Cuba nous est présentée par notre auteur parti là-bas pour allier rencontres et lectures, et essayer de comprendre ce peuple, d’appréhender au mieux la réalité de ce pays. Un pays qui a survécu à 50 ans d’agressions US, dont le futur semble étroitement associé, aujourd’hui, aux autres pays socialistes de cette partie du monde, et qui a noué, en particulier, des liens très forts avec le Vénézuela ces dernières années.
Présentation
Cuba est une île de 100 000 km2 pour 11 millions d’habitants, une ancienne colonie espagnole (pendant 4 siècles, de la fin du XVème à la fin du XIXème) qui passe ensuite sous contrôle US jusqu’en 1902 (officiellement) mais dont l’emprise ne cessera qu’avec la révolution qui donne le pouvoir aux castristes en janvier 1959.
Cuba possède des ressources naturelles très limitées : sucre (dont les cours repartent à la hausse mais dont la production a chuté), nickel (dont les cours se sont effondrés ces dernières années), et un potentiel pétrolifère découvert récemment qui demanderait des capitaux astronomiques (pour un pays comme Cuba) pour son exploitation intensive.
Cuba est le seul pays de la zone Amériques/Caraïbes à être socialiste à la fin des années 70, tel un petit village résistant à l’envahisseur, alors que l’ensemble des autres pays de la zone est passé sous dictatures militaires de droite mises au pouvoir avec l’aide (au moins financière) des Etats-Unis (le dernier à tomber est l’Argentine en 1976).
Aujourd’hui, une vague socialiste a envahi l’Amérique du sud, pour laquelle Cuba a largement servi de source d’inspiration et de mentor. Ces pays se sont regroupés au sein de l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques) fondée par Fidel Castro et Hugo Chavez.
Cuba est loin d’être isolée désormais, même si l’embargo US sévit toujours.
Un peu d’histoire
La Révolution
Santa Clara tombe le 1er janvier 1959. Le même jour, une grève générale éclate dans tout le pays, et Fulgencio Batista s’enfuit précipitamment de la Havane pour se refugier à Saint Domingue.
Fidel Castro et les troupes révolutionnaires entrent à la Havane le 2 janvier et prennent le pouvoir : c’est le triomphe.
Pourquoi le peuple est-il si heureux de se débarrasser de Batista ?
Simplement parce que la cupidité de Batista, marionnette des Etats-Unis, n’avait d’égal que son mépris pour le petit peuple.
Entre ses mains, Cuba s’était transformée, en quelques années, en le « bordel des Etats-Unis », selon l’expression consacrée du politologue Karl Meyer, soit une île où la mafia régnait en maître avec son lot de casinos, drogues, prostitutions, armes, blanchiment d’argent, et où la corruption était totale.
Les 95% de la population étaient complètement exclus de cet enrichissement illicite, et vivaient au bord de la famine.
Une révolte d’ampleur était prévisible, mais toute manifestation était réprimée dans le sang par la dictature de Batista, surarmée par les US, qui se sentait toute-puissante.
Au final, débarquent du Granma un beau matin de 1956, Fidel, Che Guevara et leurs compagnons: la révolution peut commencer.
Premières décisions
A la victoire, une vaste campagne d’arrestation et de jugement des criminels de guerre et des traîtres de la cause révolutionnaire est lancée afin de « nettoyer » le pays et partir sur des bases saines. N’oublions pas que le régime de Batista est responsable de l’assassinat de 20 000 personnes.
Che Guevara dirige les tribunaux militaires en tant que « procureur suprême ». Il est également un fervent partisan de l’interdiction de tout media qui tiendrait des propos critiques envers la révolution, la liberté de la presse ayant été une des causes majeures du renversement d’Arbenz au Guatemala selon lui (en 1954).
Ainsi se met en place immédiatement après la révolution, une politique de sécurisation de la révolution et de répression, dont l’intensité variera selon les périodes mais dont l’existence ne sera jamais remise en question.
La réforme agraire et les nationalisations
Comme indiqué dans le programme de la Moncada (contenu dans le plaidoyer de Fidel Castro lors de son procès en 1953), « le cinquième seulement des terres arables est aux mains des petits propriétaires alors que les quatre cinquièmes appartiennent à de gros propriétaires qui ne les travaillent pas ».
Les conditions de vie de la petite paysannerie cubaine sont, de fait, misérables.
Fidel promulgue une réforme agraire qui permet une première redistribution de la terre, et exproprie les gros propriétaires et multinationales au profit de l’Etat.
La petite paysannerie se voit donner les terres qu‘elle cultivait jusqu’alors en échange d’une rente foncière.
Une classe de petits producteurs indépendants, propriétaires de leurs parcelles, se constitue alors.
Par ailleurs, Cuba renoue ses relations diplomatiques avec l’URSS en 1960 et décide, pour des raisons économiques, d’importer massivement le pétrole brut russe.
Les 3 raffineries de pétrole à Cuba, détenues par des majors américaines et anglaises (Texaco, Shell et Standard Oil), se refusent à raffiner le pétrole russe. Fidel prend la décision de procéder à leur nationalisation.
En mesure de rétorsion, les Etats-Unis diminuent drastiquement, de 700 000 tonnes, le quota de sucre cubain exporté aux US.
Cuba réplique en décidant la nationalisation des raffineries et des centrales sucrières, et prend également le contrôle des compagnies de téléphone et d’électricité.
Les relations entre les deux pays deviennent alors exécrables. Apres avoir cessé toute importation de sucre, les Etats-Unis décrètent un embargo total contre Cuba, et mettent fin à leurs relations diplomatiques en janvier 1961.
Les conséquences politiques, économiques et sociales de cette histoire
A l’opposé de ce qu’on pourrait croire, la révolution ne porte pas au pouvoir un gouvernement marxiste-léniniste. Au contraire.
Un gouvernement conservateur après la victoire
Au lendemain de la révolution est constitué un gouvernement majoritairement conservateur, à l’image de son premier ministre.
En outre, son président, Manuel Urrutia, est un anti-communiste convaincu.
Fidel, qui refuse de rentrer au gouvernement, de prime abord, tire bien évidemment les ficelles de par son immense popularité et prestige.
On peut légitimement penser que ce gouvernement a été mis en place pour rassurer et ménager la susceptibilité de l’ogre US.
Surtout ne pas s’attirer les foudres du voisin tout-puissant qui a lâché Batista au cours de la révolution, alors que le pays a besoin de se relever après une période de guerre, de guérilla, de plus de deux ans.
Les Etats-Unis sont, d’ailleurs, un des premiers pays à reconnaître diplomatiquement le nouveau gouvernement.
Les mesures sociales et économiques « révolutionnaires »
Premières mesures
Pour améliorer les conditions de vie de son peuple, Fidel Castro, devenu premier ministre, engage des réformes sociales qui ont pour but la progression du niveau de vie et l’égalité entre les différentes couches sociales.
Parmi ces mesures, on peut citer l’instauration du salaire minimum, la baisse des loyers et des tarifs d’électricité, l’accession pour tous aux lieux publics tels que les plages.
Elles se font sous le signe de l’urgence : urgence de récompenser le peuple cubain pour son engagement pendant la révolution ; urgence de mettre en place un système plus égalitaire et mettre fin aux extrêmes disparités qui existaient sous Batista.
Ces mesures ne plaisent pas au gouvernement conservateur (ni aux observateurs US), et les tensions et frictions se multiplient entre Fidel Castro et les élus conservateurs, dont le Président.
Mais elles sont populaires, à juste titre, et renforcent l’amour et la reconnaissance du peuple pour Fidel.
La réforme agraire
La célérité de l’instauration de la réforme agraire en 1959 répond à un seul objectif : soulager la misère des petits paysans. Elle n’est donc pas inspirée par une quelconque idéologie.
Elle donne un statut de producteurs indépendants aux paysans qui deviennent propriétaires de leurs parcelles.
Les gros propriétaires ou multinationales US se voient proposer le rachat de la partie non travaillée de leurs terres à la valeur qu’ils ont déclarée pour le paiement de l’impôt. Leur refus entraîne l’expropriation de ces terres qui passent sous contrôle de l’état.
C’est donc l’intransigeance des intérêts économiques puissants (US) qui est à l’origine de la mesure extrême d’expropriation et de constitution des fermes d’état.
Le bras de fer, bien inégal, entre Cuba et les Etats-Unis est engagé.
Washington comprend que, malgré les bonnes intentions officielles, Cuba mène des réformes contraires à ses intérêts et que Fidel Castro est un animal politique redoutable.
Les nationalisations
La restauration des liens avec l’URSS en 1960, un an après la révolution, permet l’importation du pétrole russe, moins cher et payable en devise nationale.
Cuba décide donc de privilégier le pétrole russe au détriment du pétrole US afin de baisser le coût de sa dépendance énergétique.
C’est, une nouvelle fois, une raison purement économique, et non idéologique, qui met le feu aux poudres et entraîne la nationalisation des raffineries de pétrole, puis de sucre.
Chaque fois qu’une décision à caractère sociale ou économique est prise pour aider le peuple, le gouvernement cubain se retrouve confronté à la classe dominante et aux intérêts capitalistes nord-américains.
Or le gouvernement souhaite améliorer le sort de son peuple et le sortir de la misère.
L’engrenage est donc enclenché, plus rien ne peut empêcher l’aggravation de la fracture entre le gouvernement et les intérêts de la bourgeoisie, entre Cuba et les Etats-Unis.
La dépendance économique et militaire de Cuba envers l’URSS
En pleine période de guerre froide, les Etats-Unis déchaînent les hostilités à l’égard de Cuba, établissent un embargo total, et contraignent les autres nations du bloc occidental à agir de même.
L’échec et l’humiliation de la tentative d’invasion de la baie des Cochons (avril 1961) accroissent encore la fureur des USA, et renforcent les mesures de rétorsion prises pour étrangler Cuba.
Washington fait également pression sur les pays de l’OEA (l’Organisation de Etats américains) qui condamnent et excluent le gouvernement cubain de l’organisation en 1962.
Cuba se retrouve ainsi isolée et n’a plus d’autre choix que de se tourner complètement vers l’URSS.
Elle tombe alors dans les griffes de l’ours russe (on parle de « l’accolade de l’ours »), accolade étouffante qui lui fait adopter le modèle marxiste-léniniste afin de pouvoir bénéficier de toute l’aide dont elle a besoin.
Cuba exporte de grandes quantités de sucre et de nickel et reçoit de l’URSS, puis des pays du CAEM (Conseil d’aide économique mutuelle) auquel elle adhère en 1972, l’ensemble des biens qui lui font tant défaut : pétrole, biens alimentaires, équipement industriel, armement, etc…
Le modèle marxiste-léniniste
Comme on l’a vu, son adoption a été progressive et peut être considérée comme une conséquence logique de l’enchainement des évènements.
N’oublions pas qu’à la victoire de la révolution, l’URSS voit d’un oeil plus que sceptique la bande de barbus dirigée par Fidel Castro prendre le pouvoir.
En effet, Fidel n’a jamais fait d’appel du pied aux Russes pendant la révolution. Au contraire, il s’est plutôt consacré à essayer de retourner l’opinion américaine en sa faveur, avec, par exemple, l’interview accordée au New York Times en février 1957, qui a eu l’effet escompté.
Enfin, le parti communiste de Cuba ne naît qu’en 1962 (sous l’appellation initiale PURSC).
Il existe des communistes quand la révolution éclate, mais ce n’est pas leur parti qui la mène, et ce ne sont pas eux qui deviendront les futurs cadre du PCC, fait unique à la révolution cubaine.
En 1959, rien ne prédisposait donc Cuba à rejoindre la galaxie soviétique.
La dépendance au coeur du système
L’accolade de l’ours est une image explicite. Lorsqu’on s’allie avec une superpuissance, on accepte les termes qu’elle propose.
Si les accords d’échanges et d’aide financière semblent très positifs pour Cuba, ils consacrent le statut de Cuba en tant qu’économie peu diversifiée. En particulier, la monoculture du sucre est actée, et Cuba doit se contenter d’une industrie d’exploitation des gisements de nickel et de raffinage du pétrole russe.
En effet, l’URSS pousse les pays satellites à exploiter les ressources qui lui font défaut, au détriment de leur propre auto-autosuffisance et de la diversification de leur agriculture et de leur industrie.
Le gouvernement cubain s’est laissé enfermer dans ce modèle économique, convaincu de son bien-fondé, et, bien sûr, de la pérennité de l’URSS.
Il y est d’autant plus incité qu’il reçoit une aide financière directe de plusieurs milliards de dollars par an.
L’Etat omniprésent
Le modèle marxiste est basé sur la détention par l’Etat de l’ensemble des moyens de production.
L’Etat devient naturellement l’employeur principal de la population active.
Ainsi, à Cuba, 90% des travailleurs appartenaient au secteur public dans les années 1970.
Contrôler les forces vives d’une nation suppose être en mesure de les structurer, de définir les orientations et les objectifs à atteindre : c’est la planification, établie en 1962.
Elle nécessite la mise en place d’une puissante administration, d’une vaste bureaucratie, alourdie encore par les différents organes du parti communiste et de ses multiples antennes locales.
L’Etat providence
Dès le début de la prise de pouvoir des castristes, l’accent est mis sur le peuple et ses conditions de vie.
En 1961, est lancée une vaste campagne pour éradiquer l’analphabétisation qui touchait 45% de la population à l’époque de Batista.
Parallèlement, l’effort est engagé pour multiplier hôpitaux et cabinets médicaux dans tout le pays, y compris en zone rurale.
En outre, chacun se voit remettre, en 1962, une carte d’alimentation (ou libreta) qui permet de pouvoir disposer de produits de première nécessite (panier de la ménagère).
Enfin, tous les Cubains se voient accorder le privilège d’un accès gratuit à l’éducation, aux soins, et aux activités sportives et culturelles.
Conséquences de ce modèle
Le coût de l’Etat providence et de son omniprésence dans l’économie est très élevé.
Les moyens financiers consacrés à la pérennité de ce système sont colossaux pour un pays tel que Cuba et reposent, pour partie, sur l’aide financière apportée par l’URSS.
Il faut donc que l’ensemble des rouages du système fonctionnent correctement, voire efficacement, pour que les mécanismes économiques et sociaux, qui en dépendent, puissent s’appliquer et se dérouler convenablement.
Quel était un des piliers essentiels du modèle socialiste cubain ?
Ses relations économiques et financières avec le bloc soviétique.
Or, celui-ci s’effondre fin des années 1980. Pour Cuba, c’est une catastrophe.
« Ajustements » du modèle économique : signe d’échec ?
Mikhail Gorbatchev prend le pouvoir en URSS en 1985.
En 1986, lors d’un déplacement à Cuba, il fait entendre à Fidel Castro que la Russie ne peut continuer à maintenir ses accords avec Cuba selon les mêmes termes d’échanges.
Fidel en tire les conséquences, et initie une phase de transition : c’est la Rectification.
La Rectification
L’économie cubaine ne croît pas de manière satisfaisante.
Au contraire, l’autosuffisance alimentaire, déjà faible historiquement, se dégrade (80% des biens alimentaires sont importés), et dépend d’aléas climatiques non maîtrisés.
De plus, l’URSS de Mikhail Gorbatchev souhaite revoir en profondeur les accords mis en place avec Cuba.
Fidel Castro décide alors d’engager des changements censés lutter contre les méthodes ou les habitudes de travail apparues avec la mise en place du modèle économique d’inspiration soviétique.
En particulier, il souhaite que les travailleurs oublient l’inertie et le manque de motivation inhérents à la bureaucratie, se focalisent moins sur la hiérarchisation des tâches et des fonctions, et reprennent goût au travail bien fait.
Si les changements effectués sont de portée restreinte, l’impact idéologique du discours tenu est fort.
Il signifie que le modèle soviétique n’est pas adapté, tel quel, au peuple cubain, et qu’au contraire, les idées de Che Guevara telles le travail volontaire ou sa denonciation d’un « ordre mécanique et bureaucratique » sont celles qui peuvent permettre à Cuba de se développer harmonieusement.
La période de la Rectification permettra une prise de conscience des Cubains sur les limites voire faiblesses du système soviétique, et verra leur leader spirituel prendre distance, du moins idéologiquement, avec son allié encore tout-puissant.
La Période Spéciale
En 1989, c’est le drame pour Cuba. L’Empire soviétique se disloque avec la chute du mur de Berlin et la proclamation d’indépendance de la Hongrie. En 1991, le CAEM et le Pacte de Varsovie disparaissent, et l’URSS implose pour donner naissance à la CEI (la Communauté des Etats indépendants).
Les accords avec l’ex-URSS sont naturellement caducs, Cuba doit désormais compter sur elle-même pour assurer son développement.
Or Cuba n’est pas le Vénézuela, et ne dispose pas de richesses naturelles qui lui permettent des rentrées de devises importantes, du moins suffisantes pour financer son modèle égalitaire.
De plus, son alliance avec le bloc soviétique l’a rendu entièrement dépendante des échanges avec le CAEM (85% de ses échanges extérieurs) pour des biens aussi cruciaux que les biens alimentaires, d’équipement industriel, et, bien sûr, le pétrole.
Fidel Castro décrète « La Période Spéciale en temps de paix » et engage une révision de la Constitution qui donne plus de pouvoir (électoral) au peuple. Désormais, les membres du Parlement et des conseils provinciaux sont élus au suffrage universel direct.
La conjoncture économique est catastrophique (baisse de 35% de PIB et de 50% du pouvoir d’achat), et Fidel entend faire comprendre à son peuple que les mesures économiques à engager pour améliorer la situation seront débattues et décidées directement avec lui.
Des dizaines de milliers de sessions ont lieu dans les parlements ouvriers, et les réformes majeures suivantes sont votées : légalisation du dollar, ouverture des magasins vendant en dollars, incitations au développement des investissements étrangers, réforme de la politique agraire (fin des fermes d’état et création de coopératives autonomes de taille moyenne – les UBPC), nouveaux marchés d’approvisionnement en produits agricoles ouverts pour les particuliers (marchés « agropecuarios ») pour tenter de faire baisser les prix, ouverture au tourisme de masse, et autorisation de recevoir des devises en provenance de l’étranger (remesas).
Ces réformes n’ont pas que des impacts positifs.
Par exemple, la légalisation du dollar a permis d’augmenter les entrées en devises, mais a fait s’envoler les disparités entre salaires réels du fait de l’effondrement du cours du peso.
Les travailleurs rémunérés en peso voit leur pouvoir d’achat s’effondrer, du moins pour les produits vendus en dollars, avec un cours du dollar qui passe de 7 à 150 pesos !
Cela nuit gravement à l’un des piliers du socialisme, l’égalité des travailleurs, donc à la cohésion de la société.
« Le loup capitaliste est entré dans la bergerie du socialisme », par la petite porte, soit, mais il est entré quand même.
Cuba est dans une telle impasse économique dans les années 1990 que beaucoup pensent que le régime ne tiendra pas.
La pénurie est telle, que les mots « no hay » (il n’y en a pas), sont les plus prononcés quotidiennement.
Les ennemis de la révolution, Etats-Unis en tête, multiplient les opérations de déstabilisation.
Des émeutes éclatent à la Havane en 1994 mais prennent fin dès l’arrivée des contre-manifestants avec Fidel Castro à leur tête.
Cuba saura résister et son économie commence à se redresser milieu/fin des années 1990.
Mais la Période Spéciale est maintenue. Les réformes du système continuent.
Au début des années 2000, la dollarisation de l’économie devient un fléau et les effets pervers se multiplient : accroissement des inégalités entre travailleurs, démotivation des salariés du secteur public, instabilité, incitation au vol et au marché noir …
Pour remédier à cette situation, Fidel Castro décide l’interdiction de la circulation du dollar fin 2004.
Le CUC (peso convertible) devient une monnaie officielle, est réévalué pour retourner à parité avec le dollar (comme à son introduction en 1994), et une taxe de 10% est appliquée sur le change avec le dollar.
Parallèlement, la libreta est étendue à de nouveaux produits (elle s’était drastiquement amoindrie dans les années 1990), et le salaires du secteur public sont revalorisés.
Un effort important est donc consenti par les autorités pour essayer de lutter contre les inégalités flagrantes apparues avec l’ouverture de Cuba au dollar et au tourisme de masse.
Auparavant, Fidel Castro s’était emparé du cas Elian (enfant enlevé par sa mère qui s’enfuit aux Etats-Unis), pour lancer la « Batalla de ideas » (bataille d’idées) et raviver la fibre patriotique et révolutionnaire de son peuple.
Des vagues de manifestations et de rassemblements ont lieu dans tout le pays, durant des mois, pour réclamer le retour de l’enfant « balsero » (qui se réfère à tous ces bateaux détournés par les Cubains pour émigrer illégalement aux USA), et plusieurs centaines de programmes sont dispensés avec pour objectifs de rassembler le peuple, éteindre les tensions sociales, combattre la corruption et canaliser la rancoeur ou le mécontentement des Cubains vers les Etats-Unis, l’ennemi permanent que Fidel fustige dans tous ses discours.
Les réformes sous la présidence de Raul Castro
La Période Spéciale est toujours en vigueur.
Fidel Castro, touché par la maladie, cède le pouvoir à son frère en 2006.
Raul Castro est élu début 2008 président du Conseil d’Etat et du Conseil des ministres.
Il semble faire preuve, depuis sa prise du pouvoir, d’une ouverture plus grande aux principes du capitalisme que son frère, qu’il justifie par les mauvais résultats économiques de son pays, particulièrement dans le secteur de l’agriculture.
Par la voix de la CTC (Centrale de travailleurs de Cuba), il déclare : « Notre Etat ne peut pas et ne doit pas continuer à entretenir des entreprises et des services dont les effectifs sont en surnombre et où les pertes sont contre-productives. »
De fait, la réalité semble lui donner raison. Cette phrase, caractéristique des salariés du secteur public, « Je fais semblant de travailler, l’Etat fait semblant de me payer », hautement ironique, paraît cependant idoine dans bien des cas.
En outre, le vol de marchandises d’état qui alimentent le marché noir et la corruption semblent être des fléaux généralisés, dus aux conditions de vie difficiles, et aux (nouvelles) aspirations matérielles des Cubains.
L’expression « Hay que resolver », qu’on pourrait traduire par « il faut se débrouiller », justifie, aux yeux de nombreux Cubains, les malversations, les vols ou la corruption qui sévissent dans le pays.
Certains parlent même d’un « embargo intérieur », image qui signifie que ces fléaux, internes au pays, sont au moins aussi néfastes que l’embargo US.
Il est loin le temps, dans les mentalités, où Fidel pouvait déclarer dans un discours axé sur la lutte contre la corruption : « Ce sont les valeurs qui font la vraie qualité de vie, bien plus que les aliments, un toit au-dessus de sa tête et des vêtements ».
Le constat est sans appel. L’Etat, pour continuer à fonctionner doit dégraisser ses effectifs. Il n’a simplement plus les moyens, vu le manque de productivité du secteur public, de financer les salaires de 5 millions de Cubains.
Divers processus de consultation de la population sont lancés, peu après l’arrivée au pouvoir de Raul Castro en 2007, puis de nouveau en 2009, et un ensemble de réformes sont progressivement promulguées.
Extension de la réforme agraire
La mauvaise santé de l’agriculture justifie, aux yeux du gouvernement cubain, un effort accru de décentralisation de la production et de la commercialisation des produits agricoles.
Plus d’un millions d’hectares sont remis en usufruit aux petits producteurs (sans terre ou propriétaires de petites parcelles) qui peuvent vendre directement aux particuliers ou aux restaurants, sans passer par les circuits de distribution officiels.
Renforcement du statut d’auto-entrepreneur
Au début de la Période Spéciale, 170 000 licences individuelles avaient été concédées sur 124 métiers.
Ce sont désormais 250 000 licences individuelles de plus qui sont accordées, sur un éventail de métiers élargi à 181.
En outre, la libéralisation du crédit envers les auto-entrepreneurs est décidée fin 2011, afin de lutter contre le manque de liquidités du pays.
Par ailleurs, pour améliorer la rentabilité donc la viabilité des petites entreprises, l’état cubain autorise pour la première fois, début mars 2013, la création d’un marché de gros pour le secteur privé.
Ceci, afin d’encourager le travail indépendant qui concerne 400 000 personnes désormais. Acheter des marchandises au prix de gros va naturellement permettre d’accroître les marges et donner un peu d’air aux auto-entrepreneurs.
Dernier point majeur, ces micro-entreprises peuvent embaucher, et, en échange, verser à l’Etat des cotisations sociales.
Réduction des effectifs du secteur public
Le gouvernement cubain a annoncé fin 2010 un plan de rationalisation de l’administration : suppression de 500 000 postes avant la mi-2011, et poursuite ultérieure de cette politique de réduction des effectifs jusqu’à l’objectif de plus d’un million de suppressions d’emplois.
De plus, le gouvernement met fin à l’aide illimitée dans le temps aux personnes licenciées à la recherche d’un emploi, le secteur privé et les licences individuelles accordées étant en mesure, selon les autorités, d’absorber facilement ces nouveaux chômeurs.
De fait, face à l’inquiétude et au mécontentement de la population, les objectifs ont été revus en baisse et les échéances différées.
Il n’empêche que le message est très clair : L’Etat ne peut plus embaucher ou prendre en charge la majeure partie de la population, comme par le passé.
La CTC a émis des communiqués très explicites qui évoquent la nécessité de réduire le rôle d’assistance de l’Etat responsable de l’ « attentisme contre-productif » d’une partie de la population.
Abolition de l’égalité des salaires
L’Etat considère que l’égalité des salaires est néfaste à la motivation des travailleurs : les salariés du secteur public seront désormais rémunérés en fonction de la qualité de leur travail, et se verront attribuer des primes liées à leurs résultats.
C’est une notion libérale qui est introduite par cette mesure.
On est très loin de l’éthique du travail volontaire et de l’effort individuel au service de la collectivité prônés par Che Guevara.
Levée de l’interdiction de commercialisation des biens immobiliers et des voitures
Pendant plus de 50 ans a été prohibé le commerce des bien immobiliers et des voitures.
Les Cubains qui souhaitaient changer de lieu d’habitation étaient tenu de permuter de logement avec une autre famille, processus complexe qui avait donné naissance à un secteur d’economie souterraine actif.
Les Cubains ont désormais le droit de vendre et d’acheter des biens immobiliers, même si le métier d’agent immobilier reste interdit.
Ce nouveau marché connaît des restrictions censées éviter la spéculation :
Un particulier ne peut être propriétaire, au plus, que d’un logement principal et une résidence secondaire.
Tout logement devra être déclaré au registre de la propriété et son propriétaire identifié.
Par ailleurs, une taxe de 4% du prix du logement payable à l’Etat devra être acquittée par le vendeur à la conclusion de la transaction.
Réforme du régime fiscal
Le nouveau régime fiscal, mis en place progressivement, a pour but de s’adapter aux évolutions économiques en cours, et s’ajuster à la nouvelle situation des travailleurs.
Par exemple, les personnes qui louent des chambres d’hôte (« Arrendadores »), au lieu de payer un impôt de 150 CUC par chambre par mois, quel que soit le taux d’occupation de la chambre, sont désormais tenues de payer 35 CUC et 10% des recettes perçues.
De l’avis de tous les Arrendadores, ce changement fiscal est positif et adapté à leur métier.
Autre exemple, le calcul de l’impôt sur le revenu a été modifié, et de nouvelles tranches (impôt progressif) ont été définies.
Limitation des mandats
Les mesures prises ne sont pas seulement économiques.
Un véritable bouleversement a lieu avec la décision de limiter la durée des « mandats politiques fondamentaux » à un maximum de 2 périodes consécutives de 5 ans.
C'en est fini de la famille Castro qui tient les rênes du pouvoir depuis plus de 50 ans.
De fait, si Fidel Castro a été le leader, « el Líder Máximo », pendant près d’un demi-siècle, son frère Raul aura respecté lui-même les termes de cette réforme d’envergure, puisqu’il a assuré qu’il quittera le pouvoir à la fin de son deuxième mandat en 2018.
Les détracteurs diront que Raul aura 87 ans en 2018, et que cette réforme a donc peu d’impact réel pour lui.
Il n’empêche qu’il l’a menée à bien, et que c’est véritablement une avancée démocratique historique.
Ouverture des frontières
Le 14 janvier 2013 est un jour historique pour tous les Cubains désireux de voyager : la plupart des documents administratifs obligatoires dont l’autorisation spéciale de sortie, « la carte blanche », coûteuse et ardue à obtenir, sont supprimés.
Désormais, seul le passeport en règle et le visa du pays de destination sont nécessaires.
En outre, l’autorisation de séjour passe de 11 mois non renouvelables, à 24 mois renouvelables.
Autant dire que le changement est majeur.
A Cuba, une expression courante « beber la coca-cola del olvido » exprime le sentiment de nombreux Cubains qui n’ont plus aucune nouvelle de proches, famille ou amis, qui se sont exilés, à Miami le plus souvent.
Cette ouverture va-t-elle accroitre cette situation, ou, au contraire, normaliser le fait de voyager à l’étranger ?
Sous Raul Castro, le système économique cubain voit le rythme des réformes s’accélérer, même si leur application peut être stoppée ou différée.
Au contraire des discours de Fidel Castro qui restaient très marxistes et empreints des idées de Che Guevara, Raul Castro ne s’embarrasse pas pour promouvoir la mise en place de mécanismes capitalistes lorsqu’ils sont jugés productifs.
De même, il n’hésite pas à critiquer le système d’Etat providence qu’il considère inadapté dans certains de ses aspects.
Par exemple, pour la première fois, l’existence de la libreta a été remise en question alors qu’elle est un des éléments essentiels de la société égalitaire chère aux marxistes.
Certains pensent (ou espèrent) que le régime est proche de sa fin. Les réformes, aussi bien économiques que politiques, pourraient bien sonner le glas d’un régime, qui malgré la faiblesse des ressources naturelles de son pays et le poids écrasant d’un embargo asphyxiant son économie, avait à son actif des réussites, sinon exceptionnelles, du moins irréfutables (santé, éducation).
Rappelons que Fidel Castro fut le premier chef d'État à recevoir la médaille de la Santé pour tous, médaille décernée par l’OMS.
Les idéaux révolutionnaires : qu’en reste-il aujourd’hui ?
Le culte de la Révolution
Les leaders cubains ont toujours porté haut les couleurs des valeurs et principes de la révolution, même si leurs discours, aujourd’hui, sont très nuancés et teintés de « pragmatisme économique ».
Sur le journal du PCC, Granma, en dessous de la date du jour, est mentionnée l’année en cours avec la révolution cubaine comme origine. Ainsi 2013 est-elle la 55eme année, tel un rappel constant de la lutte exceptionnelle remportée par le peuple cubain.
Une majorité des articles du quotidien rappelle et magnifie la victoire éclatante de la révolution, le prix et les sacrifices consentis pour la liberté, ainsi que la résistance du pays contre l’agression permanente des Etats-Unis, la superpuissance à moins de 200 kms des côtes cubaines.
Sur les murs des maisons ou les panneaux d’affichage s’égrènent les messages révolutionnaires écrits par Jose Marti, Fidel ou Raul Castro, et, toute personne qui voyage à Cuba est frappée par leur omniprésence.
Bien évidemment, le but poursuivi est de raviver de manière constante la fibre patriotique et révolutionnaire du peuple cubain, tel un relai du travail de conditionnement mené en premier lieu par le système éducatif.
Que cela soit légitime, nécessaire et indispensable pour être en mesure de supporter des conditions de vie loin d’être aisées, situation largement due a l’embargo US, condamné d’ailleurs à de multiples reprises par l’ONU, chacun est libre de se faire sa propre opinion.
Le ressenti du peuple
Pour se faire une idée un peu précise, une seule possibilité : se rendre sur place, et rencontrer, communiquer, échanger, débattre voire provoquer pour essayer d’aller au fond des choses.
Ceux qui pourraient penser que le peuple n’ose pas parler librement et exprimer ses opinions sont dans l’erreur. Ce n’est pas (plus) le cas aujourd’hui.
Il n’existe pas une police de la pensée, un Big Brother, à Cuba.
Personne ne s’est gêné, le cas échéant, pour me faire une critique acerbe du système, que ce soit chez lui, ou dans un lieu public, restaurant ou café.
La répression existe mais s’exerce sur les opposants au régime qui souhaitent s’organiser, manifester, ou publier des écrits contraires aux idées et principes de la révolution.
Ne dédouanons pas les actions menées par le gouvernement cubain contre ses opposants, mais n’exagérons pas non plus l’étendue de cette répression.
L’impression générale qui découle de ces multiples rencontres et entretiens est claire : la situation est très hétéroclite.
Il existe des clivages nets dans la société cubaine, selon la classe d’âge et la catégorie socio-professionnelle principalement.
Pour commencer, le bloc le plus homogène, les personnes de plus de 60 ans.
Ils ont vécu, enfants, la révolution, et s’en souviennent parfaitement. Ils sont derrière le régime, défendent ses résultats, soulignent les difficultés rencontrées, et ont une certaine admiration et reconnaissance envers Fidel Castro.
Ils regrettent la perte d’enthousiasme de leurs compatriotes plus jeunes sur les apports de la révolution et le bien fondé du socialisme.
Ils m’ont déclaré avoir peut-être fait des erreurs dans l’éducation de leurs enfants en leur donnant un maximum de confort matériel (alors qu’eux avaient vécu une enfance souvent misérable), et que la crise des années 1990 avaient provoqué un choc et un ressentiment d’autant plus important pour cette génération accoutumée à une certaine aisance.
C’est, selon moi, un élément d’explication intéressant pour comprendre l’état d’esprit des Cubains aujourd’hui.
La tranche d’âge de 30-50 ans est plus divisée.
Le paradoxe, c’est que ce sont les personnes vivant dans le plus de confort (par exemple, les arrendadores ou loueurs de chambres d’hôte) qui critiquent le plus le système. Généralement, ils se sentent lésés de devoir payer autant d’impôts et de ne pouvoir économiser ou dépenser plus. Leur leitmotiv porte sur les voitures. Ils ne peuvent accepter de ne pas posséder, comme les Cubains de Miami, une belle voiture neuve, et jettent un regard de mépris sur les vieilles guimbardes Lada ou Chevrolet, rafistolées de toutes parts, qui roulent tant bien que mal dans leur pays. Ils déclarent, sur un ton révolté : « ces vieilles voitures de plus de 30 ans et 300 000 kms valent 10 000 CUC ici ».
L’explication est pourtant triviale : industrie automobile inexistante à Cuba, et embargo. Cela fait que les importations de véhicules neufs valent très chères en devise à Cuba et que leur nombre est naturellement restreint.
Pour les personnes aux revenus plus modestes, on ressent moins d’amertume ou de rejet, beaucoup plus de lassitude. Ils se sont habitués à mener une existence dénuée de confort matériel, et si la flamme socialiste brûle encore en eux, il faut, pour la raviver, les « mettre en condition » et parler avec emphase de la Révolution, du socialisme et de la résistance du peuple cubain face à leur voisin tout puissant.
L’opinion des jeunes est complexe et hétérogène.
Une partie de la jeunesse reconnaît les difficultés existantes, mais n’en loue pas moins les valeurs du socialisme, et affirme leur foi en la révolution.
Ils ont confiance en leur pays et en la capacité de leurs dirigeants, sont motivés dans leurs études ou leur travail, et essayent de ne pas prêter trop attention aux maigres salaires en vigueur. Ils ont en tête, d’ailleurs, la possibilité de partir en mission à l’étranger (docteurs, professeurs) et gagner plus s’ils le souhaitent.
Cependant, il me semble que la majeure partie des jeunes porte un regard très critique voire méprisant sur les valeurs de la révolution.
Une frange de la jeunesse a pour modèle le style de vie de Miami : épaisse chaîne en or autour du cou, grosses lunettes de soleil, vêtements moulants qui mettent en valeur leurs corps travaillés en salle de musculation.
Ceux-là crachent ouvertement sur le régime en place, refusent d’étudier et gagnent leur vie par de menus trafics ou services en tout genre avec les touristes.
Cette tendance fait beaucoup d’émules actuellement de par le mode de vie « rebelle » que ces jeunes incarnent et l’argent qu’ils gagnent (facilement plusieurs fois supérieurs au salaire moyen).
C’est réellement assez surprenant de les voir déambuler dans les quartiers touristiques avec leurs boîtes de faux cigares, fausses lunettes et autres contrefaçons, et racoler tous les touristes qu’ils rencontrent sur leur passage.
Leur état d’esprit de ras-le-bol de la frugalité ambiante et des sacrifices peut se comprendre, mais, pour ceux qui ont à coeur les valeurs portées par la révolution, les principes moraux énoncés par Che Guevara, le choc peut être rude.
La dernière catégorie, que je pense majoritaire, réunit les jeunes qui croient en les vertus du socialisme, qui comprennent l’importance de la résistance contre les US, mais qui voient d’un oeil désabusé les possibilités qui s’offrent à eux. Ils me semblent comme résignés, et étudient ou travaillent de manière démotivée voire apathique.
Par ailleurs, il m’a souvent été mentionné la propension du Cubain à se plaindre alors qu’au fond de lui, il sait la chance qu’il a de ne pas être un peuple exploité par une puissance (neo) coloniale.
Beaucoup m’ont déclaré que ceux-là même qui crachent sur le régime aujourd’hui seraient les premiers à prendre les armes s’il le fallait.
Quand j’entendais ce quadragénaire se plaindre de sacrifier sa vie et sa maison à louer une chambre d’hôte, alors qu’il passe son temps devant sa télévision à regarder du baseball, boire des bières, et manger les bons petits plats de sa femme, j’ai eu une forte envie de m’esclaffer et n’ai pu m’empêcher de lui dire que sa situation ne me paraissait pas des plus à plaindre, à Cuba comme dans nos pays développés.
Cette exagération ou mise en scène correspond bien aux propos qui m’ont été tenus quant à la différence entre ce que le Cubain (râleur) dit et ce qu’il pense profondément.
L’opinion du PCC
Les membres du parti communiste de Cuba avec qui j’ai pu m’entretenir m’ont semblé inquiets.
Inquiets de ce qu’ils appellent la dégradation des valeurs (socialistes) dont ils datent le commencement à la crise terrible des années 1990.
On m’a déclaré: « Dans les années 1990, les Cubains ont appris à voler. »
De fait, il leur a fallu trouver d’autres moyens de subsistance que la seule aide de l’Etat réduite drastiquement à cette époque, pour la nourriture du moins, avec un panier de la ménagère bien maigre.
De plus, ils savent que les réformes menées à cette époque ont amené beaucoup de confusions et d’interrogations, avec une perte de confiance en le système marxiste cubain. Ce, malgré les sessions d’explications et de participation du peuple lors des innombrables parlements ouvriers organisés avant l’application de ces mesures économiques.
De même, ils reconnaissent que les mesures, collégiales encore une fois (ils ont insisté, avec raison, sur ce mot), lancées sous la présidence de Raul, accroissent encore l’ouverture de l’économie au capitalisme.
Ils les justifient par la démotivation qui règne dans les entreprises du service public. Ils auraient pu mentionner les vols également, tant est développé ce fléau.
Ils avouent que le système a besoin de changements majeurs parce qu’il est simplement à bout de souffle. Ils disent tenter d’introduire (ou plutôt d’accepter) davantage de mécanismes capitalistes dans l’organisation du travail et de la production, simplement parce que Cuba est en situation d’échec et doit évoluer : auto-suffisance alimentaire faible, industries peu développées, population insatisfaite.
Leurs discours est à l’image de ce que Raul Castro déclare lors du 6eme congres du PCC fin 2010 : « Soit nous rectifions la situation, soit nous n’aurons plus le temps d’échapper au précipice qui s’approche. »
Ces « rectifications » vont-elles sonner le glas du socialisme à Cuba ? Seul l’avenir nous le dira.
Le PCC a également souligné sa grande inquiétude quant au devenir du Vénézuela et des relations hautement privilégiées que Cuba entretenait sous la présidence d’Hugo Chavez.
Ils ne se font aucune illusion sur le sort de ces relations si Capriles gagne les élections en avril.
Ils pensent qu’elles seront purement et simplement supprimées (point confirmé par Capriles dans un de ses discours électoraux quelques jours après), et se disent préoccupés sur l’issue de ces élections, du fait des moyens financiers colossaux de Capriles, argent mis à disposition par les classes aisées vénézuéliennes et, bien sûr, les Etats-Unis.
Quand on connaît les bénéfices mutuels de la coopération entre ces deux pays, on peut légitimement se sentir choqué.
Selon le PCC. la suppression de ces liens, si avérée, pourrait être à l’origine d’une crise économique d’ampleur comparable à celle des années 1990.
Or, on est loin de la ferveur populaire envers le régime socialiste qui existait à cette époque.
Quelles pourraient être les conséquences sociales d’une crise similaire à celle des années 1990 sur le peuple cubain d’aujourd’hui ?
On peut raisonnablement faire preuve de pessimisme.
Un changement de régime au Vénézuela pourrait donc avoir un effet domino dévastateur.
Le Vénézuela d’Hugo Chavez a été un élément moteur dans la vague rose qui a touché l’Amérique latine, et, en étroite collaboration avec Fidel Castro, dans l’intégration de ces pays dans l’ALBA.
Il semblerait que le destin de ces pays soit, plus que jamais, intimement lié.
Malheureusement pour les adeptes du socialisme, ses adversaires sont assurément arrivés aux mêmes conclusions.
Le paradoxe cubain
L’économie cubaine commence à sortir de la grave crise engendrée par la fin de l’Empire soviétique à partir de la deuxième moitié des années 1990.
Aujourd’hui, la situation économique de Cuba semble « meilleure » que jamais (exportations en hausse de + 20% en 2011 par rapport à 2010).
Ces exportations concernent principalement les services (missions à l’étranger pour les médecins ou les professeurs), le nickel, les médicaments et les produits biotechnologiques.
Cuba a su développer un pôle d’excellence, au niveau mondial, dans les biotechnologies.
Par ailleurs, les Cubains ont un accès direct aux CUCs grâce au tourisme (revenus de 2,2 milliards de dollars) et aux remesas (2 milliards de dollars).
Cependant, le mécontentement et la lassitude du peuple semblent n’avoir jamais été aussi élevés, et leur foi en le régime jamais aussi faible.
Comment expliquer ce paradoxe ?
Les Cubains se sont sortis d’une crise que tout le monde croyait insurmontable, avec un régime qui est resté en place sans mettre en branle la répression militaire, avec des acquis sociaux qui ont été préservés, et avec une ferveur populaire envers son « Líder Máximo » qui n’a jamais failli (les faits le prouvent).
Aujourd’hui que la situation semble s’être améliorée, la grogne fuse de presque toutes parts.
Une des raisons majeures pourrait être le creusement des inégalités entre les Cubains. Il est évident que le système de double monnaie (peso, CUC) favorise très largement les métiers au contact avec le tourisme au détriment des autres.
En effet, que peut-on acheter aujourd’hui avec 18 CUC par mois, salaire moyen d’un employé du secteur public ?
Des biens alimentaires pour compléter la libreta, qui, de l’avis de tous, ne couvre que 10 ou 15 jours du mois ; oui, c’est possible.
On peut également payer ses factures d’eau et d’électricité, voire de téléphone (fixe).
Et peut-être quelques vêtements sans aucune prétention si on arrive à économiser sur le reste.
Mais c’est tout.
Il est, bien sûr, impossible à cette catégorie de travailleurs de faire ses courses dans les magasins d’état ou les marchandises, de meilleure qualité, sont vendues en CUC. A titre d’exemple, une chemise est vendue 20 CUC.
Le système de double monnaie a donc véritablement fusillé le pouvoir d’achat des travailleurs rémunérés en CUC, ce qui a entraîné démotivation, aigreur, sentiment d’injustice avec pour conséquences malversations et corruption. Or, c’est le manque de productivité, les vols et la corruption qui grèvent les résultats des entreprises du secteur public. C’est un cercle vicieux.
Les jeunes ou moins jeunes qui accostent les touristes pour leur vendre tout et n’importe quoi font un calcul rapide : s’ils arrivent à soutirer, ne serait-ce qu’un CUC par jour (1 CUC n’est rien pour un touriste), ils gagneront plus qu’en travaillant dans le secteur public après plusieurs années d’étude. Alors, pourquoi se priver ?
De même, inutile de préciser que la prostitution prend des proportions alarmantes.
Par ailleurs, les réformes menées récemment, si elles essayent de faire preuve de pragmatisme économique, alimentent la confusion et jettent le discrédit sur le système socialiste, égalitaire et solidaire auquel semblait tant tenir Fidel Castro, et le peuple qui suivait les convictions de son « Líder Máximo ».
Conclusion
Comment appréhender au mieux la réalité économique, politique et sociale de Cuba, aussi originale que complexe ?
Pourquoi un régime qui confère des droits majeurs inaliénables à la population tels que le droit du toit, la gratuité de l’éducation, de la santé, des activités sportives et culturelles, du panier de la ménagère, peut-il ainsi être récrié par une partie de sa population qui, si elle n’est pas majoritaire (difficile de se faire une idée), en représente au moins une proportion très significative ?
Y-a-t-il une malédiction qui frappe Cuba?
On peut évoquer le manque de liberté d’expression, avec un phénomène de répression qui empêche toute organisation structurée d’opposition de se mettre en place.
Une raison évidente est l’embargo US qui a considérablement accru les difficultés économiques du pays.
Mais ne pourrait-on trouver des causes plus profondes, inscrites dans la nature même de l’homme ?
Ne serions-nous pas individualistes dans l’âme, et notre égoïsme inhérent n’attendrait-il pas de se réveiller au moindre obstacle, à la moindre opportunité ?
Dans ce cas, ne serait-ce pas l’échec de « l’homme nouveau », concept cher à Che Guevara, qu’il faut percevoir derrière cette évolution des mentalités à Cuba, d’un peuple si longtemps exemplaire (d’un point de vue socialiste) ?
Il suffit d’entendre les ricanements des Cubains lorsqu’on évoque, aujourd’hui, le travail volontaire, initié par Che Guevara en novembre 1959 et toujours en vigueur sur l’île.
Eduardo Galeano, auteur de l’excellent livre « les veines ouvertes de l’Amérique latine » a écrit en 2003, soit il y a 10 ans déjà : «Sur ce dur chemin parcouru tant d'années, la révolution a perdu le souffle de sa spontanéité et la fraîcheur qui l'impulsa à son début. Je le dis avec douleur. Cuba fait mal»
Que peut-il penser aujourd’hui ?
Sources de l'article
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_1293-8882_2002_num_43_171_1622
http://cubanismo.net/cms/fr/articles/histoire-de-cuba-9-la-p-riode-sp-ciale-1990
http://www.lariposte.com/ou-va-cuba-vers-le-capitalisme-ou,1508.html
http://www.globenet.org/archives/web/2006/www.globenet.org/horizon-local/astm/as64cu.html
http://jcr-red.org/spip.php?article468
http://alencontre.org/archives/Ecran/cuba01.htm
http://www.tresor.economie.gouv.fr/pays/cuba
http://www.cubania.com/post/juridique-cadre-societes-etrangeres-cuba/
http://www.lesamisdecuba.com/Library/PDF/Cuba_periode_speciale.pdf
http://www.agter.asso.fr/article689_fr.html
http://www.universalis.fr/encyclopedie/cuba/3-cuba-contemporain/
Source : investigaction.net