Chanson dédiée aux victimes de Pinochet au Chili. Elle est extraite du nouveau CD de la chanteuse française Dominique Grange. Ce CD est accompagné d'un album du maître de la bande dessinée, Tardi. Vous trouverez toute cette superbe mini BD dans une page spéciale de notre rubrique multimédia. Vous trouverez également un texte rédigé à cette occasion par Alain Badiou à :
http://www.investigaction.net/articles.php?dateaccess=2008-06-26%2011:28:57&log=invites
Site Dominique Grange : http://www.myspace.com/dominiquegrange
ENTRE OCEAN ET CORDILLERE
(Paroles et musique Dominique Grange)
1/A ces terres du Nord au Sud
Au vent s’engouffrant du désert
Vers la Baie de la Solitude
Entre Océan et Cordillère
A ce pays qui se réveille
Bien mal remis des temps obscurs
Où le cancer qui pourtant veille
Fit moins de morts que la torture
2/A tous les exilés d’alors
Qui nous enseignèrent le courage
Rescapés de ces mises à mort
Où tant des leurs firent naufrage
A ces femmes et à ces hommes
Qui tentaient de vivre à nouveau
Dans des pays dont les idiomes
Dressaient des pièges à chaque mot
3/A ces gamins privés d’espoir
Petits fantômes, le cœur en grève
A qui nul ne disait ‘bonsoir’
Comment tu vas ?’, ‘à quoi tu rêves ?’
A ces enfants tombés du nid
Qui nous sont arrivés un jour
Et qui sans nous avoir choisis
Nous ont pourtant aimés d’amour
4/A ce Chili, coupé du monde
Dix-sept années, martyrisé
Réprimé par la bête immonde
Dix-sept années d’impunité
A ces insondables blessures
Aux suppliciés de la DINA
A tous ces corps sans sépulture
Villa Grimaldi, Pisagua…
5/Entre Océan et Cordillère
Des tortionnaires rôdent encore
Qui ont échappé aux galères
Exit l’opération Condor
Tandis qu’au loin des camarades
En exil achèveront leur vie
Pour n’avoir pas baissé la garde
Refusant pardon et oubli (bis)
(Santiago-Concepción, 2007)
N’EFFACEZ PAS NOS TRACES!
«…Ce sont les souvenirs de ces journées intenses
Où partout nos espoirs s’affichaient sur les murs
Qui depuis quarante ans inspirent nos résistances
Toujours au rendez-vous pour un autre futur…»
Intenses, les journées de Mai 68? Ça oui! J’avais quitté la maison avec ma guitare et ma brosse à dents dès les premiers jours des manifs étudiantes. Pourtant, je ne l’étais déjà plus, moi, étudiante… Je chantais, ne vous déplaise! Et j’avais entendu à la radio l’appel d’un chanteur très populaire, Leny Escudero, proposant que les artistes transforment leur mouvement en une grève active de soutien aux ouvriers en lutte. Alors, comme beaucoup de mes camarades chanteurs, je découvris que nous pouvions être utiles à quelque chose et je ne fis bientôt que courir d’un lieu à un autre: de la cour de la Sorbonne à une réunion dans l’arrière-salle d’un café de la montagne Sainte-Geneviève, de Bobino où nous, chanteurs des cabarets rive gauche, avions installé une permanence téléphonique, à des usines de lointaine banlieue dont les comités de grève sollicitaient notre soutien en chansons. À l’issue de ces petits concerts, improvisés le plus souvent dans les cantines, les grévistes nous offraient parfois quelques litres d’essence pour nous permettre de rouler un peu encore, jusqu’à notre prochaine destination… Nous chantions dans les tris postaux occupés, dans les amphis, dans la rue, partout où on nous le demandait, et le contenu du chapeau qui circulait pour récolter quelque monnaie était soigneusement conservé dans une caisse de solidarité avec les comités de grève. Eh oui, tout le monde courait, je m’en souviens, avec l’impatience de savoir ce que réserverait le lendemain et la hâte d’être toujours un peu plus loin sur ces nouveaux chemins de la liberté qui s’ouvraient devant nous.
On ne dormait guère, on ne se lavait pas tellement non plus et on ne se mettait plus à table. Il y avait tant de choses plus importantes à faire que de s’occuper de soi… Les nuits étaient blanches et souvent les journées leur succédaient sans qu’aucun des rituels convenus ne vienne les ponctuer… Ni repas, ni repos! L’excitation de manifester tous ensemble, de se découvrir si nombreux, la folle espérance des heures passées à imaginer un monde différent de celui où notre enfance venait soudain s’échouer, les perspectives incertaines mais exaltantes d’un mouvement naissant que nous regardions s’étendre chaque jour, nourri de la colère des multitudes, de leurs attentes neuves, de leur détermination farouche à aller jusqu’au bout… Le temps n’avait plus d’importance puisque tout nous semblait désormais possible. Aussi, nous voulions tout, y compris l’impossible: un monde solidaire, fraternel, où se partageraient équitablement les richesses, où l’eau serait gratuite et accessible à tous, où plus jamais, nulle part, un vieillard ne mourrait dans la solitude, ni un sans-logis dans l’indifférence, puisque déjà nous revendiquions le droit pour ces derniers d’occuper les logements vides de la capitale.
Jeunes et vieux, enfants de la guerre et de l’après-guerre, les générations se mêlaient dans le creuset des multiples débats qui s’allumaient partout, comme des braseros. Aux terrasses des bistrots, sur les trottoirs, dans les amphis bondés des facs et dans la cour de la Sorbonne, comme aux portes des usines occupées, où veillaient nuit et jour des piquets de grève toujours en alerte, prêts à signaler à tout moment la présence d’un flic en civil ou d’un commando de crânes rasés.
Dans les mois, les années qui suivirent, nous avons de façons diverses poursuivi notre rêve d’égalité et de justice avec acharnement. Nous avons donné de nous sans compter, cherchant inlassablement à transformer une réalité insupportable qui nous révoltait. Mais il ne faut pas croire! Nous sommes encore nombreux à nous rappeler que ces quelques semaines de mai-juin 68 ont changé le sens de nos existences et qu’à partir de là, rien n’a plus jamais été comme avant. Aussi, gardons-nous bien de culpabiliser. Et encore moins de laisser des imposteurs nous traîner dans la boue et faire comme si ce raz-de-marée social sans précédent n’avait pas représenté pour les travailleurs en lutte un véritable espoir de changer cette société. L’héritage de Mai 68 nous appartient en propre et nul ne peut s’arroger le droit de nous empêcher de le transmettre tel qu’il est resté gravé dans nos mémoires −beau, généreux et joyeux− à ceux qui souffleront sur ses braises lorsque nous aurons disparu.
Soixante-huitards nous avons été et c’est notre fierté de le revendiquer encore et toujours, bien haut et bien fort, même si ça ne plaît pas à tout le monde… Tout comme les révolutionnaires de 1848 revendiquaient d’avoir été des Quarante-huitards, puis ceux de la Commune, des Communards! C’est notre fierté, en effet, de nous être révoltés contre les profits capitalistes, contre la misère et l’exploitation des prolétaires, contre le racisme et les conditions de vie indignes faites aux immigrés, contre le sexisme sous toutes ses formes, contre toutes les discriminations et les atteintes aux libertés individuelles, contre la répression et les exactions policières, contre l’impérialisme, enfin, encore et toujours. C’est notre fierté d’avoir cherché à libérer, jamais à enchaîner. D’avoir toujours voulu donner la parole, jamais la bâillonner. D’avoir inlassablement dénoncé, jamais occulté. D’avoir espéré rassembler, jamais diviser. Alors, surtout, ne rougissons pas de nous être appelés fraternellement «camarade»! D’avoir été de toutes les luttes, de toutes les batailles, même de celles qui étaient perdues d’avance, puisqu’il faut bien reconnaître que le rapport de forces nous fut rarement favorable. Ne nous excusons pas d’avoir été des combattants sincères, d’avoir conservé intactes, jusqu’à aujourd’hui, nos capacités de révolte et d’indignation, tandis que certains reniaient leurs engagements passés, ridiculisant l’élan révolutionnaire de toute une génération, dans l’espoir de l’enterrer une bonne fois pour toutes.
En Mai 68, nous sommes devenus des rebelles et pour beaucoup, nos vies ont basculé à jamais. Nous n’avons pas connu la terreur des dictatures fascistes mais nous avons connu la répression musclée des années Pompidou-Marcellin (le ministre de l’Intérieur de l’époque…), avec, pour un certain nombre d’entre nous, la clandestinité, la prison et les quartiers d’isolement. Nous avons laissé derrière nous des camarades que nous aimions, de cette fraternité particulière tissée au cours des veilles de nos «actions de partisans», ou dans nos courses éperdues à travers Paris, lors des charges brutales des hordes policières. Nous avons laissé derrière nous de jeunes garçons aux cheveux longs qui se disaient prêts à donner leur vie pour la cause du peuple et l’ont donnée, un peu plus tôt, un peu plus tard, en 68 ou après, au cours de cette décennie des années 70 qui vit la fin de quarante ans de franquisme en Espagne, tandis qu’au Chili, en Uruguay, au Brésil, en Argentine, d’autres dictateurs entamaient leur abominable œuvre de mort. Nous avons aussi laissé derrière nous des camarades moins jeunes, des vieux syndicalistes qui nous ont appris beaucoup sur le mouvement ouvrier et sur la Résistance, et nous ont accordé leur amitié et leur confiance. Comment ne pas penser avec affection et respect à tous ces camarades trop tôt disparus, en évoquant ces années d’engagement irréductible?
Pour toutes ces raisons et malgré mon peu d’appétit pour les commémorations, j’ai décidé d’enregistrer ces quelques chansons qui, de l’insurrection de la Commune de Paris, en 1870, au mouvement social sans précédent de Mai 1968, des «années de poudre» chez nous aux «années de plomb» en Italie, des prisons françaises aux geôles berlusconiennes, de la résistance des «piqueteros» argentins à celle du peuple Mapuche, au Chili, balaient plus d’un siècle de luttes et d’insurrections, et invitent à feuilleter, page après page, l’album de notre mémoire collective.
Tardi est entré dans ce projet tout naturellement, au fur et à mesure de l’écriture de mes chansons. Nos trente ans de vie ensemble et nos révoltes partagées contre les inégalités, l’injustice, les discriminations, les atteintes quotidiennes aux droits des plus faibles, nos prises de position communes et nos engagements dans des mobilisations, par le dessin ou par la chanson, ont fait qu’il est devenu évident que cet album ne pouvait exister sans images. Sans ses images à lui! Nous nous sommes enthousiasmés à l’idée de réaliser ensemble, dans une complémentarité fébrile, ce travail particulier, qui n’est ni une bande dessinée sur des textes de chansons, ni pour autant de l’illustration, chacun gardant son univers, son recul, son humeur, son interprétation parfois symbolique, de situations ou d’événements historiques évoqués par les thèmes de chacune de ces chansons.
La mémoire collective des luttes et des espérances sociales, de nos défaites et de nos victoires, constitue un héritage bien vivant pour quiconque ne s’est pas repenti d’avoir voulu changer le monde et continue de le vouloir, puisque tant de choses restent encore à faire. Tardi et moi avons tenté d’enrichir ce patrimoine avec les armes qui sont les nôtres: le dessin et la chanson! Parce qu’il fait partie de nous, de ce que nous laisserons sans doute de meilleur à nos enfants, et parce qu’il représente l’espoir d’un autre futur, ne permettons à personne de les en déposséder.
Dominique Grange
(Janvier 2008).
Site : http://www.myspace.com/dominiquegrange