“Cuba est un modèle de ce qui doit être fait. Imaginez un peu ce qui pourrait être accompli sans ce blocus économique et médiatique !” Ce sont les mots de Claudia Camba, présidente de la Fondation UMMEP (“Un Mundo Mejor Es Posible”, [Un autre monde est possible, NdT]) et coordinatrice des missions cubaines en Argentine. Dans cet entretien exclusif avec Investig’Action, elle nous parle de la solidarité cubaine en Argentine et en Amérique latine, et en particulier de l’Operación Milagro (“Opération Miracle”) et du centre ophtalmologique Ernesto “Che” Guevara à Córdoba.
Pouvez-nous présenter brièvement l’Operación Milagro ?
L’Operación Milagro est née d’une autre grande mission internationaliste de Cuba qui consistait en un programme d’alphabétisation “Yo Sí Puedo” [“Oui je peux”, NdT] et venait à l’origine du Venezuela où ce programme s’intitulait “Misión Robinson”. L’objectif des Vénézuéliens était d’apprendre à lire et à écrire à un million de personnes en l’espace de six mois. Au cours de cette période, ils ont connu de grandes victoires, mais de grands échecs également, à cause notamment de la faible vue des participants. La totalité ou presque des participants illettrés étaients des adultes avec des problèmes de vue.
Afin de remédier à cela, Cuba a envoyé 1500 optométristes pour qu’ils puissent tester les individus et leur donner des lunettes. Mais même avec celles-ci, certaines personnes ne pouvaient toujours pas lire, et, après examen, il se trouve que certaines d’entre elles avaient la cataracte. C’est ainsi que la “Misión Milagro”, qui n’impliquait initialement que le Venezuela et Cuba, est née. Grâce à cette mission, plus de 300 000 Vénézuéliens s’envolèrent pour Cuba pour être opérés, et pas uniquement de la cataracte, mais aussi pour d’autres problèmes de vue.
Et cette mission a ensuite été étendue à l’Argentine ?
Quelques temps après, en 2005, Hugo Chávez et Fidel Castro se sont interrogés : pourquoi ne pas étendre cette mission à tout l’Amérique latine ? Notre organisation, UMMEP menait alors à bien le programme d’alphabétisation “Yo Sí Puedo” en Argentine, et nous avons été approchés par Cuba concernant la possibilité de nous intégrer à l’Operación Milagro. C’était un grand honneur pour nous et nous avons donc accepté.
Au début, la mission consistait à envoyer des patients argentins à Cuba pour qu’ils puissent se faire opérer. Le premier avion transportant des patients argentins s’est envolé pendant le Sommet des peuples en novembre 2005. Ce sommet avait été créé en réponse au Sommet des Amériques à Mar del Plata. Bush était venu discuter de la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques) et plusieurs présidents latino américains, déjà dans une position d’unité à cette époque, désiraient porter un coup à Bush et à l’empire. L’un des moyens pour y parvenir a été d’enterrer la ZLEA, l’autre ayant été de créer l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques) en Argentine, à l’initiative de Cuba et du Venezuela. C’est pour cette raison qu’il était aussi symbolique que les premiers patient argentins s’envolent ce jour-même pour Cuba.
Et concernant l’hôpital Che Guevara de Córdoba, quand est-il apparu ?
Cette première version initiale de l’Operación Milagro a duré environ 6 mois. Elle a connu d’innombrables difficultés car, comme vous pouvez l’imaginer, nous avions affaire à des personnes très humbles qui ne possédaient pas de passeport, n’avaient jamais quitté le pays, et, pour certaines d’entre elles, ne connaissaient même pas la ville voisine. L’Argentine est un très grand pays et si vous voulez prendre l’avion depuis Buenos Aires, vous avez parfois besoin de parcourir 2000 km pour rejoindre l’aéroport. Alors nous occuper des passeports et du transport nous a demandé beaucoup d’efforts.
Mais en janvier 2006, Evo Morales a été élu en Bolivie et a déclaré que son pays rejoindrait les accords de l’ALBA. À la suite de cela, Cuba a répondu que des hôpitaux seraient construits en Bolivie dans le cadre de ces accords. Nous avons envoyé une lettre à Fidel Castro en lui proposant que, si cela se faisait, alors des patients argentins pourraient être opérés en Bolivie. Cette dernière étant un pays limitrophe, les patients n’auraient pas besoin de passeport et une simple carte nationale d’identité suffirait. Et c’est comme ça que ce voyage a commencé, un voyage impliquant Fidel, Evo et Chávez, à travers lesquels 13 hôpitaux ont été construits, 2 d’entre eux étant dédiés aux patients venant d’Argentine. Plus de 30 000 personnes venant d’Argentine ont été opérées en Bolivie.
Quelques années plus tard, en 2008, l’idée suivante, émanant une fois encore de Cuba, est apparue : étant donné toute notre expérience, les milliers d’opérations et tous les médecins qui effectuaient du travail pré et post opératoire en Argentine, pourquoi ne pas convoquer tous ces médecins et mettre en place notre propre hôpital en Argentine ? Nous aurions eu le soutien de Cuba, mais pas d’équipe médicale cubaine, car en Argentine les diplômes des médecins cubains ne sont pas reconnus. (Ce qui est absurde, puisque Cuba est le pays qui est le plus développé de l’Amérique latine et des Caraïbes en terme de santé !).
Avec cette idée en tête, nous avons cherché un emplacement, Cuba a fourni tout l’équipement et nous avons inauguré l’hôpital Ernesto “Che” Guevara le 8 octobre 2009, initialement dans des locaux temporaires qui nous avaient été prêtés. Nous sommes partis de là, et avons opéré plus de 7000 patients dans cet hôpital. Il y a deux ans, nous avons eu la chance de pouvoir déménager dans notre propre bâtiment qui a l’avantage de pouvoir être étendu afin qu’une université puisse y être adjointe, et loge les patients. C’est dans ce sens que notre campagne est en train d’être menée.
Vous avez mentionné le lien entre l’Operación Milagro et le programme d’alphabétisation Yo Sí Puedo. Mais comment est-il relié à un autre élément majeur de l’internationalisme cubain qui est l’École Latino-Américaine de Médecine (ELAM) ?
La création de la mission en Argentine est profondément reliée à l’ELAM et aux premiers diplômés argentins de l’école. Pas à l’époque où les patients se sont envolés pour Cuba, mais à l’époque de l’arrivée en Bolivie. Pendant cette étape, au cours de laquelle Fidel a proposé de créer des hôpitaux, il a aussi milité pour que les 50 premiers Argentins diplômés de l’ELAM soient envoyés pour travailler au sein de cette mission. Et c’était un sujet très important, car leur diplôme n’était pas reconnu en Argentine. Et Fidel était très inquiet, en particulier en ce qui concernait leur moral, car ils avaient été formés à sauver des vies et n’étaient pas autorisés à le faire. Ils ne pouvaient pas exercer en Argentine, mais ils pouvaient le faire en Bolivie et cela entretiendrait leur estime d’eux-même puisque cette situation était incroyablement injuste.
Beaucoup de ces médecins avaient été au Venezuela et avaient fondé, d’après une suggestion de Chávez, le “batallón 51” [bataillon 51, NdT]. Sept d’entre eux nous ont rejoints. D’autres médecins nous ont rejoints plus tard et c’est à partir de là qu’est apparue l’idée d’accorder des bourses à quiconque voudrait se former dans une spécialisation à Cuba. C’est le cas de notre directrice actuelle, Lucía Coronel, qui a étudié l’épidémiologie. En plus de cette dernière, nous avons 3 médecins généralistes venant de l’ELAM, un cardiologue, un anesthésiste et un ophtalmologue. Ce sont les diplômés de l’ELAM qui travaillent actuellement avec nous pour l’Operación Milagro. Les autres sont diplômés des universités de Córdoba. Il est également intéressant de voir comment ces deux groupes interagissent, comment ils s’unissent, échangent des idées, se font progresser mutuellement et déteignent l’un sur l’autre. C’est merveilleux.
Existe-t-il une résistance des corporations médicales argentines face à ces médecins formés à Cuba. Après tout, ils leur suppriment un marché potentiellement lucratif !
Oui, c’est vrai. Mais si on y regarde de plus près, nous ne pensons pas que la pression que nous subissons vienne du gouvernement. Car en définitive, nous aidons le gouvernement à résoudre un problème et nous attaquer n’est pas dans leur intérêt. Ceux qui nous semblent prendre de l’assurance, avec les capitalistes ainsi que la droite au pouvoir, sont les corporations. C’est ce qui se passe en ce moment en Argentine. Maintenant, que peut-il se passer ? Pendant des années, on a fait pression sur les médecins pour qu’ils ne nous rejoignent pas. Bien sûr, cela n’a jamais fonctionné avec les médecins formés à Cuba. On a essayé de les dénigrer, mais les gens les adorent, car ils sont là où ils doivent être
Dans notre cas, si l’establishment médical nous attaquait, je crois que ça se retournerait contre lui. Car imaginez-vous un hôpital qui accueillerait tous les jours des personnes venant de toute l’Argentine et de Córdoba en particulier. À supposer qu’ils nous attaquent et que nous soyons obligés de fermer (ce qui n’arrivera jamais, car c’est tout bonnement impossible), leurs salles d’attente se retrouveraient bondées. Ce que nous avons remarqué au fil des années, c’est que les longues listes d’attente qu’il y avait dans les hôpitaux ont contribué à l’augmentation des prix dans le secteur privé, qui peuvent aller de 20 000 à 30 000 pesos l’opération (1000 à 1500€ environ). Les mêmes praticiens qui sont dans les hôpitaux publics sont souvent aussi ceux qui travaillent dans le privé. Alors peut-être qu’il est dans leur intérêt que les listes soient longues, c’est une question d’offre et de demande dans laquelle on utilise les aveugles pour réguler le marché. Mais en même temps, ces corporations n’ont aucune intention d’opérer qui que ce soit gratuitement.
Il est important de souligner que cet hôpital est un hôpital du peuple. En d’autres termes, le peuple le protègera. Mais bien entendu, les corporations resteront les corporations, c’est pour cela que nous nous battons pour le socialisme.
Revenons à quelque chose de plus concret, comment l’hôpital fonctionne-t-il ? En termes de financement, de médicaments, etc. ?
L’hôpital fonctionne grâce à la solidarité de Cuba. Fondamentalement, jusqu’à présent c’est le ministre de la Santé de Cuba qui nous donne chaque année les les médicaments ainsi que toutes les fournitures nécessaires au bon fonctionnement de l’hôpital, et ce à travers l’institution qui s’occupe des services médicaux à l’étranger. Cela représente beaucoup d’argent, et lorsque nous étions en difficulté financière, Cuba nous a également aidé pour que nous puissions continuer à travailler. Au-delà de ça, nous sommes aussi financés par les dons, qu’ils soient effectués par internet ou à travers une tirelire que nous avons dans l’hôpital. D’autres pays se sont montrés solidaires comme les Juntas Generales de Guipúzcoa [Parlement du Pays basque, NdT] qui nous ont donné de l’argent pendant 3 années consécutives pour que nous puissions acheter un équipement laser, des médicaments et des fournitures. Certains laboratoires nous donnent aussi des médicaments et des fournitures, et c’est de cette manière que nous pouvons continuer à fonctionner. Des syndicats et des organisations sociales nous apportent aussi leur contribution.
Parfois, les gens, et les occidentaux en particulier, ne comprennent pas qu’un pays comme Cuba, qui a ses propres difficultés, maintienne ces programmes de solidarité…
La clé de compréhension est de savoir différencier la solidarité de la charité. La solidarité signifie partager ce que l’on possède, et la charité signifie donner ce qu’il reste (en trop). De plus, la solidarité n’engagera jamais personne, ne sera pas un mécanisme de colonisation, ou une façon de réclamer quelque chose en retour. Au lieu de ça, ce sera un moyen de compléter les savoirs déjà existants. C’est pour cette raison que Cuba a toujours souhaité que les hôpitaux soient durables et que nous avons l’intention de créer une école de médecine, pour que la solidarité s’étende au-delà de Cuba. De fait, l’hôpital est argentin, il n’y a qu’un seul médecin cubain et c’est notre assistant, les 15 autres sont des médecins argentins. En d’autres termes, cet objectif de durabilité a été atteint.
À côté de cela, c’est une distinction entre deux systèmes. Elle est difficile à cerner si l’on adopte une perspective capitaliste. C’est comme le touriste qui va à Cuba et qui évalue tout ce qui l’entoure d’un point de vue capitaliste. Alors, quiconque comprend que le fondement du système socialiste est de mettre le peuple en avant et non le capital, pourra comprendre cela. Et d’un autre côté, si l’on veut aborder le sujet de la pauvreté, les Argentins sont en réalité beaucoup plus touchés, avec des problématiques d’enfants se retrouvant dans la rue, se prostituant, ou fouillant dans les poubelles pour pouvoir manger. À Cuba, vous ne verrez pas un enfant souffrant de malnutrition ou errant dans la rue. L’UNICEF a reconnu que c’était le pays qui possédait l’espérance de vie la plus longue et la mortalité infantile la plus faible de toute l’Amérique latine et des Caraïbes. Tout le monde a-t-il une voiture ? Bien sûr que non, mais il en est de même pour l’Argentine. C’est pour cette raison que la pauvreté signifie des choses différentes selon que l’on se place d’un point de vue socialiste ou capitaliste.
Parlons maintenant de la campagne “Súmate” [Rejoins-nous, NdT], quels sont ses objectifs ?
Dans notre bâtiment actuel, nous avons la possibilité de construire deux étages supplémentaires en hauteur. L’idée est de commencer avec un module de construction pour faire un logement pour les patients qui viennent de la campagne. Parfois, les gens viennent nous rendre visite, mais n’ont pas d’endroit où loger. Ils se font opérer et se retrouvent à passer la nuit dans la terminal des bus. C’est impensable, c’est illogique, c’est un risque sanitaire pour la personne en question. Nous prévoyons donc cette construction non seulement pour les personnes venant de la campagne, mais aussi pour s’organiser avec les provinces voisines pour que les gens puissent venir se faire opérer, loger sur place, et retourner ensuite chez eux et avoir un médecin qui vienne effectuer un contrôle post-opératoire. C’est l’idée, et c’est la première phase.
La seconde phase sera de créer une salle de conférence, pour que nous puissions accueillir des médecins venant du monde entier et qu’ils partagent leurs savoirs avec nos médecins sur tout ce qu’il faut savoir sur les hôpitaux publics. Nous souhaitons renforcer les systèmes de santé publique. Et les logements seront aussi pour eux, car les villes ont la capacité de fournir ce type de formation, mais le problème concerne les médecins de campagne. Ils ne pourront jamais opérer car ils n’ont aucun moyen de se former, et c’est quelque chose auquel nous pouvons remédier.
Si je comprends bien, il ne s’agit pas seulement de pouvoir recevoir les patients. Vous allez également chercher les patients, n’est-ce pas ?
Tout à fait. Le programme est née d’un formule qui s’appelle la recherche active (“pesquisa activa”). Fidel, par exemple, en a beaucoup parlé quand il était à Córdoba, lors d’un discours qu’il avait prononcé à l’université. L’objectif est de ne pas attendre que les gens viennent à nous. Même si nous pratiquons des consultations ouvertes, les médecins se déplacent le week-end à travers un réseau que les organisations sociales mettent en place dans le quartier où elles travaillent, et nous faisons ce que nous appelons une recherche active. Alors les médecins s’y rendent car il y a des cas de pathologies oculaires, et les personnes qui ont des problèmes que nous pouvons soigner sont dirigées vers l’hôpital. De cette manière, nous brisons les barrières qui sont les plus grandes en ophtalmologie, à savoir la barrière de la distance, et celle de l’information ou de la communication.
Ce sont des gens qui pensent qu’il n’existe pas de solution à leur problème ! C’est d’autant plus vrai pour les personnes âgées. Mais la cécité due aux cataractes n’est pas irréversible, alors il faut chercher et trouver ces personnes. C’est ce que font nos médecins.
Une dernière question : il existe aussi un blocus médiatique contre Cuba. Et ce blocus fait que l’on ne sait quasiment rien sur l’internationalisme et la solidarité de Cuba. Pourquoi pensez-vous que nous en sommes là ? Pourquoi est-il aussi dangereux que les gens découvrent ce que fait Cuba ?
Parce ce que cela révèlerait l’humanisme du socialisme. Parce qu’on découvrirait ce qu’un pays sous embargo depuis plus de 50 ans est capable de faire. C’est une situation similaire à la diabolisation du Venezuela, qui occulte ce qu’a fait le Venezuela à travers le monde. Dans les Caraïbes avec le programme PetroCaribe, par exemple, ou en Haïti après le tremblement de terre. Le Venezuela nous a apporté de l’aide dans beaucoup de programmes, Cuba nous fournissait souvent des ressources humaines et le Venezuela se chargeait des ressources économiques. Toute cette solidarité est également occultée.
C’est encore plus vrai pour Cuba, car Cuba est un modèle de ce qui doit être fait. Imaginez un peu ce qui pourrait être accompli sans ce blocus économique et médiatique ! C’est notre travail de rompre ce blocus. Et nous, en tant qu’Argentins qui appartenons au mouvement de solidarité avec Cuba, avons le sentiment que les missions sont aussi des moyens de briser cet embargo petit à petit. En d’autres termes, chaque fois que nous arrivons dans un quartier, nous faisons connaître Cuba, on leur présente cette toute petite île d’Amérique appelée Cuba, et qui fait preuve de solidarité. Et c’est ainsi qu’ils peuvent parfois découvrir pour la première fois ce qu’est Cuba.
Plus d’informations disponibles sur les sites de l’Operation Miracle et de la campagne Súmate. Pour recevoir une version de plus haute qualité de cette vidéo écrire à ricardo.vaz [at] investigaction.net
Traduit de l’anglais par Rémi Gromelle
Source: Journal de Notre Amérique