau krach prochainement.
Le système capitaliste était donc déjà très fragile avant l’arrivée du coronavirus?
Oui, il y a plusieurs éléments qui l’indiquent. Primo, lors de la crise précédente, celle des subprimes (2007-2009), rien de fondamental n’a été réglé. Les États-Unis restent structurellement déficitaires sur le plan commercial. Même les velléités de Trump de vouloir rééquilibrer les échanges avec la Chine n’ont pas permis d’inverser la tendance. Il faut toujours des centaines de milliards de dollars de capitaux qui viennent chaque année soit alimenter les Bouses américaines, soit financer l’État fédéral. Sinon, c’est la catastrophe monétaire internationale.
Secundo, le niveau des dettes n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui. C’est le cas de celles des pouvoirs publics qui ont absorbé partiellement l’endettement des ménages (qui avaient fortement augmenté avant 2007). Mais c’est aussi la situation de certaines entreprises, qui ont profité des taux d’intérêt extrêmement bas sur les prêts durant cette décennie pour recourir aux crédits. Sur ce plan, on peut craindre des faillites massives dans le secteur pétrolier et en particulier, dans le gaz de schiste, dont les coûts de production s’élèvent aux environs de 50 dollars par baril, alors que le prix de celui-ci se monte aujourd’hui à quelque 30 dollars.
Tertio, en juillet dernier, les éléments qui permettaient d’avoir encore une légère croissance étaient la consommation des ménages et la bonne santé du secteur des services. Or, sur ce point, c’est dramatique. Plusieurs domaines tertiaires sont à l’arrêt ou quasiment : le transport des personnes, le tourisme, l’hôtellerie, la restauration, les événements culturels et sportifs, le commerce non alimentaire et non pharmaceutique. En ce qui concerne la consommation, seuls l’alimentation, les médicaments et quelques produits de première nécessité sont privilégiés. Certes, il y a Internet, où l’on peut commander presque ce qu’on veut. Mais on peut s’attendre globalement à un coup de frein de ces dépenses.
Au total, les experts de l’OCDE estiment les pertes de Produit intérieur brut (PIB) à 25% par mois de confinement, soit 2% à l’échelle de l’année. Ceux de l’INSEE, l’institut statistique français, à 35%, soit 3% sur 2020. Et, à la BBC, Angel Gurria, le secrétaire général de l’OCDE, pense qu’une reprise prochaine n’est pas envisageable. Dès lors, on est parti pour une crise pire qu’en 2008-2009, elle-même la plus grave depuis les années 30.
La banque centrale européenne a injecté 750 milliards d’euros pour calmer les marchés. La FED, la banque centrale américaine, a annoncé qu’elle débloquait 1500 milliards de dollars. D’où sort cet argent?
Les banques centrales offrent la possibilité, essentiellement aux banques commerciales (puisque seules ces dernières peuvent s’y approvisionner), d’obtenir des liquidités pour les opérations prochaines. C’est ce qu’on appelle une création monétaire. C’est de l’argent qui n’existait pas et qui, soudain, apparaît de la volonté des autorités monétaires. Le but est que cela permette aux établissements de crédit de fournir des prêts aux firmes et aux ménages et ainsi les empêcher, dans le cas présent, d’être à court de fonds pour leurs opérations courantes.
Une possibilité alternative est d’approvisionner les banques qui donnent en échange des crédits qui ne peuvent être remboursés à court ou moyen terme (voire pas du tout). C’est le même principe : il y a de l’argent immobilisé et donc inutilisable pour l’économie qui en a bien besoin ; la banque centrale prend ces sommes indisponibles et offre des liquidités qui peuvent être directement injectées dans le pays ; la banque centrale attend alors le bon moment pour se débarrasser de ces crédits embarrassants.
L’effet habituel d’une telle mesure est qu’il y a des montants de monnaie qui circulent au-delà de ce que valent les produits. La tendance est donc à la hausse des prix des marchandises, soit l’inflation. Mais, quand on se trouve dans une situation de déflation, c’est-à-dire une croissance faible ou même négative avec une augmentation très minime ou inexistante des prix, il y a peu de chance que cela déclenche du moins à court terme une inflation.
Ces plans de sauvetages sont-ils des mesures nécessaires ou des cadeaux aux banques mises en situation délicate après avoir spéculé?
C’est possible que cela procure des cadeaux aux banques et même aux entreprises. Cela dépend comment l’approvisionnement en liquidités est administré. Seulement, sans cette injection, le risque que des banques tombent en faillite est élevé et cela peut déclencher un effet domino, les sociétés financières étant très interconnectées. Il faudrait surtout en tirer les conclusions qui s’imposent enfin : la banque et la finance, jouant avec des capitaux gigantesques, ayant un impact sur l’ensemble de la vie économique, donc sociale et politique, devraient être aux mains des pouvoirs publics, avec un contrôle syndical et citoyen effectif.
Quel type de mesures faudrait-il prendre pour redresser l’économie?
Pour l’instant, les États, du moins en Europe et en Asie de l’Est, accordent toutes les garanties pour que les revenus ne soient pas pénalisés par la pandémie et les mesures de confinement. Aux États-Unis, les systèmes de protection sociale sont totalement déficients et peuvent engendrer une catastrophe humanitaire.
De toute façon, cela va créer une montagne de dettes, car les activités, surtout dans les services qui forment les trois quarts des activités dans les pays capitalistes avancés, ne sont pas récupérables : si vous n’allez pas en vacances cette année, donc ne réservez pas un hôtel, n’allez pas au restaurant, au musée, etc., tout cela ne pourra pas être compensé l’année suivante ; d’autant que votre revenu n’aura probablement pas augmenté. Autrement dit, la possibilité de rembourser ces dettes à court terme est inexistante. Même si, en fait, un État ne rembourse jamais (ou quasiment) les emprunts contractés, mais les finance par un nouveau prêt, cela va peser sur l’économie. Les pays mal en point devront probablement à l’avenir payer des intérêts sur la dette de plus en plus élevés. Pour éviter cela, il faudra bien réduire l’endettement public.
Ça veut dire qu’on se dirige vers une nouvelle cure d’austérité?
Il y a deux réflexions essentielles qui se posent. D’abord, qui va payer la diminution de la dette publique ? Lors de la crise précédente, dès 2009, en Europe, la Commission est intervenue pour exiger que les pays membres établissent des programmes pour à la fois amener les déficits budgétaires sous la barre des 3% du PIB et la dette publique sous celle des 60% du PIB. Il ne fallait pas immédiatement atteindre ces objectifs – cela aurait de toute façon quasiment impossible. Mais le gouvernement national devait déposer un plan pour y parvenir dans un délai raisonnable et celui-ci devait être approuvé par les instances communautaires. La plupart des États ont imposé des politiques d’austérité plus ou moins dures en fonction de la situation économique. Les populations irlandaises, portugaises, espagnoles, italiennes et surtout grecques ont connu des coupes importantes dans leurs revenus et autres avantages sociaux.
C’est ce qu’on ne doit pas répéter. Il faut que ce soient ceux qui en ont les moyens qui paient l’essentiel de la diminution de la dette publique. Dans ce cadre, on peut imaginer une taxe exceptionnelle sur la fortune pour absorber une partie de la hausse de l’endettement public causé par le coronavirus. À situation exceptionnelle, solution exceptionnelle. On peut également imposer les firmes qui gagnent de l’argent aujourd’hui sur le commerce en ligne alors que de nombreux autres doivent rester fermés. Il serait juste que ceux qui bénéficient du confinement contribuent aux charges que ce dernier occasionne. Ce sont deux pistes parmi d’autres.
Cette pandémie de coronavirus est exceptionnelle, mais les crises économiques, elles, sont de plus en plus fréquentes: subprimes, bulle Internet, tempête monétaire en Asie… Notre modèle économique n’a-t-il pas une certaine propension à se casser la figure?
Oui, au-delà du problème de l’endettement qui sera à l’ordre du jour dès que l’épidémie sera sous contrôle, il faut mener une réflexion plus globale : quel est ce système économique qui mène régulièrement à des crises de plus en plus sévères ? Comment une pandémie, certes surprenante, peut-elle mettre à terre l’ensemble de l’économie mondiale ? J’ai déjà exprimé mon opinion comme quoi la finance privée, qui jongle avec des milliers de milliards d’euros, devrait être confinée et faire place à un régime public fondé non plus sur la chasse aux profits exorbitants, mais sur les besoins de l’économie et des citoyens.
Mais il en va de même pour le secteur de la santé. Comment peut-on laisser un tel domaine aussi vital dans les mains du privé ? On en voit les effets. Les hôpitaux sont soumis à des coupes budgétaires intransigeantes. Ils ont limité le nombre de lits, celui des masques protecteurs, celui des respirateurs artificiels, dont on a tant besoin aujourd’hui. Des médicaments essentiels ne sont plus stockés ou alors en quantité insuffisants. Et pendant ce temps-là, les grandes multinationales pharmaceutiques accumulent les bénéfices, affichant des taux de profit de 25 à 30% similaires à ceux des mastodontes de la Silicon Valley, et distribuent plus de la moitié de ces montants à leurs actionnaires sous forme de dividende. Aujourd’hui, les laboratoires sont dans une course effrénée pour celui qui sera en mesure de proposer un vaccin contre le coronavirus le plus vite possible, ce qui lui assurera des bénéfices pendant des années. Ce n’est pas un tel système médical dont on a besoin. C’est une structure entièrement publique, y compris dans le domaine pharmaceutique, pour sortir de la logique de la rentabilité.
La course au profit est une caractéristique fondamentale du capitalisme. N’est-il pas synonyme de progrès?
Pas du tout. La recherche fondamentale est exercée par les universités publiques, alors que les firmes pharmaceutiques se concentrent actuellement sur l’application de molécules pour résoudre des maladies concrètes. Mais ce sont elles qui emportent le pactole, en obtenant une exclusivité de vingt ans sur leurs produits, pouvant ainsi exiger des patients et des régimes de sécurité sociale des prix exorbitants. Il est temps de mettre le holà à ces pratiques.
Il faut aussi une médecine préventive, qui s’attèle surtout à empêcher l’arrivée des maladies plutôt qu’à les guérir. Le paiement par acte médical entraîne une prolifération de ce genre d’opérations, pas nécessairement justifiées. On pourrait ainsi aussi centrer les hôpitaux sur les accidents et maladies qui doivent absolument y être traités. De quoi les désengorger.
On a besoin de sortir de ces logiques capitalistes de rentabilité à tout prix qui pervertissent toutes les activités humaines. Le soutien aux malades ne se marchande pas.
Cette réflexion sur la finance, la santé peut se porter sur bien d’autres domaines. Il faut inventer un autre système. Il faut sortir du capitalisme.
Source: Investig’Action
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