Destitution d’Imran Khan : un câble secret démontre que les États-Unis ont exercé des pressions

Lors d’une réunion qui s’est tenue le 7 mars 2022, le Département d’Etat des Etats-Unis a encouragé le gouvernement pakistanais à limoger Imran Khan de ses fonctions de Premier ministre en raison de sa neutralité face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, selon un document classifié du gouvernement pakistanais obtenu par The Intercept.

Cette réunion, qui s’est tenue entre l’ambassadeur du Pakistan aux États-Unis et deux responsables du Département d’État, a fait l’objet d’un examen minutieux, de controverses et de spéculations au Pakistan au cours de l’année et demie qui vient de s’écouler, alors que les partisans d’Imran Khan et ses opposants militaires et civils s’affrontaient pour obtenir le pouvoir. La lutte politique s’est intensifiée le 5 août dernier lorsque Khan a été condamné à trois ans de prison pour corruption et placé en détention pour la deuxième fois depuis son éviction. Les défenseurs de Khan rejettent les accusations comme étant sans fondement. Cette condamnation empêche d’autre part Khan, l’homme politique le plus populaire du Pakistan, de se présenter aux élections prévues au Pakistan plus tard cette année.

Un mois après la réunion avec les responsables américains décrite dans le document du gouvernement pakistanais qui a fait l’objet d’une fuite, un vote de défiance a été organisé au Parlement, conduisant à la destitution de Khan. Ce vote aurait été organisé avec le soutien de la puissante armée pakistanaise. Depuis lors, Khan et ses partisans se sont engagés dans une lutte contre l’armée et ses alliés civils, qui, selon Khan, ont organisé sa destitution à la demande des États-Unis.

Le texte du câble pakistanais, rédigé par l’ambassadeur à l’issue de la réunion et transmis au Pakistan, n’a jamais été publié auparavant. Il est connu en interne sous le nom de « cypher » et révèle à la fois la carotte et le bâton dont le Département d’État s’est servi au cours de sa campagne anti-Khan, en promettant des relations plus cordiales si Khan était démis de ses fonctions, et des mesures d’isolement qui s’ensuivraient dans le cas contraire.

Le document, classé « Secret », relate la rencontre entre des membres du Département d’État, dont le secrétaire d’État adjoint chargé du Bureau des affaires pour l’Asie Centrale et Méridionale, Donald Lu, et Asad Majeed Khan, qui était à l’époque ambassadeur du Pakistan auprès des États-Unis.

Le document a été fourni à The Intercept par une source anonyme de l’armée pakistanaise qui a déclaré n’avoir aucun lien avec Imran Khan ou le parti de Khan. The Intercept publie ci-dessous le corps du câble, en corrigeant les fautes de frappe mineures, dans la mesure où de tels détails peuvent être utilisés pour filigraner les documents et tracer ainsi leur diffusion.

Le câble révèle tout à la fois la carotte et le bâton dont le Département d’État s’est servi dans sa campagne visant le Premier ministre Imran Khan.

Le contenu du document obtenu par The Intercept est conforme aux informations publiées dans le journal pakistanais Dawn et ailleurs, décrivant les conditions de la réunion et les détails du câble lui-même, y compris les mentions relatives à sa classification qui ont été exclues dans la présentation de The Intercept. La dynamique des relations entre le Pakistan et les États-Unis telle que décrite dans le câble a été confirmée par la suite. Dans le câble, les États-Unis s’opposent à la politique étrangère de Khan concernant la guerre en Ukraine. Ces positions ont été rapidement infléchies après sa destitution, qui a été suivie, comme cela avait été annoncé lors de la réunion, d’un rapprochement entre les États-Unis et le Pakistan.

Cette réunion diplomatique s’est tenue deux semaines après l’invasion russe de l’Ukraine, qui a débuté alors que Khan était en route pour Moscou, une visite qui a exaspéré Washington.

Le 2 mars, quelques jours seulement avant la réunion, Lu avait été interrogé lors d’une audition de la commission sénatoriale des Affaires étrangères quant à la neutralité de l’Inde, du Sri Lanka et du Pakistan dans le conflit ukrainien. En réponse à une question du sénateur Chris Van Hollen (Démocrate-Maryland) sur la récente décision du Pakistan de s’abstenir lors du vote de la résolution des Nations unies condamnant le rôle de la Russie dans le conflit, Lu a déclaré : « Le Premier ministre Khan s’est récemment rendu à Moscou, et nous essayons donc de déterminer comment nous pouvons nous occuper spécifiquement du Premier ministre suite à cette initiative. » Van Hollen s’est montré indigné de constater que les responsables du Département d’État ne communiquaient pas avec Khan sur ce sujet.

La veille de la réunion, Khan a pris la parole lors d’un rassemblement et a répondu très directement aux appels européens invitant le Pakistan à se rallier aux soutiens à l’Ukraine. « Sommes-nous vos esclaves ? » a tonné Khan en direction de la foule. « Que pensez-vous de nous ? Que nous sommes vos esclaves et que nous ferons tout ce que vous nous demandez ? » a-t-il demandé. « Nous sommes les amis de la Russie, mais nous sommes aussi les amis des États-Unis. Nous sommes les amis de la Chine et de l’Europe. Nous n’appartenons à aucune alliance. »

Selon le document, lors de cette réunion, Lu a exprimé sans détour le mécontentement de Washington concernant la position du Pakistan au sujet du conflit. Le document cite Lu déclarant que « les gens ici et en Europe s’inquiètent et se demandent pourquoi le Pakistan adopte une position neutre aussi agressive (au sujet de l’Ukraine), à supposer qu’une telle attitude soit même concevable. Cela ne nous semble pas si neutre que cela ». Lu a ajouté qu’il avait eu des discussions internes avec le Conseil national de sécurité des États-Unis et « qu’il semble assez clair qu’il s’agit ici de la prise de position du Premier ministre. »

Lu soulève ensuite carrément la question d’un vote de défiance : « Je pense que si le vote de défiance contre le Premier ministre aboutit, alors tout sera pardonné à Washington parce que la visite en Russie est considérée comme une décision du seul Premier ministre », a déclaré Lu, selon le document. « Dans le cas contraire, a-t-il poursuivi, je pense que nous allons vers des temps difficiles. »

Lu a également prévenu que si cette question n’était pas réglée, le Pakistan serait marginalisé par ses alliés occidentaux. « Je ne peux pas dire comment cela sera perçu par l’Europe, mais je ne doute pas qu’elle réagira de la même manière », a déclaré Lu, ajoutant que Khan pourrait être « isolé » tant par l’Europe que par les États-Unis si son mandat se prolongeait.

Interrogé sur les propos tenus par Lu dans le câble pakistanais, le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, a déclaré : « Rien dans ces prétendus commentaires n’indique que les États-Unis prennent position quant à l’identité de la personne qui devrait diriger le Pakistan. » Miller a précisé qu’il ne ferait aucun commentaire au sujet d’entretiens diplomatiques privés.

L’ambassadeur pakistanais a réagi en exprimant son mécontentement face au manque de détermination des dirigeants américains : « Cette frilosité a donné l’impression que nous étions totalement ignorés, voire considérés comme allant de soi. Nous avons également eu le sentiment que les États-Unis s’attendaient à obtenir le soutien du Pakistan dans toutes les questions importantes pour eux, mais que ce n’était pas réciproque. »

« Il y avait aussi le sentiment que si les États-Unis s’attendaient à obtenir le soutien du Pakistan dans toutes les questions importantes pour eux, cela n’était pas réciproque. »

La discussion s’est terminée, selon le document, lorsque l’ambassadeur pakistanais a exprimé le souhait que la question de la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’ait pas « d’impact sur nos relations bilatérales ». Lu a rétorqué que les dégâts étaient réels mais pas irrémédiables, et qu’une fois Khan parti, les relations pourraient revenir à la normale. « Je suis prêt à affirmer que, de notre point de vue, cela a déjà créé une brèche dans nos relations », a déclaré Lu, en évoquant une nouvelle fois la « situation politique » au Pakistan. « Attendons quelques jours pour voir si celle-ci évolue, ce qui signifierait que nous n’aurions pas de désaccord majeur sur cette question et que le problème disparaîtrait très rapidement. Dans le cas contraire, nous devrons aborder cette question de front et décider de la façon de la gérer. »

Le lendemain de la réunion, le 8 mars, les opposants de Khan au Parlement ont franchi une étape procédurale clé en vue du vote de défiance.

« Le sort de Khan n’était pas scellé au moment où cette réunion a eu lieu, mais son avenir était précaire », a déclaré Arif Rafiq, chercheur non résident au Middle East Institute et spécialiste du Pakistan. « Ce qui se passe ici, c’est que l’administration Biden envoie un message à ceux qu’elle considère comme les véritables dirigeants du Pakistan, leur indiquant que tout ira mieux si le premier ministre est écarté du pouvoir. »

The Intercept a déployé des efforts considérables pour authentifier le document. Compte tenu du climat qui règne au Pakistan en matière de sécurité, il n’a pas été possible d’obtenir une confirmation de la part de sources indépendantes au sein du gouvernement pakistanais. L’ambassade du Pakistan à Washington n’a pas répondu à notre demande de commentaire.

Miller, porte-parole du département d’État, a déclaré : « Nous avons exprimé notre inquiétude au sujet de la visite de Khan, alors Premier ministre, à Moscou le jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et nous avons fait part de notre opposition tant en public qu’en privé. Il a ajouté : Les allégations qui voudraient que les États-Unis se soient immiscés dans les décisions internes au sujet de la direction du Pakistan sont fausses. Elles se sont toujours révélées fausses et continuent de l’être. »

Dénégations américaines

Le Département d’État a précédemment nié et ce, à plusieurs reprises, que Lu ait pressé le gouvernement pakistanais de destituer le Premier ministre. Le 8 avril 2022, alors que Khan avait affirmé qu’il existait un câble confirmant ses accusations d’ingérence américaine, la porte-parole du département d’État, Jalina Porter, a été interrogée sur la réalité de ce câble. « Permettez-moi de vous dire très honnêtement que ces allégations ne sont absolument pas fondées. »

Au début du mois de juin 2023, Khan a accordé une interview à The Intercept et a une nouvelle fois réitéré ses accusations. En réponse à une demande de commentaire, le Département d’État a alors renvoyé aux dénégations précédentes.

Khan est resté sur ses positions et le Département d’État a de nouveau démenti l’accusation tout au long des mois de juin et juillet, et ce, à au moins trois reprises lors de conférences de presse et une nouvelle fois dans un discours prononcé par un secrétaire d’État adjoint délégué au Pakistan, qui a qualifié ces allégations de « propagande, de désinformation et de mésinformation ». Lors de cette dernière intervention, Miller, porte-parole du Département d’État, a tourné la question en dérision. « J’ai l’impression qu’il va me falloir apporter un écriteau que je pourrai brandir en réponse à cette question pour dire que cette allégation n’est pas vraie », a déclaré Miller, en riant et en provoquant les rires de la presse. « Je ne sais pas combien de fois il faudra que je le répète. Les États-Unis ne se prononcent pas sur le choix d’un candidat ou d’un parti politique par rapport à un autre ni au Pakistan ni dans aucun autre pays. »

Alors que la polémique autour du câble s’est déroulée en public et dans la presse, l’armée pakistanaise a lancé un assaut sans précédent contre la société civile pakistanaise afin de réduire au silence toute forme de dissidence et de liberté d’expression qui avait existé jusqu’alors dans le pays.

Ces derniers mois, le gouvernement dirigé par les militaires a réprimé non seulement les dissidents, mais aussi les personnes soupçonnées d’être à l’origine de fuites au sein de ses propres institutions, en adoptant la semaine dernière une loi autorisant les perquisitions sans mandat et de longues peines de prison pour les lanceurs d’alertes. Ébranlés par la démonstration publique de soutien en faveur de Khan – exprimée par une série de manifestations populaires et d’émeutes en mai – les militaires se sont également octroyé des pouvoirs autoritaires qui réduisent radicalement les libertés civiles, criminalisent les critiques à l’encontre des militaires, renforcent le rôle déjà considérable du gouvernement dans l’économie du pays et donnent aux dirigeants militaires un droit de veto permanent sur les affaires politiques et civiles.

Ces attaques radicales contre la démocratie ont été largement ignorées par les responsables américains. Fin juillet, le chef du Commandement central américain, le général Michael Kurilla, s’est rendu au Pakistan, puis a publié une déclaration indiquant que sa visite avait eu pour objet le « renforcement des relations entre militaires », sans mentionner la situation politique du pays. Cet été, le représentant Greg Casar, Démocrate-Texas, a tenté d’ajouter une mesure à la Loi d’autorisation de la défense nationale (National Defense Authorization Act) demandant au Département d’État américain de se pencher sur le recul de la démocratie au Pakistan, mais elle n’a pas été votée par la Chambre des représentants.

Lors d’une conférence de presse ce lundi (7 aout), en réponse à une question quant à l’équité du procès de Khan, le porte-parole du Département d’État, Miller, a déclaré : « Nous pensons qu’il s’agit d’une question interne au Pakistan. »

Le Chaos politique

Le fait que Khan ait été écarté du pouvoir après s’être brouillé avec l’armée pakistanaise, cette même institution qui aurait favorisé son ascension politique, a plongé ce pays de 230 millions d’habitants dans la tourmente politique et économique. Les manifestations contre la destitution de Khan et la suppression de son parti ont balayé le pays et paralysé ses institutions, tandis que les dirigeants pakistanais actuels ont du mal à faire face à une crise économique en partie déclenchée par l’impact de l’invasion russe de l’Ukraine sur les prix mondiaux de l’énergie. Le chaos actuel a entraîné des taux d’inflation vertigineux et une fuite des capitaux hors du pays.

Outre l’aggravation de la situation pour les citoyens ordinaires, un régime de censure extrême a également été mis en place sous la direction de l’armée pakistanaise, les médias n’ayant même pas le droit de mentionner le nom de Khan, comme l’a précédemment rapporté The Intercept. Des milliers de membres de la société civile, pour la plupart des partisans de Khan, ont été arrêtés par l’armée, une répression qui s’est intensifiée après l’arrestation de Khan au début de cette année et sa détention pendant quatre jours, ce qui a déclenché des manifestations dans tout le pays. Des témoignages dignes de foi font état d’actes de torture perpétrés par les forces de sécurité et alors que plusieurs décès en garde à vue ont été signalés.

Au Pakistan, où la presse était autrefois très dynamique, les mesures de répression ont pris une tournure particulièrement inquiétante. Arshad Sharif, un des plus importants journalistes pakistanais qui a fui le pays, a été abattu à Nairobi en octobre dernier dans des circonstances qui restent à éclaircir. Un autre journaliste bien connu, Imran Riaz Khan, a été interpellé par les forces de sécurité dans un aéroport en mai dernier et on ne l’a pas revu depuis. Tous deux avaient fait des reportages au sujet du câble classé secret, qui, au Pakistan, est devenu presque mythique, et ils faisaient partie des quelques journalistes qui avaient été informés de son contenu avant l’éviction de Khan. Ces attaques contre la presse ont instauré un véritable climat de peur qui a empêché les journalistes et les institutions pakistanaises de rendre compte de ce document.

En novembre dernier, Khan lui-même a fait l’objet d’une tentative d’assassinat, on lui a tiré dessus lors d’un rassemblement politique, cette attaque l’a blessé et a tué un de ses partisans. Au Pakistan, son emprisonnement a été largement perçu, y compris par de nombreux détracteurs de son gouvernement, comme une tentative des militaires d’empêcher son parti de se présenter aux prochaines élections. Les sondages montrent que s’il était autorisé à participer au scrutin, Khan l’emporterait probablement.

« Khan a été condamné sur la base de charges peu convaincantes à l’issue d’un procès au cours duquel sa défense n’a même pas été autorisée à produire des témoins. Il avait déjà survécu à une tentative d’assassinat, vu un journaliste qui lui était favorable être assassiné et assisté à l’emprisonnement de milliers de ses partisans. Alors que l’administration Biden a déclaré que les droits humains seraient au premier plan de sa politique étrangère, elle détourne aujourd’hui le regard alors que le Pakistan est en passe de devenir une dictature militaire à part entière », a déclaré Rafiq, chercheur au Middle East Institute. « En fin de compte, il s’agit pour les militaires pakistanais de se servir des influences extérieures pour préserver leur hégémonie sur le pays. Chaque fois qu’il y a une importante confrontation géopolitique, qu’il s’agisse de la Guerre froide ou de la guerre contre le terrorisme, ils savent comment manipuler les États-Unis en leur faveur. »

Le fait que Khan ait fait plusieurs fois référence au câble lui-même a contribué à ses ennuis judiciaires, les procureurs ayant ouvert une enquête séparée pour déterminer s’il avait violé les lois sur les secrets d’État en le mentionnant.

Démocratie et militaires

Depuis des années, les relations de parrainage du gouvernement américain vis à vis de l’armée pakistanaise, celle-ci jouant depuis longtemps un véritable rôle de courroie de transmission dans le jeu politique du pays, sont perçues par de nombreux Pakistanais comme un obstacle insurmontable quant à la capacité du pays à développer son économie, à lutter contre une corruption endémique et à mener une politique étrangère constructive. Cette relation, qui, sous couvert d’apparences de démocratie, a fait de l’armée une force intouchable sur la scène politique nationale, donne l’impression que le Pakistan n’a pas bénéficié d’une véritable indépendance, ce qui rend encore plus explosive l’accusation d’implication des États-Unis dans la destitution d’un premier ministre très populaire.

La source de The Intercept, qui a eu accès au document en tant que membre de l’armée, parle de sa profonde désillusion à l’égard de la direction militaire du pays, de l’impact sur le moral de l’armée suite à son implication dans la lutte politique contre Khan, de l’exploitation de la mémoire des militaires décédés à des fins politiques dans la récente propagande militaire, et du désenchantement généralisé du public à l’égard des forces armées dans le cadre de la répression. Ils estiment que l’armée est en train de précipiter le Pakistan vers une crise similaire à celle de 1971 qui avait entraîné la sécession du Bangladesh.

Les responsables de la source ont ajouté qu’ils espéraient que le document divulgué confirmerait enfin ce que les gens ordinaires, ainsi que les simples soldats des forces armées, subodoraient depuis longtemps concernant l’armée pakistanaise, que cela imposerait une remise en question au sein de l’institution.

En juin dernier, dans le cadre de la répression militaire contre le parti politique de Khan, l’ancien secrétaire général de Khan, Azam Khan, a été arrêté et détenu pendant un mois. Pendant sa détention, Azam Khan aurait enregistré une déclaration devant un membre de la magistrature, affirmant que le câble était bien réel, mais que l’ancien premier ministre en avait exagéré le contenu à des fins politiques.

Un mois après la réunion mentionnée dans le câble, et seulement quelques jours avant que Khan ne soit destitué, Qamar Bajwa, qui était alors chef de l’armée pakistanaise, a publiquement rompu avec la position de neutralité de Khan et a prononcé un discours dans lequel il a qualifié l’invasion russe « d’immense tragédie » et critiquant la Russie. Ces remarques donnaient une dimension publique aux observations en privé de Lu, telles que consignées dans le câble, qui affirmaient que la neutralité du Pakistan était la politique de Khan, mais pas celle de l’armée.

La politique étrangère du Pakistan a singulièrement changé depuis le limogeage de Khan, le Pakistan penche maintenant très clairement du côté des États-Unis et de l’Europe en ce qui concerne le conflit ukrainien. Abandonnant sa position de neutralité, le Pakistan apparaît désormais comme pourvoyeur d’armes à l’armée ukrainienne. On voit régulièrement des images d’obus et de munitions produits au Pakistan dans les séquences filmées du champ de bataille. Dans une interview datée du début de l’année, un officiel de l’Union européenne a confirmé que le Pakistan soutenait l’Ukraine sur le plan militaire. Par ailleurs, le ministre ukrainien des Affaires étrangères s’est rendu au Pakistan en juillet dernier dans le cadre d’une visite dont on pense généralement qu’elle concernait la coopération militaire, mais dont on dit publiquement qu’elle était plutôt consacrée au commerce, à l’éducation et à l’environnement.

Ce réalignement vers les États-Unis a a apparemment profité à l’armée pakistanaise. Le 3 août, un journal pakistanais a rapporté que le Parlement avait approuvé la signature d’un pacte de défense avec les États-Unis prévoyant « des exercices conjoints, des opérations, la formation, des infrastructures et de l’équipement ». Cet accord était destiné à remplacer un accord précédent d’une durée de 15 ans entre les deux pays et qui avait expiré en 2020.

« Évaluation » du côté pakistanais

Les commentaires sans ambages de Lu quant à la politique intérieure du Pakistan ont suscité une réelle inquiétude du côté pakistanais. Dans une courte section « évaluation » en bas de page du rapport, on peut lire : « Don (Donald Lu) n’aurait pas pu adopter une démarche aussi tranchée sans l’approbation expresse de la Maison Blanche, dont il s’est réclamé à maintes reprises. Il est clair que Don a parlé à tort et à travers du processus politique interne du Pakistan ». Le câble se termine par une recommandation « d’y réfléchir sérieusement et d’envisager de faire une démarche appropriée auprès de l’U.S. Cd’ A a.i de l’ambassade des États-Unis à Islamabad » – autrement dit au chargé d’affaires par intérim, qui est de fait le chef d’une mission diplomatique en l’absence de son chef accrédité. Une protestation diplomatique a ensuite été émise par le gouvernement de Khan.

Le 27 mars 2022, le même mois que la réunion avec Lu, Khan a parlé publiquement du câble, brandissant une copie pliée lors d’un rassemblement. Il aurait également informé de son contenu les responsables des différentes agences de sécurité pakistanaises lors d’une réunion sur la sécurité nationale.

Il est difficile de savoir ce qui s’est exactement passé en matière de communications entre le Pakistan et les États-Unis au cours des semaines qui ont suivi la réunion mentionnée dans le câble. Le mois suivant, cependant, le vent politique avait tourné. Le 10 avril, Khan a été démis de son mandat lors d’un vote de défiance.

Le nouveau Premier ministre, Shehbaz Sharif, a finalement confirmé l’existence du câble et a reconnu que certains des messages transmis par Lu étaient inappropriés. Il a déclaré que le Pakistan avait formellemet élevé une protestation, mais a précisé que le câble ne confirmait en rien les accusations plus générales formulées par Khan.

À plusieurs reprises, Khan a laissé entendre, en public, que le câble top secret démontrait que les États-Unis avaient orchestré sa destitution, mais il a par la suite révisé son jugement lorsqu’il a exhorté les États-Unis à condamner les violations des droits humains commises à l’encontre de ses partisans. Dans une interview accordée à The Intercept en juin, il a déclaré que les États-Unis avaient peut-être fait pression pour son éviction, mais ils l’avaient fait uniquement parce qu’ils étaient manipulés par l’armée.

La divulgation de l’intégralité du câble, plus d’un an après la destitution de Khan et après son arrestation, permettra enfin de se faire une idée précise des différentes affirmations contradictoires. Tout bien considéré, le texte du cryptogramme laisse fortement entendre que les États-Unis ont encouragé la destitution de Khan. Selon le câble, si Lu n’a pas directement exigé la destitution de Khan, il a déclaré que le Pakistan souffrirait de graves conséquences, notamment un isolement international, si toutefois Khan devait rester Premier ministre, tout en faisant, dans le même temps, miroiter des récompenses en cas contraire. Ces propos semblent avoir été interprétés comme un signal donné aux militaires pakistanais pour qu’ils agissent.

En plus de ses autres problèmes juridiques, Khan lui-même a continué à être pris pour cible en raison de la façon dont le nouveau gouvernement a exploité le câble secret. À la fin du mois dernier, le ministre de l’Intérieur, Rana Sanaullah, a déclaré que Khan serait poursuivi en vertu de la loi sur les secrets officiels (Official Secrets Act) dans le cadre de l’affaire du câble. « Khan a ourdi une conspiration contre les intérêts de l’État et une procédure sera engagée contre lui au nom de l’État pour violation de la Loi sur les secrets officiels pour avoir divulgué une communication chiffrée confidentielle émanant d’une mission diplomatique », a déclaré Sanaullah.

Khan a maintenant rejoint la longue liste des hommes politiques pakistanais qui n’ont pas réussi à finir leur mandat pour avoir eu maille à partir avec l’armée. Selon Lu, et tel que cité dans le câble, Khan a été personnellement tenu par les États-Unis pour responsable de la politique de non-alignement du Pakistan au cours du conflit ukrainien. Le vote de défiance et ses implications pour l’avenir des relations américano-pakistanaises ont occupé une place importante tout au long de la conversation.

« Honnêtement », aurait déclaré Lu dans le document, en évoquant la perspective du maintien de Khan à son poste : « Je pense que le Premier ministre se trouvera très fortement isolé vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis. »

7 mars 2022, Câble diplomatique pakistanais (Transcription)

The Intercept publie le corps du câble ci-dessous, en corrigeant les fautes de frappe mineures dans le texte, dans la mesure où de tels détails peuvent être utilisés pour filigraner des documents et tracer leur diffusion. The Intercept a supprimé les indications de classification et les éléments numériques qui pourraient être utilisés à des fins de traçage. Classé « Secret », il relate la rencontre entre des responsables du Département d’État, dont le secrétaire d’État adjoint en charge des affaires de l’Asie Centrale et Méridionale Donald Lu, ainsi qu’Asad Majeed Khan, qui était à l’époque ambassadeur du Pakistan auprès des États-Unis.

J’ai déjeuné aujourd’hui avec le secrétaire d’État adjoint en charge de l’Asie Méridionale et Centrale, Donald Lu. Il était accompagné du secrétaire d’État adjoint Les Viguerie. Le chef de mission (DCM), son assistant et le conseiller Qasim m’ont rejoint.

D’emblée, Don a évoqué la position du Pakistan concernant la crise ukrainienne et a déclaré que « les gens ici et en Europe s’inquiètent et se demandent pourquoi le Pakistan adopte une position neutre aussi agressive (concernant l’Ukraine), à supposer qu’une telle attitude soit même concevable. Cela ne nous semble pas si neutre que cela ». Il a ajouté que lors de ses discussions avec le NSC (Conseil de sécurité national), « il semble assez clair qu’il s’agit ici de la politique du Premier ministre ». Il a poursuivi en disant qu’il estimait que cela était « lié aux dramatiques évènements politiques actuels à Islamabad, dont lui (le Premier ministre) a besoin et qu’il essaie de rendre public ». Ma réponse a été que ce n’était pas une lecture correcte de la situation, dans la mesure où la position du Pakistan concernant l’Ukraine était le résultat d’intenses consultations interagences. Le Pakistan n’a jamais pratiqué la diplomatie sur la place publique. Les remarques que le Premier ministre a formulées au cours d’un rassemblement politique étaient une réaction à la lettre publique des ambassadeurs européens à Islamabad, qui allait à l’encontre de l’étiquette et du protocole diplomatiques. Tout dirigeant politique, que ce soit au Pakistan ou aux États-Unis, serait contraint de donner une réponse publique dans une telle situation.

J’ai demandé à Don si la raison de la forte réaction américaine était l’abstention du Pakistan lors du vote à l’Assemblée générale des Nations unies. Il a répondu catégoriquement par la négative et a déclaré qu’elle était due à la visite du Premier ministre à Moscou. Il a déclaré : « Je pense que si le vote de défiance contre le Premier ministre aboutit, alors tout sera pardonné à Washington parce que la visite en Russie est considérée comme une décision du seul Premier ministre. Dans le cas contraire, nous allons vers des temps difficiles. » Il a fait une pause avant d’ajouter : « Je ne peux pas dire comment cela sera perçu par l’Europe, mais je ne doute pas qu’elle réagira de la même manière », a déclaré Lu, ajoutant que Khan pourrait être « isolé » tant par l’Europe que par les États-Unis ». Don a ajouté un peu plus loin qu’il semblait que la visite du Premier ministre à Moscou ait été planifiée lors des Jeux olympiques de Pékin et que le Premier ministre avait alors tenté de rencontrer Poutine, mais sans succès, et que l’idée de se rendre à Moscou ait alors germé.

J’ai dit à Don qu’il s’agissait d’une perception complètement erronée et mal informée. La visite à Moscou était prévue depuis au moins quelques années et était le résultat d’un processus institutionnel délibératif. J’ai souligné qu’au moment où le Premier ministre s’envolait pour Moscou, l’invasion russe de l’Ukraine n’avait pas commencé et qu’il y avait encore de l’espoir pour une résolution pacifique. J’ai également fait remarquer que les dirigeants des pays européens se rendaient également à Moscou à peu près au même moment. Don a ajouté que « ces visites visaient spécifiquement à trouver une solution à l’impasse ukrainienne, alors que la visite du Premier ministre était motivée par des raisons économiques bilatérales ». J’ai attiré son attention sur le fait que le Premier ministre avait clairement regretté la situation lors de son séjour à Moscou et qu’il avait espéré que la diplomatie fonctionnerait. J’ai souligné que la visite du Premier ministre s’inscrivait dans un contexte purement bilatéral et qu’elle ne devait pas être perçue comme une approbation ou même un soutien en faveur du comportement de la Russie à l’encontre de l’Ukraine. J’ai ajouté que notre position était dictée par notre volonté de maintenir ouverts les canaux de communication avec toutes les parties. Nos déclarations ultérieures aux Nations unies et celles de notre porte-parole en étaient une expression très claire, tout en réaffirmant notre engagement envers le principe de la Charte des Nations unies, le non-recours à la menace ou à l’emploi de la force, la souveraineté et l’intégrité territoriale des États, et le règlement pacifique des différends.

J’ai également dit à Don que le Pakistan s’inquiétait de la façon dont la crise ukrainienne se déroulerait dans le contexte de l’Afghanistan. Nous avons payé un prix très élevé en raison de l’impact à long terme de ce conflit. Notre priorité était bien d’assurer la paix et la stabilité en Afghanistan, et pour ce faire, il était impératif d’établir une coopération et une coordination avec toutes les grandes puissances, y compris la Russie. De ce point de vue également, il était essentiel de maintenir les canaux de communication ouverts. Ce facteur a également dicté notre position sur la crise ukrainienne. Lorsque j’ai évoqué la prochaine réunion de la troïka élargie à Pékin, Don a répondu que des discussions étaient toujours en cours à Washington sur la question de savoir si les États-Unis devaient participer à la réunion de la troïka élargie ou à la toute prochaine réunion d’Antalya sur l’Afghanistan en présence de représentants russes, étant donné que l’objectif des États-Unis était pour l’instant de se concentrer uniquement sur l’Ukraine lors de discussions avec la Russie. J’ai répondu que c’était exactement ce que nous craignions. Nous ne voulions pas que la crise ukrainienne détourne l’attention de l’Afghanistan. Don n’a pas fait de commentaire.

J’ai dit à Don que, tout comme lui, je lui ferais part de notre point de vue de façon très directe. J’ai dit qu’au cours de l’année écoulée, nous avions constamment senti une réticence de la part des dirigeants américains à dialoguer avec les nôtres. Au Pakistan, cette frilosité a donné l’impression que nous étions totalement ignorés, voire considérés comme allant de soi. Nous avons également eu le sentiment que les États-Unis s’attendaient à obtenir le soutien du Pakistan dans toutes les questions importantes pour eux, mais que ce n’était pas réciproque , et nous ne constatons pas beaucoup de soutien de la part des États-Unis sur les questions qui préoccupent le Pakistan, en particulier le Cachemire. J’ai déclaré qu’il était extrêmement important d’avoir des canaux de communication fonctionnels au plus haut niveau afin d’éliminer cette perception. J’ai également déclaré que nous étions surpris, si notre position sur la crise ukrainienne était si importante pour les États-Unis, que ces derniers n’aient pas pris contact avec nous au plus haut niveau avant la visite à Moscou et même alors que le vote des Nations unies était prévu. (Le Département d’État avait soulevé la question au niveau du Chef de mission). Le Pakistan attache de l’importance à la poursuite du dialogue au plus haut niveau et c’est pourquoi le ministre des Affaires étrangères a souhaité s’entretenir avec le secrétaire d’État Blinken afin de lui exposer personnellement la position et le point de vue du Pakistan sur la crise ukrainienne. Cet demande est jusqu’ici restée sans suite. Don a répondu qu’à Washington, on pensait qu’étant donné les troubles politiques actuels au Pakistan, ce n’était pas le bon moment pour ce type de contacts et qu’il fallait attendre que la situation politique se calme au Pakistan.

J’ai de nouveau réitéré notre position qui veut que les pays ne soient pas contraints de choisir un camp dans une situation complexe comme celle de la crise ukrainienne et j’ai insisté sur la nécessité d’avoir des communications bilatérales ouvertes au niveau des dirigeants politiques. Don m’a répondu : « Vous avez exprimé clairement votre position et je la transmettrai à mes dirigeants. »

J’ai également dit à Don que nous avions pu constater que, lors de la récente audition de la sous-commission sénatoriale sur les relations entre les États-Unis et l’Inde, il avait défendu la position de l’Inde sur la crise ukrainienne. Il semblait bien que les États-Unis appliquaient des standards différents qu’il s’agisse de l’Inde ou du Pakistan. Don a répondu que la vive émotion des législateurs américains face à l’abstention de l’Inde au Conseil de sécurité des Nations unies et à l’Assemblée générale des Nations unies s’était clairement exprimée lors de l’audition. J’ai dit qu’il ressortait de l’audition que les États-Unis attendaient plus de l’Inde que du Pakistan, et que pourtant, ils semblaient plus inquiets de la position de ce dernier. Don est resté évasif et a répondu que Washington considérait les relations entre les États-Unis et l’Inde essentiellement au travers du prisme de ce qu’il se passait en Chine. Il a ajouté que même si l’Inde entretenait des relations étroites avec Moscou, « je pense que nous assisterons à un changement de la politique de l’Inde une fois que tous les étudiants indiens auront quitté l’Ukraine. »

J’ai exprimé l’espoir que la question de la visite du Premier ministre en Russie n’aurait pas d’impact sur nos relations bilatérales. Don m’a répondu que « Je suis prêt à affirmer que, de notre point de vue, cela a déjà créé une brèche dans nos relations. Attendons quelques jours pour voir si celle-ci évolue, ce qui signifierait que nous n’aurions pas de désaccord majeur sur cette question et que le problème disparaîtrait très rapidement. Dans le cas contraire, nous devrons aborder cette question de front et décider de la façon de la gérer. »

Nous avons également abordé la question de l’Afghanistan et d’autres sujets relatifs aux relations bilatérales. Cette partie de notre conversation fait l’objet d’une communication séparée.

Évaluation

Don (Donald Lu) n’aurait pas pu adopter une démarche aussi tranchée sans avoir l’approbation expresse de la Maison Blanche, dont il s’est réclamé à maintes reprises. Il est clair que Don a parlé à tort et à travers du processus politique interne du Pakistan. Nous devons y réfléchir sérieusement et envisager de faire une démarche appropriée auprès du Chargé d’affaires par intérim de l’ambassade des États-Unis à Islamabad.

 

 

Source : The Intercept, Ryan Grim, Murtaza Hussain – 09-08-2023

Traduit par Les-Crises

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