Malgré un important recul de la pauvreté lors de la dernière décennie, l’Amérique Latine reste la région la plus inégalitaire au monde, juste après l’Afrique subsaharienne. Soucieux de se protéger et de se démarquer, les riches n’hésitent pas à mettre la main à la poche pour bâtir des forteresses, comme au Pérou et au Brésil.
Plus d’un quart de siècle après la chute du mur de Berlin et alors que les chantres du néolibéralisme se gargarisent sur les soi-disant bienfaits de la mondialisation, le monde lui, n’a jamais connu autant de murs (1). De plus en plus présents en Europe, construits pour se protéger des migrants et des réfugiés qui fuient la guerre et la misère, ils sont devenus de nouveaux marqueurs géographiques censés repousser les indésirables. Ce que l’on sait moins et que l’on voit moins, c’est que ces immenses forteresses servent également à séparer les riches des pauvres, créant ainsi de terribles ségrégations sociales, territoriales mais aussi raciales. En Amérique Latine, où le phénomène des inégalités a toujours été particulièrement criant, la construction de murs s’est accélérée ces dernières années, agrandissant un peu plus le fossé qui sépare ceux qui ont tout de ceux qui n’ont rien.
« Construits pour que ceux d’en-haut ne se mélangent pas avec ceux d’en-bas »
Depuis maintenant quatre ans, les habitants du bidonville Vista Hermosa, situés sur les hauteurs de Lima, se trouvent privés de leur vue sur la capitale. La cause ? Un mur de plus de dix kilomètres de long et de trois mètres de haut qui les sépare d’un des quartiers les plus huppés de la capitale péruvienne, Las Casuarinas.
« La vue d’ici était belle, on pouvait voir toute la ville jusqu’à ce que ceux de Casuarinas ont su que nous arrivions et ils ont construits le mur ; ils nous enlevé la vue pour qu’on ne regarde pas de leur côté, pour nous éloigner d’eux car nous n’avions par leur niveau » raconte Amadeo Alarcon, un habitant de Vista Hermosa.
D’un côté donc des maisons faites avec les moyens du bord. Il n’y a ni gaz, ni électricité, ni eau courante. De ce côté du mur, une maison coûte moins de trois-cents dollars.
De l’autre côté en revanche, c’est un autre monde. Les maisons peuvent coûter jusqu’à cinq millions de dollars. Ici vit une partie de la grande bourgeoisie du pays. Pendant que les premiers payent leur eau une fortune pour subvenir à leurs besoins élémentaires, les seconds profitent d’une eau bon marché et abondante pour remplir leurs immenses piscines.
La construction de ce « mur de la honte » comme l’appellent les habitants du bidonville a commencé en 1980 « à l’époque du terrorisme et de l’avancée des invasions au Pérou » explique Elke McDonald, qui réside à Las Casuarinas.
Les années 1980 furent marquées par la terrible guerre civile qui a opposé les partisans de la guérilla marxiste du Sentier Lumineux et l’État péruvien. Contraints de fuir les combats, de nombreux paysans émigrent vers la capitale où ils trouvent refuge sur ces collines escarpées où les conditions de vie se révèlent très difficiles.
Plus de vingt ans après la fin du conflit qui fit plus de soixante-dix mille morts, de nombreux paysans continuent d’affluer vers la capitale en quête d’un avenir meilleur pour leur famille. Mais pourquoi partent-ils ? La réponse est à trouver dans les politiques économiques mises en place depuis des décennies au Pérou et dont les peuples indigènes sont les premières victimes.
Très dépendante des exportations, l’économie péruvienne est presque exclusivement basée sur l’extraction des minerais (or, cuivre, zinc…). Pour ce faire, les gouvernements qui se succèdent ne lésinent pas sur les moyens pour attirer les investisseurs étrangers, lesquels répondent très largement à l’appel. Le pays est un paradis pour les multinationales qui engrangent des profits mirobolants.
Dans la région de Cajamarca par exemple, les activités criminelles de la puissante multinationale états-unienne Newmont provoquent l’exode de milliers de paysans pauvres, chassés de leur terre par les autorités pour laisser place au pillage des ressources minières. Victimes très souvent de la répression policière, emprisonnés lorsqu’ils ne sont pas purement et simplement assassinés, les communautés indigènes trouvent refuge dans les grandes villes du pays et notamment dans la capitale, où ils viennent grossir les rangs des indigents et des exclus de la société.
C’est pour se protéger de ces naufragés du système considérés par la haute société péruvienne comme des individus dangereux, les qualifiant volontiers de délinquants, que les nantis qui vivent à las Casuarinas ont, avec l’appui des autorités, bâti ce mur.
Pour ces derniers, il s’agit simplement d’une mesure de sécurité : « tout le monde a le droit de clôturer sa propriété privée pour se protéger » se défend M. Mc Donald avant d’ajouter « C’est le meilleur lieu du Pérou car on peut se promener et dormir tranquillement. Nous payons tous une cotisation mensuelle pour la sécurité de 100 dollars ». Pour Alicia Yupanqui en revanche, qui réside dans le bidonville, ce mur est une manière de les « discriminer ». « Je crois que le mur a été construit pour pas que se mélangent ceux d’en haut avec ceux d’en bas » poursuit Sara Torres, une autre habitante du quartier.
Une autre ville du continent connaît un phénomène similaire, Sao Paulo. Mégapole de plus de onze millions d’habitants, c’est le poumon économique du Brésil.
Là aussi, les inégalités et les discriminations sont grandes. Elles sont symbolisées par ce long bloc de béton qui sépare la favela de Paraisopolis où vivent soixante-dix mille habitants du quartier aisé de Morumbi. D’un côté, quatorze mille maisons en bois et en plastique, de l’autre, des appartements pouvant atteindre les 700 000 euros. Pendant que les uns manquent cruellement de services publics, les autres vont se faire soigner dans l’hôpital Albert Einstein, l’un des plus célèbres et des plus onéreux du pays. Les habitants des deux quartiers ne se parlent pas, ne se côtoient pas, ne se connaissent pas. « Nous ne nous mélangeons pas. Eux restent là-bas, nous ici » commente un habitant de la favela.
La ville, et plus globalement l’Etat de Sao Paulo, attire chaque année des milliers de personnes venant principalement des régions pauvres du Nord à la recherche d’un emploi et de meilleurs conditions de vie.
Une violence symbolique Dans son chef d’œuvre, Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, publié en 1971, l’écrivain Eduardo Galeano tirait déjà la sonnette d’alarme sur le spectacle choquant de la misère et des inégalités qui frappaient son continent. Plus de quarante ans plus tard, et bien que de nombreuses avancées ont été enregistrées en terme de baisse de la pauvreté, d’éradication de l’analphabétisme et de lutte contre la faim, l’Amérique Latine peine encore à penser toutes ses plaies.
Après avoir été un laboratoire des politiques néolibérales, politiques qui ont fait passé le nombre de pauvres de 136 millions en 1980 à 225 millions au début des années 2000, le sous-continent américain a connu lors de la dernière décennie des réussites sociales sans précédent. De nouveaux pays, la Bolivie et le Venezuela ont été déclarés par l’UNESCO « territoire libre d’analphabétisme ». Ces politiques sociales ont pu être mises en place grâce notamment au boom des prix des matières premières, dont sont largement dépendantes les économies latino-américaines. Mais la crise économique et financière de 2008, couplée à la baisse des prix des matières premières ces dernières années, frappe durement les nations sud-américaines.
Au Brésil, où la politique économique de la présidente Dilma Rousseff se droitise de jour en jour, abandonnant ainsi les mouvements sociaux, les inégalités sont particulièrement choquantes. Le Brésil est après le Honduras le pays le plus inégalitaire du continent américain.
Au Pérou, même si la pauvreté a été réduite de moitié ces dernières années grâce notamment à une croissance avoisinant les 6,5%, les disparités restent très marquées. Sociales, ces dernières peuvent également être de nature territoriale voire raciale. En effet, en 2004, la probabilité pour un habitant de la campagne de sombrer dans la pauvreté était deux fois supérieure à un citadin. En 2014, cette probabilité est trois fois plus grande.
Les Péruviens qui possèdent une langue maternelle indigène (aymara, quechua) ont quant à eux deux fois plus de risque de sombrer dans la pauvreté que ceux ayant l’espagnol comme langue maternelle.
Les murs construits à Lima et à Sao Paulo sont le symbole de cette terre de contraste qu’est l’Amérique Latine. Un continent et des peuples en lutte depuis cinq-cents ans pour leur libération et leur indépendance définitive. Ces immenses forteresses mettent également en lumière le caractère méprisant et raciste des élites latino-américaines qui éprouvent souvent un véritable dégoût pour les pauvres et les indigènes.
Ces « murs de la honte » s’apparentent clairement à une violence symbolique. Une violence qui ne frappe pas les corps mais les esprits. Une violence absolument subtile, qui ne tue pas mais qui crée des frustrations et participe au désespoir de ceux qui n’ont pas la chance d’être du bon côté du mur.
L’affaiblissement des gouvernements de gauche et l’offensive néoconservatrice de la droite latino-américaine risquent bien de mettre à mal les nombreuses conquêtes sociales obtenues lors des quinze dernières années comme en Argentine par exemple.
Fer de lance de la contestation contre les politiques néolibérales, les mouvements sociaux pourraient bien revenir sur le devant de la scène pour notamment abattre ces murs indignes et en finir une bonne fois pour toute avec ces sociétés profondément inégalitaires.
Tarik Bouafia, Correspondant pour Investig’Action en Argentine
Notes : (1)http://www.migreurop.org/IMG/pdf/ma…
Source : Journal de Notre Amérique n°9, Décembre 2015, Investig’Action