En France, la dissolution du parlement et l’organisation d’élections législatives anticipées ont fait tomber les masques. D’autoproclamés champions de la démocratie ayant eu pour habitude d’agiter la menace fasciste n’hésitent pas à afficher leur soutien à l’extrême droite. Car le danger viendrait de la gauche radicale. Étonnant ? Pas tant que ça si on jette un œil dans l’Histoire. Partout en Europe, le grand capital et ses politiciens aux ordres n’ont pas toujours été ouvertement opposés au fascisme. Ils redoutaient bien plus les communistes qui défendaient les intérêts des travailleurs. Exemple avec cet épisode sur le désarmement de la Résistance en Belgique à la fin de la Seconde Guerre mondiale. (I’A)
Le 8 septembre 1944, le gouvernement belge en exil revient de Londres. Il débarque à Bruxelles libérée quatre jours plus tôt. Cependant, contrairement à la France, il n’y aura pas de Conseil national de la résistance (CNR) en Belgique. Cette révolution sociale sans précédent, dirigée par De Gaulle et les cadres de la Résistance entre 1944 et 1946, ne sera pas répétée en Belgique. Bien au contraire, « durant l’occupation déjà, les relations entre le gouvernement Pierlot et les mouvements de résistance étaient empreintes d’une certaine méfiance. Pour les autorités belges, tant les mouvements étiquetés très à droite (comme l’Armée secrète) que très à gauche (comme le Front de l’Indépendance) étaient suspects. Dès le lendemain de la Libération, les éléments les plus ‘avancés’ de la Résistance (Front de l’Indépendance, Partisans Armés) se sentent de moins en moins en phase avec les options politiques et sociales du gouvernement« [1]. De nombreux maquisards, surtout les communistes, s’attendaient à plus de considération.
Hitler face aux grévistes
Le communiste Julien Lahaut, vétéran de la Grande Guerre et de l’Espagne, mena une grande grève dans le bassin industriel liégeois entre le 10 et le 18 mai 1941 avec plus de 70.000 participants, mettant à mal l’industrie de guerre de l’occupant. L’inquiétude remonta jusqu’au Quartier général du Führer, alors plongé dans les préparatifs de l’invasion de l’URSS. « Chaque jour de grève, c’est 2.000 tonnes d’acier perdues« , nota le général Halder, chef d’état-major adjoint[2]. La « Grève des Cent-mille » fit perdre au total 16.000 tonnes d’acier à l’effort de guerre nazi. Et Hitler dut intervenir personnellement pour concéder des augmentations de salaire et de ravitaillement en nourriture aux travailleurs.
Mais la contagion avait déjà accompli son œuvre, les grèves s’étendront dans le Nord-Pas-de-Calais du 27 mai au 9 juin 1941, où 80% des mineurs de la région cessèrent le travail, faisant perdre au Reich, sous la coordination du PCF, 93.000 tonnes de charbon ! Puis à partir de juin 1944, des mouvements de guérilla, tant composés de communistes (Milices patriotiques) que de nationalistes (Armée secrète, Mouvement national belge, Service Hotton), bien implantés dans les campagnes où ils disposaient du soutien des paysans, ont procédé à de multiples sabotages, embuscades et assassinats ciblés contre les arrières de la Wehrmacht, rendant la zone peu à peu incontrôlable. Pendant l’espace de quelques mois, un semblant de Guerre révolutionnaire battait son plein !
Les milieux financiers collaborent
Ces milliers de Résistants ayant combattu d’une manière ou l’autre l’occupant nazi, qui en cette fin d’été 1944 débarquent du maquis, n’ont pas oublié l’ampleur de la collaboration. De nombreux milieux patronaux ont en effet profité des lois de l’occupation restreignant les frêles droits sociaux, pour recruter de nombreux casseurs de grèves parmi la plus vile pourriture du Lumpenprolétariat (truands, proxénètes, trafiquants de denrées rares et miliciens rexistes) pour liquider, arrêter ou déporter les récalcitrants à l’effort de guerre du Reich. Les milieux financiers (Société générale de Belgique), partisans plus poussés du Nouvel ordre européen, ont également permis la pénétration de l’économie belge par l’occupant[3].
Au ministère des Finances du gouvernement belge, on était parfaitement conscient que « le clearing avec l’Allemagne revenait en fait à faire financer l’effort de guerre allemand par l’économie belge dans une proportion non négligeable tout en préparant la prise de contrôle des sociétés belges par des sociétés allemandes« [4], révélant par la même les limites de la prétendue « politique du moindre mal » appliquée par le grand capital belge alors que les troupes allemandes mataient la moindre tentative de grève des mineurs et des ouvriers. L’agacement, voire même la peur des élites politiques belges revenues d’exil envers la Résistance vint peut-être du fait suivant : « […] le contact ne fut jamais rompu […] entre le gouvernement belge en exil et les grandes sociétés belges, en particulier la Société générale. Il suffisait de se retrouver en Suisse…« [5].
Neutraliser les communistes plutôt que traquer les collabos
Le Parti communiste de Belgique, ainsi que plusieurs nationalistes devenus « forces de l’ordre auxiliaires » pour le compte des bourgmestres, plaident dès la Libération pour une épuration rapide et sans pitié de ces traîtres et profiteurs de guerre. Cependant, cette chasse à l’homme n’aura jamais lieu. À peine 10% des 560.000 dossiers répressifs ouverts à charge d’individus suspectés de collaboration déboucheront sur une condamnation. Seront surtout condamnés à la prison ou au poteau d’exécution des collaborateurs de petit calibre (mouchards, gendarmes, truands, etc.). Les élites financières échapperont le plus souvent à la répression.
Comme vous l’aurez compris, l’heure n’est pas à la traque des collaborateurs, mais à la neutralisation politique et militaire de toute la Résistance. « […] le gouvernement souhaite plutôt restaurer l’ordre ancien et surtout endiguer la présence de la Résistance dans l’espace public […] Le gouvernement Pierlot se sait en outre pleinement soutenu par les autorités alliées – le SHAEF – qui veulent à tout prix éviter tout débordement communiste […] Autrement dit, loin d’être considérés comme les nouveaux cadres de la nation libérée, les résistants en arrivent très vite à être considérés comme des éléments potentiellement perturbateurs […] »[6].
Le 12 septembre 1944, le gouvernement belge publie un arrêté-loi reconnaissant les huit principales factions résistantes du pays, et « le dispositif prévoit également le versement d’une indemnité journalière de 40 francs à chacun des membres reconnus comme tels« [7]. En deux semaines, 70.000 résistants armés se portent présents. Jusque-là, rien ne permet de suspecter une quelconque volonté de désarmer la Résistance. Le 26 septembre, évènement historique, le Parti communiste est inclus lors de la formation d’un nouveau gouvernement et obtient pour la première fois trois ministères. Il espère pouvoir faire valoir les revendications sociales d’une partie de la Résistance et, peut-être, défendre une série de nationalisations de secteurs clés de l’économie, à l’image de celles figurant dans le programme du CNR français.
Eisenhower demande de rendre les armes
Le 2 octobre, le général Eisenhower, commandant suprême du SHAEF, annonce la fin du combat de la Résistance : « ils doivent restituer les armes aux autorités légales« [8]. Paul-Henri Spaak et le ministère des Affaires étrangères en ont eu l’idée. Malgré les désapprobations sérieuses de la majorité des résistants, le commandement de l’Armée secrète ordonne de déposer les armes. « Le général Yvan Gérard est par ailleurs désigné en tant que commandant unique de toutes les ‘troupes belges de l’intérieur’« [9]. Pour neutraliser des potentiels réfractaires, le gouvernement belge d’exil, appuyé par Londres et Washington, décide le 31 octobre de fixer « à 40.000 hommes le nombre de résistants à incorporer dans l’armée régulière, la police ou la gendarmerie« [10]. Le 13 novembre, l’opération est définitivement scellée par la promulgation d’un nouvel arrêté-loi sur le désarmement total de la Résistance avant le 20 novembre. Les uns après les autres, les maquisards doivent rentrer dans le rang. Le Parti communiste, qui a eu vent de l’inspiration américaine du processus de désarmement, se voit prendre de vitesse.
Alors qu’en France, de Gaulle et la Résistance française se sont empressés dès le Débarquement d’empêcher une mise sous tutelle de leur pays par un gouvernement d’occupation allié comme en Italie, le gouvernement belge en exil a opéré un processus inverse : par peur de la Résistance, il a combiné ses efforts avec l’état-major anglo-américain pour la neutraliser. Il n’est pas exclu que l’inclusion du Parti communiste dans la coalition gouvernementale du 26 septembre, revêtue des oripeaux de la réconciliation nationale, eût été une manœuvre tactique délibérée pour le maintenir à portée de main et détourner son regard, le temps de le couper de ses appuis non négligeables au sein des maquisards armés par le processus de désarmement.
Si ce fut le cas, le Parti a, en ce 13 novembre, bien trop tardé à percevoir la manœuvre : à ce stade, pas moins de deux tiers des Résistants, les nationalistes et les apolitiques, ont rendu leurs armes ou ont été intégrés dans les corps conventionnels de l’État belge ou les contingents belges de l’armée britannique.
Le jour-même de la promulgation de l’arrêté-loi, les trois ministres communistes démissionnent du gouvernement. Le Front de l’Indépendance, deuxième plus grande faction résistante dirigée par les communistes, refuse de rendre les armes dans le délai prévu. À Bruxelles et dans les bassins industriels de Liège, de Basse-Sambre et du Borinage, les Comités de lutte syndicale ayant résisté à l’occupation par des grèves et des sabotages, s’agitent.
Eviter une guerre civile
Le 25 novembre, plusieurs milliers de manifestants se rassemblent à Bruxelles pour protester contre le désarmement de la Résistance. « Les forces de l’ordre sont présentes en nombre, pour protéger le quartier des ministères et du Parlement. La police militaire britannique n’est pas loin non plus. Des échauffourées ont lieu et la gendarmerie fait usage de ses armes. Refoulés, les manifestants finissent par se disperser. On relève plus de trente blessés du côté des manifestants et une quinzaine du côté des forces de l’ordre« [11].
Si à Londres, on craint un coup d’État communiste, la réalité sera très différente. La stratégie du désarmement a fonctionné : isolé, le Front de l’Indépendance rendra les armes quelques semaines plus tard. Les priorités sont au ravitaillement d’une population sous-alimentée, à la résorption du marché noir, mais surtout à la poursuite de la guerre qui, ne l’oublions pas, n’est pas encore finie. Bien conscient de ce fait, le Parti communiste n’a certainement pas voulu prendre le risque de provoquer une guerre civile alors que les troupes allemandes n’avaient même pas encore été chassées de tout le territoire.
Le véritable ennemi
Nous savons à présent que le gouvernement belge en exil n’avait en réalité qu’une sympathie moyenne pour les groupes de Résistance. Il a pris soin de les désarmer au plus vite dès leur retour au pays. Pire encore, il prendra soin, entre 1944 et 1949, de sauver du poteau d’exécution les collaborateurs des élites financières belges (surtout de la Société générale de Belgique) qui ont pourtant joué un rôle non négligeable dans la facette économique du Nouvel ordre européen ainsi que dans la répression impitoyable de ses opposants. C’est d’ailleurs cette même bourgeoisie post-collaborationniste qui, par pure vengeance, fournira son appui financier à l’assassinat le 18 août 1950 de Julien Lahaut, ce héros de la Résistance syndicaliste et meneur des grèves de 1941 ayant fait transpirer le Führer. Ce « réseau d’agents anticommunistes, soutenu par la grande finance belge de l’époque (Société Générale) ainsi que des grandes entreprises (Union minière, Brufina…) bénéficiant de relais dans la police et à la Sûreté de l’État » était en correspondance avec des hommes politiques importants ainsi que des hommes clé de l’appareil judiciaire, ce qui expliquera le classement de l’affaire[12].
Ces réseaux anticommunistes secrets, dits « stay-behind« , joueront un rôle important dans les prochaines décennies. « Après la guerre [quelque part entre août 1945 et février 1946], le chef de l’Intelligence Service, [Sir Steward] Menzies, a pris contact avec le ministre des Affaires étrangères de Belgique, monsieur Spaak […]. Et ils se sont entendus sur le principe de créer un réseau stay-behind belge, en période de paix« [13].
Source: Investig’Action
Notes:
[1] Colignon, A., Désarmer la résistance, sur www.belgiumwwii.be
[2] Gotovitch, J. & Aron, P., Dictionnaire de la Seconde guerre mondiale en Belgique, Bruxelles, André Versaille, 2008, pp. 220-221
[3] Gillingham, J., Belgian Business in the Nazi New Order, Gand, Jan Dhondt Stichting, 1977
[4] Soutou, G.H., Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, Paris, Tallandier, 2021, pp. 280
[5] Ibid., pp. 326
[6] Colignon, A., op.cit.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] RTBF, 12 mai 2015
[13] Roger Lallemand, chef de la Commission parlementaire belge, témoignant au cours du premier épisode du documentaire d’Allan Francovich de 1992