Bruno Drweski : « Prigojine voulait sauver son entreprise, Wagner n’a pas tenté un coup d’État »

Samedi 24 juin au petit matin, Evgueni Prigojine, le chef de la milice privée Wagner annonçait avoir quitté le champ de bataille ukrainien pour rentrer en Russie et faire tomber le commandement militaire. Le même jour en début de soirée, après avoir été accusé de trahison par Vladimir Poutine, le milliardaire sortait le drapeau blanc. Prigojine ordonnait à ses troupes de retourner dans leurs campements et se voyait offrir une porte de sortie en Biélorussie. Retombée comme un soufflé, la rébellion de Wagner aura fait couler beaucoup d’encre en vingt-quatre heures. Certains y ont vu une tentative de coup d’État mettant en lumière les faiblesses d’un pouvoir russe présenté jusque-là comme inébranlable. D’autres ont interprété cette « mutinerie express » comme une mise scène orchestrée par Poutine pour avancer ses pièces sur l’échiquier. Comment expliquer le coup d’éclat de Prigojine ? Quelles conséquences sur le pouvoir russe et la guerre en Ukraine ? Historien, politologue et maître de conférence à l’Institut National des Langues et Civilisations orientales, Bruno Drweski analyse l’épisode Wagner, ses causes et ses répercussions.

 

 

Comment expliquer cette rébellion du groupe Wagner, si c’en était bien une?

Effectivement, les événements du week-end en ont surpris plus d’un. Moi y compris. Je ne pensais pas que cette histoire serait réglée si vite. J’imaginais qu’elle durerait au moins une semaine ! Il y a eu plusieurs interprétations. Certains y ont vu dès le départ une espèce de théâtre arrangé entre Prigojine et Poutine. Cette théorie me paraît osée, mais elle court dans certains milieux.

Il faut rappeler avant tout que Prigojine est un homme d’affaires, c’est un mercenaire. Et par principe, un mercenaire fait la guerre pour l’argent, pas par idéal. Cela n’exclut pas que dans les rangs de Wagner, des gens pensent se battre pour la « Sainte Russie » ou d’autres slogans idéalistes. Mais Wagner répond à une logique d’entreprise. Or, cette logique a fonctionné tant bien que mal jusqu’à la bataille de Bakhmut/ Artemovsk. Ensuite, du point de vue de l’État-major de l’armée russe et du ministre Choïgou, Wagner est devenue relativement inutile. Il leur fallait donc normaliser les choses et intégrer toutes les milices privées – pas seulement Wagner – au sein de l’armée.

Le coup d’éclat de Prigojine, c’est donc celui d’un patron qui refuse de voir son entreprise nationalisée ?

En quelque sorte, oui. Prigojine s’est certainement entouré d’adjoints qui ont une expérience militaire. Mais lui ne vient pas du tout de ce milieu-là. C’est un businessman qui fait des affaires en Russie et ailleurs dans le monde. En Afrique notamment où l’État russe se sert de Wagner. Mais cela n’est pas gratuit. D’ailleurs, les mercenaires de Wagner sont mieux payés que les soldats russes réguliers. C’est une entreprise qui tournait bien, jusqu’à récemment. Car au 1er juillet, tout cela devait cesser pour être normalisé. D’où le conflit auquel nous avons assisté et qui s’est soldé après un jour seulement. Je ne pense pas que Priogojine souhaitait prendre le pouvoir en Russie. Cette analyse relevait plus des fantasmes de certains journalistes occidentaux.

On a en effet entendu parler de tentative de putsch. Mais Prigojine, s’il pouvait se montrer véhément envers le ministre de la Défense, n’a jamais attaqué Poutine dans ses déclarations enflammées.

Tout à fait. Et il n’a même pas exigé formellement la démission du ministre Choïgou, malgré ses nombreuses critiques. Je pense que Prigojine voulait avant tout négocier un meilleur contrat. Il avait la taille suffisante pour poser ses exigences alors que d’autres milices privées ont simplement dû se soumettre.  

Est-il possible que Prigojine, de mèche avec Poutine, ait organisé cette rébellion express pour servir les intérêts du président russe ?

Je ne connais pas la nature de leur relation exacte. On a parlé d’affinités, voire d’amitié. Ça peut jouer. La direction russe n’est peut-être pas mécontente des événements qui se sont déroulés. Sous couvert de ce conflit, les forces armées russes auraient ainsi pu se déplacer sur les lignes de front en Ukraine sans alerter l’ennemi. C’est possible qu’ils aient cherché à faire d’une pierre deux coups. Nous avons pu le constater depuis un an, les Russes sont assez habiles dans les déplacements des troupes.

Une autre hypothèse a beaucoup circulé ce week-end. Selon Velina Tchakarova, de l’Institut autrichien pour la politique européenne et de sécurité , il s’agissait « d’une guerre intérieure entre le gang de Saint-Pétersbourg de Poutine et le gang de Moscou de Guerassimov et Choïgou. » Poutine aurait utilisé « son toutou » Prigojine pour écarter le ministre de la Défense. 

Mais Choïgu est toujours en place. Et franchement, quel chef de gouvernement oserait organiser une fausse tentative de coup d’État sans risquer d’en sortir affaibli ? D’autant plus que la Russie est en guerre. Ce scénario me semble tiré par les cheveux. D’ailleurs, si Poutine avait obtenu le scalp de Choïgou à travers la mutinerie de Wagner, quelle image aurait-il donné de la présidence russe ? Prigojine déciderait maintenant qui est ministre, et qui ne l’est pas ?

La suite des événements a montré que ce type d’hypothèses ne tenaient pas la route. Prigojine a tenté un coup de force pour sauver son entreprise. Mais il n’avait pas les soutiens nécessaires pour aller jusqu’au bout. L’État russe lui a offert une porte de sortie en le laissant partir en Biélorussie.

N’est-il pas étonnant qu’après avoir accusé Prigojine de trahison, Poutine le laisse filer ?

L’accord trouvé a sans doute été mûrement réfléchi. Même si les troupes de Wagner avaient peu de chances de l’emporter, il fallait éviter une confrontation qui aurait pu virer au bain de sang. Par ailleurs, en pleine guerre avec l’Ukraine, Poutine voulait sans doute éviter aussi un procès politique qui aurait offert une tribune à l’impétueux patron de Wagner. Enfin, on peut aussi se demander si Prigojine ne sera pas encore utile hors de la Russie. D’ailleurs, Loukachenko vient de récupérer les quelques milliers d’hommes qui devraient suivre Prigojine en Biélorussie. Vont-ils vivre une retraite dorée ou se recycler dans une nouvelle activité ?

La guerre des clans n’aura donc pas lieu en Russie ?

Il est clair que le pouvoir russe est loin d’être monolithique. C’est d’ailleurs une caractéristique des pouvoirs moyennement autoritaires comme la Russie qui regroupe des forces aux intérêts contradictoires.

Vous l’expliquiez dans une précédente interview, contrairement à l’image qu’on s’en fait d’un maître tout-puissant qui règnerait sur la Russie, Poutine a été fait roi par les classes dominantes pour jouer l’arbitre entre différents courants.

Tout à fait. C’est son rôle. Et ça permet de comprendre pourquoi il ne tranche jamais vraiment, il ne purge jamais l’administration d’un clan ou d’un autre. S’il en favorisait un, Poutine deviendrait inutile comme arbitre et sa position serait menacée.

Cela explique pourquoi on trouve le clan des oligarques pro-occidentaux autour de la présidente de la Banque Nationale, mais aussi des étatistes eurasiatiques au sein du gouvernement. Logiquement, la guerre aurait pu permettre de faire le ménage et d’imposer un courant au détriment de l’autre. Mais ça n’a visiblement pas été le cas.

On peut tout de même imaginer que cette guerre contre « l’Occident global » ne favorise pas le courant qui veut se rapprocher de l’Ouest…

Sans doute. Il faudra l’étudier dans les mois qui viennent. Mais j’imagine tout de même que Poutine aura du mal à trancher pour les raisons que je viens d’évoquer. Cela explique d’ailleurs pourquoi de nombreux courants au sein de la société russe – les communistes, mais pas seulement – estiment qu’il faudrait des engagements plus radicaux, que les biens des oligarques devraient être nationalisés, que le pays devrait être davantage mobilisé, etc. Or, ce n’est pas ce qu’on voit venir de Poutine.

En prenant toute une série de sanctions visant les oligarques dès le début de l’offensive russe, comme le gel des avoirs planqués dans des banques et des sociétés occidentales, l’Occident n’a-t-il pas affaibli le courant qui lui était le plus favorable en Russie ?

Certes, et c’est assez paradoxal. Mais nous avons vu que les pays occidentaux, et les pays européens en particulier, étaient devenus experts dans l’art de se tirer des balles dans le pied. Cela reste étonnant de voir chez ces dirigeants une telle incapacité à ne pas poursuivre leurs propres intérêts. Ou tout au moins les intérêts qu’ils sont censés servir et qui peuvent en fait en recouvrir d’autres si l’on suit la piste des placements financiers de la plupart des dignitaires européens. Mais c’est une autre histoire…

Revenons à Wagner. Pourquoi l’État russe a-t-il fait appel à cette entreprise privée pour sa guerre en Ukraine ? Et pourquoi veut-il s’en débarrasser maintenant ?

Depuis le début de cette guerre, on a pu constater que l’état-major russe veillait à limiter les pertes dans les rangs de son armée. Or, les combats urbains comme celui de Bakhmut/ Artemovsk sont particulièrement meurtriers. La logique est donc la suivante : quand on voit des cercueils revenir avec des mercenaires, ça n’émeut pas beaucoup la population, car ce sont des types payés pour ça et ils l’ont choisi ; en revanche, quand ce sont des soldats du contingent qui meurent et qu’on voit des cercueils recouverts de drapeaux, c’est une autre histoire. Pour des opérations plus délicates qui risquent d’entraîner des pertes, on préfère donc miser sur des armées privées. Ce n’est pas propre à la Russie. Les États-Unis ont aussi procédé de la sorte en Irak et en Afghanistan notamment.

Le recours aux armées privées est un signe de dégénérescence de la Russie et plus largement, des démocraties libérales. Plus on a besoin de mercenaires, plus ce qui reste de conscience civique disparaît. Il faudra voir si l’entreprise ne poursuit pas ses activités en Afrique, mais dans l’absolu, c’est une bonne chose pour la Russie si Wagner est démantelée. Car ces sociétés privées constituent des obstacles à un minimum d’ordre démocratique, si le terme peut être utilisé pour le sujet qui nous intéresse.

La Russie d’aujourd’hui n’est pas l’Union soviétique d’autrefois. Ni même la Russie d’hier, détruite par une thérapie de choc néolibérale. Avec le développement d’une société de consommation et d’une classe moyenne plus aisée, n’est-il pas aussi plus difficile de mobiliser, ce qui expliquerait le recours aux milices privées ?

Oui, la Russie a été très touchée par la société de consommation. Par ailleurs, les Russes ont peu d’enfants et sont donc moins enclins à laisser leur progéniture partir sur le champ de bataille. Tout ça mis ensemble, on remarque que la participation à la guerre est beaucoup plus faible dans cette classe moyenne que dans les régions périphériques de la Russie. On a beaucoup parlé de la mobilisation des minorités nationales comme les Bouriates ou les Kalmouks. Mais c’est vrai aussi pour des régions très russes de la Russie profonde où l’armée garde une certaine autorité morale et pécuniaire. Cela vaut beaucoup moins pour un fils de la bourgeoisie ou de la petite-bourgeoisie évidemment.

Aujourd’hui, si l’armée russe n’a plus besoin de Wagner, c’est qu’elle n’entend plus mener des batailles comme celle de Bakhmut ?

C’est une bonne question. Il faut voir comment ces mercenaires vont être reclassés dans l’armée. Certains seront peut-être intégrés dans des bataillons qui auront à mener de nouveaux combats urbains.

Pour le moment, l’armée russe semble tenir ses lignes et ne pas vouloir conquérir de nouveaux territoires.

Quand on regarde la fameuse contre-offensive ukrainienne, on a l’impression qu’elle se heurte à un mur relativement inébranlable. À tel point que cela semble achever ce qui reste des forces ukrainiennes. Cette contre-offensive pourrait se solder par un grave échec. Même du côté occidental, on reconnaît que l’opération ne répond pas aux attentes. Si le pouvoir ukrainien s’y casse les dents, sera-t-il capable de rebâtir une quatrième armée ? En effet, au cours de l’année écoulée, les Russes en ont déjà éliminé deux. La troisième se lance maintenant à l’assaut. Si elle est détruite comme les précédentes, je ne sais pas si l’Ukraine aura encore le capital humain suffisant pour composer une quatrième armée.

Déjà en début d’année, The Economist rapportait que les autorités ukrainiennes rencontraient de plus en plus de difficultés à enrôler des soldats. Et ceux qui sont envoyés sur le front ont visiblement une formation et une expérience très limitées. 

Oui. Et on parle maintenant dans certains pays d’Europe du centre-est de créer une armée composée de soldats polonais et baltes pour défendre l’Ukraine occidentale. Cela ferait entrer sur le théâtre ukrainien des forces étrangères, sans doute faute de chair à canon locale pour le dire cyniquement.

La guerre pourrait-elle franchir un nouveau cap ? Y a-t-il un risque de confrontation directe entre des pays de l’OTAN et la Russie ?

Pour l’heure, on parle surtout de sécuriser l’Ukraine occidentale. Ce qui pourrait permettre aussi d’envoyer sur le front les forces ukrainiennes stationnées dans ces territoires. On recrute d’ailleurs intensément, pour ne pas dire violemment, depuis quelques semaines en Galicie, ce qui est nouveau.

Des troupes polonaises et baltes en Ukraine occidentale décourageraient-elles l’armée russe d’avancer plus loin que les positions occupées actuellement ?

En tout cas, si l’armée ukrainienne devait s’effondrer, je ne vois pas ce qui empêcherait les Russes d’avancer. La conquête de toute l’Ukraine n’est certainement pas un objectif. Mais ils vont vouloir terminer d’intégrer totalement le Donbass, y compris les oblasts qui sont encore aux mains de l’armée ukrainienne. En Russie, c’est dit quasi-ouvertement, il n’est pas question de terminer la guerre tant qu’Odessa et la voie d’accès à la Transnistrie ne seront pas russes. Ce qui, par la même occasion, couperait l’Ukraine de tout accès à la mer.  

La contre-offensive ukrainienne étant mal embarquée, les négociations pourraient-elles prendre le relais ? Les contacts semblent se multiplier entre l’Ukraine et ses soutiens occidentaux d’une part, et des pays restés neutres d’autre part, comme le Brésil, l’Afrique du Sud ou l’Inde.

Oui, et on le voit aussi dans la presse mainstream aux États-Unis où l’on dit ouvertement qu’il serait peut-être temps de négocier parce que le conflit devient ingérable. Évidemment, cela n’empêchera pas Washington d’envisager d’autres théâtres de guerre dans le monde. Ils sont rapidement passés de l’Afghanistan à l’Ukraine. Ils pourraient vite passer de l’Ukraine à autre chose : la Serbie, le Caucase ou ailleurs. Il y a l’embarras du choix. Mais peut-être bien que pour Washington, la séquence ukrainienne s’achemine vers la fin avec un compromis.

Jusqu’à présent toutefois, sans imaginer que tous les territoires conquis par les Russes puissent être récupérés, la stratégie occidentale semblait vouloir pousser l’Ukraine en position de force avant tout négociation. Si ce n’est pas possible, qu’est-ce que Kiev va bien pouvoir négocier ?

Tout dépend de quand le combat s’arrêtera et de l’état de l’armée ukrainienne à ce moment-là. Les rapports de force vont déterminer la tournure des négociations. Comme je l’ai dit, je pense que l’objectif des Russes est de contrôler au moins la totalité des côtes de la mer Noire, d’avoir un résidu inoffensif d’armée ukrainienne et d’avoir à Kiev un pouvoir qui garantisse la neutralité de ce qui restera de l’État ukrainien. Moscou ne transigera pas là-dessus.

Les États-Unis parlaient d’un conflit gelé et d’un scénario à la coréenne. Mais les Russes accepteraient-ils une Ukraine coupée en deux avec une partie occidentale intégrée à l’OTAN ?

Les Russes n’ont rien contre l’intégration de cette partie de l’Ukraine. En tout cas, certains responsables ont déclaré que l’Ukraine occidentale pourrait être placée sous protectorat polonais, ce qui revient à la même chose. En effet, l’Ukraine occidentale ne présente pour eux aucun avantage économique ni stratégique. Traversée par les courants les plus nationalistes, elle apparait même comme un boulet aux yeux de Moscou.

Finalement, cette crise de Wagner qui a fait couler tant d’encre en quelques jours aura-t-elle un impact sur le déroulement de la guerre en Ukraine et sur la stabilité du pouvoir russe ?

Sur le déroulement de la guerre, manifestement, cela n’a pas eu d’impact. Sur le pouvoir en Russie, il y aura certainement un réaménagement. On fera les comptes le moment venu et on verra. Beaucoup de choses se passent dans l’ombre. Pour l’heure, il est encore trop tôt pour dire quelles seront les conséquences. Ce qui est certain, c’est que les forces qui voudraient une reprise en main du pays vont pousser Poutine à reconquérir les secteurs privés de l’économie russe. Mais difficile de savoir comment cette partie-là pourrait se solder. Beaucoup dépendra en fait de la situation financière et économique mondiale et de l’évolution de la force du dollar ou de ses futurs concurrents. La guerre économique est mondiale, la guerre militaire est pour le moment localisée en Ukraine.

 

Source: Investig’Action

 

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