Enseignant-chercheur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO / Paris), historien, géopolitiste, Bruno Drweski, revient sur le processus dit de « décommunisation » en cours en Pologne
Une loi votée par les députés polonais en avril 2016, impose aux collectivités locales d’effacer de l’espace public (rues, équipements, etc.) tout référence au « communisme ». Que traduit-elle à vos yeux ? Peut-on parler d’une volonté du gouvernement polonais de revisiter l’histoire dans un sens ultranationaliste et clérical ? S’agit-il de gommer de la mémoire tous les aspects positifs de la République populaire de Pologne (1944 – 1989) ?
Il est clair que la loi qui a été votée veut « terminer » l’œuvre de décommunisation visuelle entreprise dès 1990, mais qui s’était en fait très souvent heurtée à des réticences, et parfois à des résistances, au niveau local. Soit de la part des habitants concernés, soit de la part des pouvoirs locaux, le plus souvent des deux.
Maintenant, les pouvoirs locaux sont sommés de procéder à des changements de noms. Il s’agit de faire disparaître tout vestige non seulement de la Pologne populaire mais aussi, dans bien des cas, des luttes politiques et sociales qui ont marqué la Pologne avant 1944. Pour le pouvoir, c’est aussi un moyen de renforcer son niveau de contrôle sur les autorités locales et de voir celles qui sont les plus rétives à ses ordonnances.
Il s’agit aussi de renforcer l’alliance du pouvoir avec les secteurs les plus traditionalistes du clergé polonais. Et enfin de démontrer en même temps sa fidélité à ses alliés extérieurs occidentaux puisque chaque manifestation d’anticommunisme sonne en Pologne comme un témoignage d’adhésion aux deux alliances occidentales (OTAN et Union européenne (UE)).
Chose qu’on ne perçoit pas toujours dans les sociétés d’Europe occidentale où l’on pense possible de bâtir une Europe sociale, une Europe progressiste, alors qu’à l’Est, l’Europe n’est vue uniquement que comme un élément légitimant la restauration des traditionalismes et des structures sociales strictement hiérarchiques. C’est cette Europe-là que les dirigeants de l’Est apportent à l’Ouest.
A votre connaissance, comment cette loi est-elle perçue par la population polonaise ? Par les habitants des rues concernées ?
Il est évidemment difficile de tenir à jour l’ensemble des réactions des citoyens de tant de communes et de quartiers. On en trouve partout dans le pays, mais on constate d’une façon générale que les Polonais sont réticents à ces changements à la fois pour des raisons affectives (beaucoup de noms qui vont devoir changer sont associés à un passé local perçu comme glorieux) et pour des raisons économiques, car on sait que changer les noms de lieux sont des entreprises coûteuses pour le budget public déjà très maigre. Il y a donc çà et là des manifestations de protestations ou l’émergence de groupes de citoyens tentant de s’opposer à ces décisions, surtout quand elles ont été prises par des notables ignorant visiblement des histoires locales ou même de l’histoire nationale. La liste des changements de noms proposés à la suite de confusions entre différents personnages est longue ; ce qui ne fait que ridiculiser d’autant plus ses promoteurs.
Comme à Sosnowiec (Haute-Silésie) autour d’un projet de débaptisation du rond-point Gierek du nom de l’ancien dirigeant de la Pologne populaire, des oppositions se manifestent donc…
Oui, on trouve ces résistances dans tout le pays, mais en particulier dans la région de Silésie et dans le bassin de Dabrowa. Car dans ces deux régions contigües, le patriotisme local est très fort, soit par régionalisme, côté silésien, soit par conscience historique de classe, côté Dabrowa. De toute façon, ce qui est particulièrement stupide dans beaucoup de ces cas, c’est que même si on change le nom d’une rue, d’une place, d’un parc, ces lieux sont connus pour avoir été construits à l’époque de celui dont on a débaptisé le nom.
Aussi en retirant son nom, on souligne paradoxalement la valeur symbolique du lieu qui, lui, reste visible. Constat encore plus valable quand on parachute à la place un nom sans aucun lien avec le lieu concerné, mais visiblement en odeur de sainteté auprès du gouvernement central. Il y a des communes où l’on tente de donner des noms en liaison avec l’histoire locale mais il y en a d’autres où les pouvoirs se croient obligés de plaire à Varsovie en faisant montre d’une surenchère anticommuniste qui est à la fois triste et comique.
Globalement, les Polonais ont beaucoup d’autres problèmes quotidiens à affronter, cela se rajoute aux agressions qu’ils subissent. Et cause de nouveaux mécontentements et un sentiment d’instabilité généralisé.
Cette loi, sous prétexte de rejet des totalitarismes, met sur un pied d’égalité le « communisme » et le nazisme. Que vous inspire cet amalgame ?
La constitution polonaise prévoit d’interdire les partis politiques « ayant recours aux méthodes fascistes et communistes », donc l’amalgame existe déjà. Il ne fait que se renforcer, sans même parler de logique, car aucun juriste n’a été en état de définir en quoi consisteraient ces « méthodes ». Ce sont ces dernières qui sont en principe visée par la loi, et non pas une idéologie ou une autre, qui reste légale.
Dans une société qui a beaucoup d’autres problèmes à affronter, le pouvoir actuel ne fait donc que poursuivre jusqu’à l’absurde toute la politique symbolique entamée il y a presque trente ans. Une société qui comprend par ailleurs mal la tolérance que ce pouvoir manifeste envers le souvenir des nationalistes ukrainiens radicaux ou plusieurs groupes armés polonais.
Les membres de ces groupes armés de l’immédiat après-guerre ont été baptisés « anticommunistes », alors que la mémoire locale les a surtout retenus comme des bandits locaux et des assassins.
Ce révisionnisme prend-t-il d’autres aspects. Si oui lesquels ?
Il y a déjà eu depuis 1989, la destruction de nombreux monuments consacrés à des personnages polonais, soviétiques ou à l’armée soviétique. Mais nous assistons aujourd’hui à la phase finale si l’on peut dire de ce processus. Pratiquement tous les monuments dédiés à des personnalités progressistes de l’histoire polonaise ou aux soldats soviétiques vont disparaître. Ne resteront que ce à quoi le dogme catholique empêche de s’attaquer : les tombes.
Ainsi, il y a plusieurs centaines de milliers de soldats soviétiques qui sont morts sur le territoire polonais et dont on ne peut effacer le souvenir… A Varsovie, par exemple, il est probable qu’on va détruire l’obélisque consacrée aux soldats soviétiques située sur la voie reliant l’aéroport au centre-ville. Mais les tombes et le parc qui l’entourent resteront comme autant de cris muets protestant contre la violence des éradicateurs sans conscience historique.
Propos recueillis par JACQUES KMIECIAK
Source : Investig’Action
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Source: Investig’Action