Bannie. Liberté d’expression sous condition est le titre de l’ouvrage de l’ancienne présidente de RT France Xenia Fedorova. Celle-ci raconte l’histoire d’une atteinte grave à la liberté d’expression dans un pays largement coutumier de la chose. Il s’agit ici de ce qu’on appelle en critique historique un témoignage d’acteur. Le point positif est que c’est un récit de première main, d’une personne qui a vécu ce dont elle parle de l’intérieur et de près. Le point problématique est que cette personne peut avoir un regard biaisé et ne dire que ce qu’elle veut bien dire.
Quelques repères biographiques
La première partie se propose de placer quelques repères biographiques concernant l’auteure. Elle est née le 26 décembre 1980 à Kazan, dans la république du Tatarstan, à environ huit cents kilomètres à l’est de la capitale soviétique. Nous sommes à l’ère Brejnev finissante. A l’aube de ses quatre ans, pour des raisons de santé la concernant, elle déménage avec sa famille à Korolev, dans la banlieue moscovite. Son père travaille dans une base militaire dans le contexte où l’URSS essaie de faire face au programme IDS lancé par l’administration Reagan. Il meurt alors qu’elle a aux alentours de cinq ans.
Quant à sa mère, elle a vécu les derniers instants de l’Union soviétique : « Elle n’a jamais aimé Gorbatchev. Selon elle, il n’a pas laissé aux Soviétiques le temps de s’adapter à la transition et a contribué à accélérer le déclin, précipité la chute, détruit le pays » (p. 37). Les souvenirs de Xenia Federova concernant ces derniers instants sont clairs : les aînés étaient plongés dans un désarroi, un sentiment de défaite ainsi qu’une crainte de l’avenir. En un premier temps, les Russes ont cru que le gouvernement Eltsine agirait dans leur intérêt. Amère sera donc la prise de conscience du fait que ce gouvernement roulait pour des intérêts étrangers et privés, comme ceux des oligarques. Bref, « ce que le peuple russe a enduré, les Européens sont bien incapables de l’imaginer » (p. 41).
L’Autriche, la République tchèque et le retour à Moscou
C’est dans ce contexte, marqué une véritable fuite des cerveaux en Russie, que la famille de Xenia Fedorova décide de quitter celle-ci pour l’Autriche. Après lui avoir appris l’allemand, sa mère décide de l’inscrire dans un établissement international où les cours se donnent en anglais, puis dans une école russe de Prague. Mais le sentiment antirusse y est trop diffus, là comme en Autriche. Par ailleurs, les autorités de Vienne décident de refuser la prolongation du visa de la famille. Donc retour à Moscou où la jeune femme s’inscrit dans l’établissement World Politics, fondé après la dislocation de l’URSS et qui forme des diplomates. Elle n’y trouve cependant pas ses marques : la diplomatie n’est pas sa tasse de thé et de surcroît l’établissement est sous l’influence des Etats-Unis et imbibé de leur vision unipolaire.
Paris et les débuts de Russia Today
La deuxième partie du livre se concentre sur les premiers pas de journaliste de l’auteure. Cette dernière arrive à Paris en 2004 et étudie la langue de Molière à l’Alliance française. Puis elle est appelée à Moscou où on lui propose un poste dans une chaîne nouvellement créée : Russia Today. Les programmes de celle-ci sont émis en anglais et visent à « partager les histoires de la Russie avec le monde » (p. 75). Ses locaux sont situés dans le bâtiment de Ria Novosti. Xenia Fedorova devient productrice d’informations, « responsable de la collecte d’éléments sur des sujets d’actualité » (p. 79) au service international. Peu à peu, son poste s’étoffe de responsabilités nouvelles, comme l’organisation d’interviews de personnalités comme Condoleezza Rice et José Manuel Barroso.
Elle affirme que le problème de la désinformation pratiquée par les médias officiels occidentaux lui est « apparu crûment pendant le conflit entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud » en 2008. Le récit dominant, façonné par CNN, était que la Russie avait agressé la Géorgie. Or il a été par la suite contredit par une enquête de l’Union européenne qui a établi que c’était Tbilissi qui avait attaqué en premier. En outre, X. Fedorova joue un rôle-clé dans la mise en place de la plateforme FreeVideo, qui permet à quiconque le souhaite de télécharger des vidéos brutes accompagnées de mises en contexte et réalisées par RT. Face à l’accélération fulgurante de sa carrière, elle sollicite un MBA exécutif à la Berlin School of Creative Leadership pour apprendre à gérer des équipes.
A la direction de RT France
En 2014, elle est promue pour diriger l’antenne française de RT. On est alors dans le contexte du putsch de Maïdan et de la reprise de la Crimée par la Russie. Elle constitue son équipe et affirme sa volonté d’installer le siège de l’antenne en France ainsi que d’obtenir une licence du CSA. Elle est alors convoquée par le président de celui-ci, Olivier Schrameck, ex-directeur de cabinet de Lionel Jospin lorsque ce dernier était à Matignon. « Je m’étais persuadé, à tort, que le CSA était dirigé par des journalistes, quand je constatais que ces membres étaient pour la plupart affiliés au pouvoir » (p. 97). Finalement, le CSA accorde à RT France une licence pour cinq ans. Mais le développement va être rapidement freiné : en effet, en juillet 2014, la crise du rouble – due à la baisse des prix du pétrole, aux manœuvres de spéculation et aux sanctions économiques occidentales – impacte indirectement le budget alloué à RT France. Le projet est donc mis en pause. Fedorova est envoyée à Berlin diriger l’agence de presse Ruptly et RT France émerge sous forme non pas de chaîne, mais de site web.
En 2017, cependant, elle est rappelée à Moscou et reçoit la mission de lancer la chaîne en français. Elle entend alors conclure des accords avec un maximum d’opérateurs pour faire bénéficier le public le plus large des programmes de celle-ci. Orange est contacté. Durant les premières phases, tout semble aller comme sur des roulettes, mais « quelques jours avant la signature du contrat, les représentants d’Orange nous informèrent par courrier qu’un ‘problème interne’ les obligeait à revenir sur leur décision » (p. 103). Finalement, lors du lancement de la chaîne, le 18 décembre 2017, un seul distributeur a répondu présent : Free, qui dispose de canaux limités.
L’humiliant nouveau président français
Emmanuel Macron fait également l’objet d’un chapitre (intitulé « Le raté de Versailles »). X. Fedorova souligne que les contacts entre la chaîne RT France et lui étaient rigoureusement impossibles, comme si la première était black-listée. Néanmoins, la rédaction de RT France décide de profiter de la visite de Vladimir Poutine dans l’hexagone le 29 mai 2017 pour lui poser deux questions : (1) sur la Syrie et la possibilité d’une coopération entre Moscou et Paris dans le combat contre Daech et (2) sur la possibilité d’une amélioration des relations entre RT France et l’Elysée. Le président fraîchement arrivé au pouvoir répond : « J’ai toujours eu des relations exemplaires avec les journalistes étrangers, encore faut-il qu’ils soient journalistes ». Manière de dire que les gens de RT étaient des propagandistes, voire des agents du Kremlin. Il accuse de RT France de répandre des « contrevérités infamantes ». Fedorova parle dans le livre (en p. 114) d’une « humiliation publique » – au demeurant bien révélatrice de la personnalité de Macron. Et elle ajoute : « Le site Internet de RT France est facilement accessible à tous. N’importe qui peut vérifier qu’aucun des articles qui traitaient d’Emmanuel Macron ne pouvait permettre de dire que nous faisions de la propagande. Nous n’avions jamais abordé le sujet de sa vie privée, pas plus que nous avions relayé le moindre article en écho aux MacronLeaks qui avaient été divulgués pendant la campagne » (p. 115).
Un comité d’éthique dans la tourmente
Le chapitre suivant revient sur une obligation imposée par le CSA à RT France pour avoir sa licence : se doter d’un comité d’éthique. Restait donc à en nommer les membres. Nombreuses sont les personnalités qui se dérobent, à commencer par la secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse (aujourd’hui décédée) et d’autres que l’ouvrage se garde bien de citer. Finalement, le comité en question est composé de : l’ancienne ambassadrice Anne Gazeau, du journaliste Jean-Marie Bourget, de l’ancien ministre des Transports – et futur membre du Rassemblement National – Thierry Mariani et du journaliste Majed Nehmé. Le président est Jean-Luc Hees, ancien dirigeant de Radio France. Fedorova le présente comme quelqu’un qui refuse de hurler avec les loups et veut se faire sa propre opinion sur RT France. Il quittera ses fonctions au terme de son mandat, soit trois ans plus tard, confessant avoir connu l’enfer et dénonçant « les pressions continues qui s’étaient exercées sur ses épaules » (pp. 123-124) de la part des médias parisiens officiels.
Une couverture atypique d’un mouvement atypique
Fedorova aborde ensuite la couverture du mouvement des Gilets jaunes par RT France. Elle écrit : « je voyais dans le même temps se mettre en place un récit unique qui visait à diaboliser, sinon criminaliser, ce mouvement avant même que le pouvoir politique n’ait pris le temps de comprendre ce qu’il signifiait vraiment, ce qu’il racontait de la France » (p. 134). Elle dénonce aussi le fait que « les médias ont manqué de couvrir de manière adéquate la répression violente que le gouvernement a autorisée pour tenter de contenir les manifestations des Gilets jaunes. Ce parti pris, ce traitement sélectif des faits, cette cécité médiatique, a amené nombre de personnes à s’interroger sur leurs médias » (p. 137). Cette couverture sera un clou de plus dans le cercueil de RT France : « certains nous accusaient d’avoir intensifié l’ampleur du mouvement des Gilets jaunes, comme si nous avions falsifié l’histoire. Je ne parle même pas des accusations qui voulaient que RT France soit derrière le mouvement, que la Russie avait été à la manœuvre pour alimenter le chaos. Ces allégations étaient reprises par les médias » (p. 141).
Mise en demeure et sanction
Puis vient le 28 juin 2018, lorsque le CSA adresse une mise en demeure formelle à RT France. C’est suite à une erreur de concomitance des images et du son pour un reportage sur la Syrie. La plupart du temps (quand il s’agit d’un média mainstream), cela entraîne des coups de téléphone et des discussions informelles. Mais comme c’est RT France… Pour cette dernière, la descente aux enfers continue.
Puis vient le lancement par le CSA d’une procédure de sanction contre la chaîne. Un conseiller d’Etat, Bertrand Dacosta, est chargé de l’instruction préalable au prononcé de la sanction : il ne retient finalement rien contre RT France et le 26 février 2020 Roch-Olivier Maistre, nouveau président du CSA, rend sa décision, selon laquelle il n’y aura aucune sanction. « Nous avions gagné, mais à quel prix ? Au prix d’une débauche d’énergie et d’argent que j’aurais aimé dépenser ailleurs plutôt qu’en d’interminables procédures » (p. 153).
Aspects troubles et mérites de RT France
Les points suivants abordés dans le livre laissent plus perplexe. Laissons la parole à l’auteure : « Les Français, par exemple, ne cachent plus leur exaspération vis-à-vis d’une immigration qu’ils jugent sauvage et incontrôlée. Ils ont fait depuis longtemps le lien entre cette immigration et l’insécurité galopante qu’ils constatent ou subissent au quotidien, bien avant que Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, n’ose établir, timidement une corrélation. Sauf à passer pour raciste et xénophobe, c’est impossible » (p. 156). Il y a au moins deux problèmes dans ces propos :
- l’insécurité est un concept fourre-tout qui mélange petite délinquance (qui ne peut être séparée du contexte socio-économique), grand banditisme et crime organisé (affaire de la police et de la justice), incivilités en tous genres (dépôts sauvages d’ordures, déjections canines sur les trottoirs), mal-être généré par la société atomisée, etc. ;
- elle ne se livre à aucune analyse historique et sociologique du phénomène de la délinquance.
Fedorova aurait-elle cédé aux travers qu’elle dénonce dans les médias mainstream ? Travers parmi lesquels figure l’absence de rigueur intellectuelle et de remise en perspective ?
Toujours est-il qu’il faut reconnaître le mérite à RT France d’avoir donné la parole à des individus censurés de fait dans les mainstream occidentaux, qu’ils soient de droite ou de gauche, que l’on partage ou non leurs opinions. On peut citer, parmi beaucoup d’autres, le professeur Raoult dans l’affaire du Covid : « Nous avions couvert ses théories pour faire entendre son point de vue sur la situation sanitaire et rendre publiques un certain nombre de critiques qu’il exprimait sur la gestion de la pandémie » (pp. 165-166). Sans oublier les légitimes interrogations sur les SMS (effacés) de Mme von der Leyen avec le PDG de Pfizer concernant des contrats portant sur des milliards d’euros…
Menaces de mort et attaques personnelles
X. Fedorova évoque ensuite les menaces de mort, parfois précises, qu’elle a reçues, de milieux fondamentalistes islamistes et de la mouvance chauvine ukrainienne, ce qui l’a amenée à recourir à un garde du corps. Elle parle ensuite des attaques, parfois personnelles, dont elle a fait l’objet de la part des médias officiels (Les Echos, Elle, Le Parisien, Vanity Fair, Le Monde, Charlie Hebdo). Sans oublier celles venant des milieux politiques (Claude Malhuret, Benjamin Griveaux) et de chercheurs (Maxime Audinet). Il est pourtant difficile de lui donner tort lorsqu’elle souligne que RT n’est pas le seul média financé par un Etat et diffusant dans d’autres régions du monde : il y a aussi la BBC, CBC, Al Jazeera, Deutsche Welle, NHK, CCTV, TRT, Voice of America, France 24, TV5 Monde… Alors pourquoi cet acharnement, digne de la guerre froide, contre RT ? Russophobie ?
La crise ukrainienne et la mise à mort de RT France
Vient enfin le morceau consacré à la crise ukrainienne. Celle-ci débute dès 2014, si pas plus tôt. Fedorova écrit: « nous avons toujours cherché à couvrir le conflit de manière équilibrée, en offrant une tribune aux voix de toutes les parties – Zelensky, l’OTAN, l’UE, les Etats-Unis et la Russie. Pourtant, tandis que les journalistes des médias traditionnels étaient librement invités à Kiev et rapportaient occasionnellement depuis le Donbass, les journalistes de RT France étaient interdits en Ukraine. S’ils y entraient, ils risquaient la prison. Cette mise à l’index n’était qu’une des nombreuses façons de censurer une perspective plus équilibrée sur le conflit. En revanche, les journalistes étrangers étaient autorisés par les Russes à filmer sur le territoire du Donbass. Notamment des journalistes de TF1, de France Télévisions et la documentariste Anne-Laure Bonnel. Elle a fait partie de ceux qui ont aidé à mettre en lumière la souffrance du peuple du Donbass depuis 2014 » (p. 242).
L’offensive du 24 février 2022 agit comme un catalyseur aux attaques lancées contre RT. Certains journalistes choisissent publiquement de quitter la chaîne à ce moment. D’autres se font mettre en arrêt maladie. Des experts retournent leur veste, offrant leurs services à BFM et LCI. D’autres s’accrochent au navire plus que jamais dans la tourmente – et de plus en plus ouvertement menacé. En particulier par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui le 27 février 2022 prononce le bannissement de RT et de Sputnik. Le 2 mars, les décrets interdisant la diffusion de RT en UE sont publiés. « Nous avons tenu pendant un an environ. Jusqu’à ce que notre obstination à ne pas vouloir mourir devienne insupportable à Ursula von der Leyen et au gouvernement français, qui s’irritait de nous voir continuer à opérer. Nos contenus n’étaient plus visibles dans l’UE, mais l’écho de notre couverture dans les pays africains aux audiences francophones parvenait jusqu’en France. Le pouvoir redoublait d’énergie pour nous créer toutes sortes de difficultés nouvelles. Il devenait de plus en plus difficile de travailler avec nos prestataires de services. Nous ne pouvions plus obtenir d’assurance pour les locaux que nous louions. Toutes ces procédures bureaucratiques étaient épuisantes et m’obligeaient à trouver de nouvelles solutions pour faire survivre notre chaîne. Jusqu’à ce que l’Union européenne se décide enfin à cibler la société mère de RT à Moscou. Les sanctions sont arrivées sous la forme d’un neuvième paquet de sanctions en décembre 2022. Et en janvier 2023, les comptes de RT France étaient gelés par décision du Trésor public français. Ce fut la fin de notre combat » (pp. 257-258).
Enfin, après avoir évoqué le comportement de Reporters Sans Frontières, qui, sous la houlette de Christophe Deloire, a été un fidèle participant à la croisade contre RT, et le silence des syndicats, Fedorova pose la question suivante – et inquiétante : A qui le tour ?
Source : Investig’Action
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