Malgré les récentes révélations selon lesquelles le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Theo Francken a menti depuis le début dans l’affaire du renvoi de réfugiés vers le Soudan, le Premier ministre a décidé de continuer à le couvrir. Preuve que Charles Michel a besoin de la N-VA pour se maintenir au pouvoir et continuer sa politique d’austérité.
Dans un article publié sur sa page Facebook, le Premier ministre défend la politique migratoire de son gouvernement qu’il qualifie de « humaine mais ferme », reprenant ainsi à son compte la communication de Theo Francken. Il accuse ceux qui s’opposent à sa politique de faire des « campagnes de désinformation ».
« Fake news »
Cela devient une habitude pour Charles Michel de qualifier tous ceux qui s’opposent à sa politique de « désinformer ». Lors de la manifestation pour les pensions qui a réuni 40 000 personnes le 19 décembre, le Premier ministre avait accusé les syndicats et l’opposition de propager des « fakes news » sans jamais pouvoir dire ce qui était soi-disant faux. Dans l’affaire du renvoi de réfugiés vers le Soudan, une fois de plus, Michel accuse ses opposants de mentir sans pouvoir dire ce qui est mensonger.
Tout en accusant ses opposants de mentir, Charles Michel refuse toujours de rendre public l’accord conclu avec le Soudan. Il refuse également de publier les évaluations « au cas par cas » de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui ont soi-disant été réalisées par l’Office des étrangers avant chaque renvoi au Soudan. L’article 3 de la CEDH interdit de renvoyer une personne si celle-ci risque la torture en cas de retour. Le Premier ministre ne dit pas un mot non plus sur les mensonges avérés de Francken dans cette affaire.
Collaborer avec le Soudan : l’unanimité européenne
« Les autres pays européens renvoient aussi des réfugiés au Soudan. » C’est, en substance, le premier élément avancé dans l’article publié par Charles Michel sur sa page Facebook. L’Union européenne, au nom de « la lutte contre l’immigration irrégulière et les passeurs », travaille en effet avec le Soudan afin de réduire le nombre de réfugiés en provenance de la Corne de l’Afrique. Il s’agit du « processus de Khartoum » lancé à Rome en 2014.1
Les 11 et 12 novembre 2015, les chefs des gouvernements des 28 États-membres ainsi que le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, le président du Conseil européen Donald Tusk et le président du Parlement européen Martin Schulz se réunissaient à la Valette avec les dirigeants africains pour un sommet UE-Afrique sur les migrations. Le Premier ministre Charles Michel était présent également pour représenter la Belgique. Il y fut notamment décidé de soutenir financièrement le régime soudanais pour renforcer le contrôle de ses frontières, et ce malgré les mises en gardes des ONG sur les violations des droits de l’Homme dont se rendait coupable le Soudan.
Le « processus de Karthoum » et le soutien au régime soudanais du dictateur Omar el-Beshir entre dans le cadre de la volonté de l’UE de réduire au maximum les possibilités pour les réfugiés de se rendre en Europe pour y déposer une demande d’asile. Une politique européenne qui se veut de plus en plus répressive comme en témoigne également le récent deal avec le gouvernement en Libye qui a conduit de nombreux réfugiés à être réduits en esclavage sur place. Une politique portée par l’ensemble des partis européens actuellement au pouvoir.
Michel couvre Francken mais veut sauver les apparences
La collaboration de Theo Francken avec le Soudan se situe donc en droite ligne de ce qui se fait au niveau européen, et que le Premier ministre soutient totalement. Cependant, Charles Michel a parfois un peu de mal avec la communication de Theo Francken qu’il qualifie de « simpliste » et « caricaturale ». Même son de cloche du côté des libéraux flamand, où Patrick Dewael, le chef de file de l’Open-Vld à la Chambre, affirmait au Parlement le 21 septembre dernier soutenir l’accord conclu avec le Soudan mais critiquait la manière dont le secrétaire d’État communiquait. « Lorsque j’étais ministre de l’Intérieur et responsable de la politique de l’Asile et à la Migration, je communiquais peu et sobrement à propos de ce genre de missions d’identification. Mais Francken choisit la polarisation et la confrontation, ce qui s’avère souvent contreproductif. Il ferait mieux de simplement faire son job. »2
En Belgique, depuis 2015, le président de la N-VA Bart De Wever, avec l’aide de Theo Francken, s’est en effet mis en tête de profiter de la crise des réfugiés pour s’attaquer ouvertement à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et à la Convention européenne des droits de l’Homme. La N-VA défend ainsi ouvertement le « pushback » – c’est-à-dire le renvoi des réfugiés sans leur permettre de déposer une demande d’asile –, ce qui est totalement contraire à la Convention de Genève assurant justement le droit pour chaque personne de voir sa demande d’asile évaluée et d’être renvoyé uniquement si celle-ci est jugée négative. C’est le principe de « non-refoulement ». Bart De Wever et Theo Francken n’ont pas hésité à s’attaquer à plusieurs reprises aux juges qui faisaient appliquer ce principe, remettant notamment en cause l’arrêt Hirsi Jamaa de la Cour européenne des droits de l’Homme de 2012 qui interdit à l’Italie de pratiquer le « pushback ». A présent, la N-VA défend le droit de renvoyer toute personne n’ayant pas déposé de demande d’asile, même si celle-ci risque la torture en cas de retour.
Diversion
Charles Michel a cependant besoin de la N-VA pour se maintenir au pouvoir et faire passer la politique d’austérité. Partout en Europe, l’augmentation des inégalités provoque malaise et colère, et les réfugiés constituent le bouc émissaire idéal, et une manière de faire diversion. Une évolution que nous voyons chez de nombreux partis libéraux et traditionnels européens, qui acceptent de mettre en place le programme des partis nationalistes et d’extrême droite à propos des réfugiés afin de se maintenir au pouvoir et de continuer à s’attaquer aux salaires, aux pensions, à flexibiliser l’emploi, etc.
L’Autriche en est le dernier exemple le plus frappant avec une coalition « noire-bleue » formée par le Parti populaire conservateur de Sebastian Kurz et le Parti de la liberté de droite, un parti d’extrême droite fondé par d’anciens SS qui a mené une campagne virulente contre les réfugiés.
Réponse à Charles Michel
Charles Michel avance 6 points dans sa lettre à propos de l’affaire Soudan. Réponse point par point.
1. « (a) Les autres pays européens renvoient aussi des réfugiés au Soudan, (b) et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) réalise également des rapatriements volontaires vers le Soudan. »
(a) C’est correct. L’Italie est par exemple le pays européen qui a renvoyé le plus de réfugiés soudanais au Soudan (40 contre 9 pour la Belgique). Mais cela prouve-t-il que l’Italie et les autres pays européens respectent les droits de l’Homme ? L’Italie n’a-t-elle pas justement été accusée par la Cour européenne des droits de l’Homme en 2012 déjà de renvoyer illégalement des réfugiés ?
Et qu’en est-il des éléments avancés par le Washington Post et de Standaard selon lesquels le ministre de l’Intérieur italien Marco Minniti aurait directement conclu un deal avec des groupes en Libye pratiquant aujourd’hui l’esclavage afin d’empêcher les réfugiés de faire la traversée de la Méditerranée vers l’Europe ? Des éléments jugés assez sérieux pour que le ministre de la Coopération au développement Alexander De Croo (Open Vld) estime qu’une enquête doit être ouverte.
(b) Le HCR réalise également des rapatriements volontaires vers le Soudan, affirme Charles Michel. En effet, mais le mot « volontaire » a ici toute son importance. Le Premier ministre compare des pommes et des poires. Le HCR réalise des rapatriements « volontaires », la Belgique renvoie des gens « de force ». Charles Michel préfère par ailleurs taire le fait que Francken avait affirmé que les renvois de force des réfugiés soudanais avaient été réalisés avec le HCR, ce qui a été démenti par leur porte-parole.
2. « Les décisions de renvoi se font au cas par cas, dans le respect de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). »
Pour rappel, cet article interdit de renvoyer des personnes si elles risquent la torture dans leur pays d’origine. Charles Michel répète ainsi ce qu’il avait déjà dit lors de la commission parlementaire le 26 septembre dernier, alors même que la N-VA affirme qu’un Soudanais qui ne dépose pas de demande d’asile sera renvoyé, sans parler de l’article 3 de la CEDH.
Le 21 septembre, le porte-parole de l’Office des étrangers Geert De Vulder répondait au journal Le Soir que les Soudanais qui n’ont pas déposé de demande d’asile seraient renvoyés, même s’il s’agissait d’un opposant au régime soudanais. Enfin, le directeur de l’Office des étrangers Freddy Rosemont affirmait le 26 décembre que l’évaluation était « sommaire » lorsque la personne n’avait pas déposé de demande d’asile. Raoul Hedebouw, député fédéral PTB, a demandé à Charles Michel d’avoir accès à ces évaluations qui ont eu lieu au cas par cas si l’on en croit les propos du Premier ministre. Mais jusqu’ici, Michel a été incapable de les fournir.
3. « Les réfugiés peuvent faire appel d’une décision de renvoi et introduire une demande d’asile, ce qui suspend leur renvoi. »
Et que penser alors du cas de Mohammad ? Alors qu’il venait d’obtenir une décision de justice favorable, Mohammad, Soudanais détenu en centre fermé en Belgique, a signé un accord pour un retour volontaire. Dans une langue qu’il ne comprend pas et sans présence d’avocat. C’est ce que dévoilait Le Vif le 20 octobre. Plusieurs personnes actives sur le terrain affirment par ailleurs que les Soudanais sont traumatisés et font très difficilement confiance aux gens, ayant même peur des avocats.
Mais peut-on s’en étonner lorsque le gouvernement belge fait venir les sbires du régime soudanais pour les identifier ? Les ONG de terrain dont Amitié Sans Frontières ont demandé pendant des semaines qu’un centre d’accueil soit ouvert afin de pouvoir loger ces personnes en confiance et leur expliquer leurs droits à l’aide de traducteurs. Mais Theo Francken a toujours refusé.
Imaginez-vous une seconde être enfermé au Soudan, ne connaissant ni le droit soudanais ni la langue, et que le gouvernement soudanais affirmait que vous pouviez tout à fait « faire appel d’une décision de renvoi »…
4. « La note du CGRA explique que la situation est sûre au dans la grande majorité du territoire soudanais. »
Le Soir, qui a eu accès à cette note du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), affirme qu’il y est écrit que toute personne d’ethnie « non arabe » originaire du Darfour, du Nil bleu ou du Kordofan du Sud (deux régions frontalières du Sud-Soudan) obtient automatiquement un statut de réfugié, étant donné la dangerosité et la nature des conflits. Celle d’ethnie arabe, issue des mêmes régions, se voit quant à elle accorder une protection subsidiaire.
Plus encore : à l’échelle du pays, le commissariat accordait jusque-là de manière automatique la protection subsidiaire à toute personne « d’ethnie non arabe ».3 Ensuite, Charles Michel garde ici le silence sur le fait que la Belgique a fait venir une mission d’identification directement du Soudan, composée d’agents des services secrets. Officiellement pour identifier les Soudanais, mais qui en a profité pour venir repérer et rapatrier ses opposants politiques.
5. « Les réfugiés soudanais sont trompés par les passeurs qui convainquent les réfugiés de ne pas déposer de demande d’asile en Belgique et de se rendre au Royaume-Uni. »
C’est (en partie) correct, et c’est notamment pour cela que les ONG actives sur le terrain avaient demandé de pouvoir ouvrir un centre d’accueil provisoire afin d’accueillir ces réfugiés et de pouvoir leur expliquer leurs droits calmement, et ainsi les détacher des passeurs. Mais Theo Francken a toujours refusé. Ensuite, qui peut sincèrement s’étonner que les réfugiés soudanais ne veuillent pas rester en Belgique lorsque le gouvernement fait venir les sbires du régime soudanais pour les identifier ?
6. « La Belgique assume largement sa part de solidarité en matière de réfugiés accueillis. »
La Belgique, tout comme les autres États-membres en Europe, mène en réalité une politique visant à en accueillir le moins possible. C’est l’objectif de l’accord avec la Turquie et du deal avec la Libye qui visent à empêcher les réfugiés de venir déposer une demande d’asile en Europe. Les réfugiés accueillis le sont donc non pas grâce à la « solidarité des gouvernements européens » mais plutôt malgré eux.
Ensuite, Charles Michel garde le silence sur les causes de ces migrations forcées. La misère, le réchauffement climatique et les guerres poussant des millions de gens à fuir leur pays sont souvent la conséquence des politiques menées par les gouvernements européens dans les pays du Sud.
La Belgique n’a-t-elle pas participé aux bombardements en Irak, Afghanistan et en Libye ? Et que dire des politiques commerciales qui profitent surtout aux multinationales européennes et non aux populations locales ? Et quid du réchauffement climatique pour lequel les mesures prises au niveau européen ne sont absolument pas à la hauteur alors même que l’Europe porte une lourde responsabilité dans le dérèglement du climat ?
Notes:
1. http://italia2014.eu/media/3785/declaration-of-the-ministerial-conference-of-the-khartoum-process.pdf • 2. De Morgen, 22 septembre 2017 • 3. Le Soir, 26 décembre 2017
Source : Solidaire