L’école est le lieu naturel du savoir. La déperdition culturelle qui affecte particulièrement les étudiants en gestion, n’est pas le fruit du hasard. Elle est le résultat, entre autre, d’un système de formation libéralisé, qui produit insidieusement la dégradation des programmes d’enseignement, en les amputant de toute préoccupation sérieuse de l’humain et son environnement.
« On prétend aujourd’hui que la lutte des classes n’est plus d’actualité, comme si les rapports de domination avaient disparus, comme si l’origine sociale ne déterminait plus la place de chacun dans la société. »
Vincent de Gaulejac
« Les étudiants en gestion sont invités à se considérer, à travers la tournure même des traditionnels « discours de bienvenue prononcés par les directeurs et doyens des business schools », comme amis, alliés et partie intégrante de la classe dominante-patronale présentée comme l’élite de leur nation, à laquelle il vont automatiquement appartenir comme futurs leaders de la société. »
Omar Aktouf
En mettant l’accent sur les réflexes de conservation financière sous la pression de l’uniformisation irrépressible des exigences existentielles et culturelles, les peuples de la planète se retrouvent enserrés dans les exigences d’un monde imaginé par les penseurs du néolibéralisme et ses appareils d’endoctrinement ; le système éducatif en constitue le premier maillon. La tentation est forte de renforcer les capacités des pays sous-développés, à rattraper l’Occident qui se dirige, c’est certain, vers une catastrophe écologique. En entraînant toute l’humanité.
Ce rattrapage se fait évidemment en calquant immédiatement ses méthodes de formation, et en copiant les catégories de l’efficacité notamment de type américain. A travers l’accès aux critères d’évaluation internationale, qui affectent tous les niveaux de l’enseignement. Le monde est engagé dans une folle course à la performance, qui handicape lourdement les aptitudes des nations à faire preuve d’anticipation ou de sagesse, quant à un avenir proche.
En s’installant dans le confort des indicateurs financiers et des classements de tous genres. Pourtant, l’éducation n’a d’autres objectifs que la préparation des futures générations, aux multiples exigences humaines et écologiques, de ce nouveau siècle et des siècles à venir. Au nom de l’adéquation entre l’école et l’entreprise ; le système de formation en Business schools, est le plus souvent conçu dans une assimilation-adaptation, rarement ou jamais dans le dépassement des prescriptions et règles établies. Ce qui nous amène, dans la présente contribution, à nous référer à l’œuvre du Dr Omar Aktouf sur les liens qui se tissent entre d’une part, les injonctions du néo-libéralisme, et d’autre part le processus « ad-hoc » de formation par « la méthode des cas » dans les business schools.
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Soulignons, avant d’aller plus avant, que la question de la pédagogie s’est imposée à Aktouf après avoir constaté les effets du management, tels que subis par les « ouvriers » et les « indigènes de l’industrie ». Son expérience ethnographique était, pour lui, révélatrice d’une dichotomie, entre une triste réalité « indigène » telle que vécue par les employés, et les innombrables abstractions d’une doctrine érigée à partir de théories fallacieuses, ou de rationalisations auto-glorifiantes des managers sur leurs propres pratiques.
L’enseignement dans les écoles de gestion vise l’acquisition par les futurs managers de ce que certains appellent de nos jours « la pratique théorisée », qui fait la fierté de nombre de formateurs et d’enseignants.
Malgré toutes les belles paroles au sujet de la libre réflexion, de la liberté de pensée adossée à une libre entreprise… On s’aperçoit avec Aktouf que tous ces nobles objectifs, sont fortement atténués en leurs prétentions par l’embrigadement dans un système de dogmes capitalistes, qui vise en premier lieu à maintenir le statuquo de la pensée managériale. Cette dernière constitue et consacre la dominance du management à l’américaine dans les esprits, les pratiques, les livres et la culture… s’érigeant ipso-facto en autant d’obstacles à la propagation d’une pensée plus humaine et plus respectueuse des différents équilibres sociaux, écologiques et de justice. Ce qui conduit, hélas dans l’état actuel, à l’impossibilité de faire vivre dans l’esprit de l’enseignant et de ses disciples, des considérations qui relèvent de la morale, de l’éthique, en harmonie avec des considérations qui relèvent du Business et de l’efficacité.
L’illusion du concret
La méthode des cas est un processus pédagogique qui se distingue par une reconstitution d’une situation « réelle ». Avec la prétention de mettre les apprenants dans des circonstances, équivalentes à une authentique expérience. C’est en obligeant les élèves à préparer plusieurs cas chaque soir que les business schools américaines, conditionnent les nouveaux managers à prendre des décisions très vite.
Pour mieux se représenter ce procédé, faisons un détour par une petite anecdote édifiante : En passant devant leur « Q.G. » improvisé pour la circonstance, j’observais un groupe d’étudiants de MBA aussi épuisés que l’air satisfaits de leur performance. Autour de ce qui restait de leur stock de biscuits, de sandwichs et de café… Ils venaient de passer la nuit à « bosser » sur un « cas », qui sera ensuite confié, pour suivi, validation… à un logiciel de simulation. On pouvait aisément lire la fierté sur les visages et un sentiment du travail bien accompli. Ils viennent de vivre l’illusion de quelque chose comme l’une des expériences de calibre international, les plus mémorables de leur vie, sans même quitter leur salle de cours ! Ça se passe dans une Business School à Alger, où le temps et l’espace ont été comprimés, pour offrir une expérience dite « de vraie vie-concrète » à ces futurs ante-facto proclamés « grands » décideurs [1].
Or, si nous revenons au seul et unique – à notre connaissance- auteur sérieux à avoir traité de la délicate question de la façon dont on prétend « former » leaders et décideurs, Omar Aktouf [2], voici un premier aperçu de ce que l’on peut déduire : « Le manager ainsi formé en business school est le plus souvent, un orfèvre de l’analyse théorique, un virtuose du calcul, un jongleur de modèles, mais un bien piètre gestionnaire du concret, du quotidien, du terrain, et un tout aussi piètre gestionnaire de ses rapports avec ses semblables (en particulier les employés).»[3]
La capture d’une expérience est une affaire de relation humaine, et surtout d’attention toute particulière au passé du collectif qui compose l’entreprise. Avec ce qu’il engendre comme symboles, histoires et culture. En somme, rien qui puisse être confié à un logiciel informatique.
Les enseignants en management sont –souvent à leur grande joie- suspendus à la croyance que les étudiants des écoles de business, vont effectuer le passage entre théorie et pratique en se dotant de « réflexes » appris exclusivement en cours, sur des « récits » (les cas), comme de futurs footballeurs qui apprendraient à pratiquer ce sport sur des écrans ou des jeux de « babyfoots », avant de se lancer sur les pelouses ! Et comme l’ajouterait Aktouf, à partir de myriades de cas qui ne sont que des « pseudo réalités construites sur des modes délirants à partir de rationalisations auto-hagiographiques de « spécialistes » théoriciens auto désignés experts d’un côté, et de décrétés « génies patronaux » de l’autre.
Avec cette gravissime illusion que l’étude de cas procure au futur manager de « jouer avec la réalité », de vivre une expérience réelle, ce n’est pas tant de la seule imposture d’un pseudo passage vers la réalité du terrain qu’il s’agit. L’affaire est autrement plus grave : bien au-delà de son imparfaite représentation quant au « réel », il y a toute la partie invisible de l’iceberg, celle de la déformation idéologique – dogmatique d’un réel qui « doit » se mouler à la doctrine managériale ![4]
Si l’on prend en compte le fait que toute étude de cas opère par l’élection d’informations dites significatives, et le rejet de multitudes de données dites insignifiantes, la hiérarchisation de ce qui est retenu comme principal par rapport au secondaire apparait non seulement comme infondée, mais arbitraire. Elle centralise par conséquent l’attention du futur dirigeant, en fonction d’un noyau (constitué par l’intérêt du capital, des actionnaires… et des professeurs de gestion), et d’une périphérie (au sens de Samir Amin : exploitée-dominée-manipulée), si toutefois elle est abordée, qui comprend les autres aspects (humains, sociaux, ou écologiques).
Ce processus n’est pas neutre, il porte les germes de l’auto renforcement de la pensée dominante et balise la réflexion de l’étudiant, en le maintenant dans le giron d’un système de croyances fort-contraignant, hélas érigé en science quasi exacte.
En guise de conclusion
Les auteurs d’un livre de management[5] n’ont pas hésité à s’exprimer ainsi : « les modèles nous aident à réduire la complexité des choses en en masquant la plus grande partie pour nous concentrer sur l’essentiel».
N’est-ce pas là précisément, ce qu’Omar Aktouf appelle la stratégie de l’autruche ? Comme si l’aveuglement du management, pouvait faire disparaitre les problèmes qu’il est sensé résoudre.
« La vocation de l’éducation et de ses institutions est d’éveiller la nouvelle génération à prendre conscience de ce qui va mal pour ensuite trouver les moyens de le corriger et le dépasser; à la rendre capable de formuler de tous nouveaux problèmes, que la génération qui les instruit est bien incapable de même deviner. »
Une génération qui ne doit certainement pas être réduite à la résolution de cas imaginés par des « businessmen » assoiffés de pouvoir et d’argent.
Formateur en Algérie, M. Mohamed Bachir Amokrane peut être contacté à cette adresse : mb.amokrane@gmail.com
Notes :
[1] Voici ce qu’en dit Robert Papin dans son livre « Former de vrais leaders, c’est encore possible ! » : « Les cas leur donnent également le sentiment d’être dans la peau d’un dirigeant ce qui séduit les participants qui aimeraient un jour diriger une société. Les cas étant consacrés à différentes fonctions de l’entreprise, les participants peuvent se familiariser avec ces fonctions, en acquérir le langage et maitriser les outils qui leur permettront d’être relativement polyvalents. »
[2] Sujet sur lequel nous reviendrons, tant le travail effectué pa le DR Aktouf en ce domaine est original, riche et interpellant.
[3] Il y est, pourtant, présenté comme un être en souffrance, car il aurait, au nom d’impératifs économiques, à prendre des décisions, décrites comme « difficiles », « courageuses », précisément lorsqu’elles touchent à l’humain et son avenir dans l’entreprise… aspect délicat de ce que Aktouf dénomme le côté « amputé affectif » des technocrates, sur lequel il nous faudra revenir.
[4] Avec une acuité et une profondeur dont il a le secret, le Dr Aktouf et sa maestria « d’acrobate intellectuel » (qualificatif qu’on lui accole en Amérique latine) nous guidera dans ces sinueux méandres lors de prochaines contributions.
[5] Le livre des décisions, Alisio.
Source : Investig’Action