Pas seulement Paris : les précaires de l’Illinois*
SERGIO FINARDI
CHICAGO
Ces deux dernières semaines, deux fortes manifestations ont traversé le centre de Chicago, en occupant pendant quelques temps le cœur d’une ville connue historiquement pour sa longue tradition de syndicalisme militant. Le Premier Mai est né ici, des centaines de dirigeants du mouvement ouvrier étasunien, les plus connus et compétents, sont nés et ont lutté ici. Vendredi 10 mars, plus de 150.000 personnes (estimation de la police) ont marché contre la proposition de loi anti-immigrants (une sorte de copie du type de législation qui a rendu possible Guantanamo) introduite au Congrès par le président du comité de la Chambre pour les affaires juridiques, James Sensenbrenner. Samedi 18, à l’occasion du troisième anniversaire de l’invasion et occupation de l’Irak, 15.000 personnes au moins (selon nos estimations les plus prudentes, 7.000 selon la police) ont, une nouvelle fois, fortement « animé » la ville, dans ce qui a probablement été la plus grande des manifestations tenues le 18 mars aux Etats-Unis.
A la manifestation nous avons rencontré Joe Berry, un historien du mouvement ouvrier qui enseigne, à Chicago, au siège de l’Institut sur les relations syndicales et industrielles de l’Université de l’Illinois (Urbana-Champain). Berry n’est pas qu’un historien apprécié, il est depuis 35 ans un militant syndical notoire.
Joe, Chicago est une fois de plus en train de secouer le pays ? Quelle est ton évaluation de la situation qui a amené à ces deux manifestations ?
La manifestation contre les lois anti-immigrants a probablement été une des plus grandes de l’histoire de Chicago, et elle rappelle celles de 1896 pour les huit heures, menée par Lucy et Albert Parsons, d’où est né le Premier mai. Ces manifestations aussi étaient faites de travailleurs venus à Chicago chercher un meilleur travail et certainement pas pour le bon gouvernement de cette ville ni pour son climat. Bon, c’est un peu tôt, je crois, pour dire que nous sommes en train d’assister à quelque chose qui pourrait aboutir à un mouvement à l’échelle de ceux des années 80 au 19ème siècle. Je ne crois pas que ce soit impossible, toutefois, étant donné que certaines des raisons qui firent bouger les travailleurs sont de nouveau d’actualité, comme l’insécurité et la forte exploitation auxquelles les travailleurs immigrés sont soumis, la conviction diffuse que les conditions de travail et les salaires moyens sont en train de disparaître au profit d’une séparation toujours plus grande entre riches et pauvres. Ces deux facteurs sont communs aux deux époques. Ce qui est différent aujourd’hui c’est que les Etats-Unis sont devenus une puissance impériale et que l’exercice de cette puissance impériale, en particulier pour la guerre en Irak, n’a été contrée que par une minorité, celle que nous avons vue à la manifestation du 18, alors que la majorité, même à Chicago, est restée passive. Une autre différence, entre aujourd’hui et l’époque de Haymarket Square, est que maintenant plus de la moitié de la classe ouvrière de Chicago est, en termes utilisés aux Usa, « non-blanche ». Les ouvriers de Chicago sont en grande partie soit des américains africains et latinos (d’origine africaine ou centre/sud américaine), soit des asiatiques ou fils d’immigrés asiatiques. La partie « blanche », enfin, est formée aussi d’immigrés européens récents. En ce sens, les manifestations ont un caractère international –je dirais même « global » – qu’on ne peut pas retrouver à un tel niveau même dans la solidarité pourtant présente de l’autre siècle. Les deux manifestations révèlent que même au cœur des Etats-Unis nous sommes reliés avec ce qui se passe au-delà de nos frontières et la question, pour beaucoup d’entre nous maintenant, n’est pas « comment pouvons-nous arrêter ou inverser ce processus » mais plutôt « qui va contrôler ces liens et que fera le mouvement pour les influencer ou pour en déterminer le caractère ? »
*(et nous alors… ? note de la traductrice marseillaise)
Tu as récemment publié « Reclaiming the Ivory Tower », un livre où, entre autres nombreuses choses, tu décris les milles façons dont les managers des universités essaient de contrer les tentatives d’organisation syndicale, d’empêcher un véritable exercice de la liberté de parole et d’enseignement et, plus encore que par le passé, de transformer les établissements universitaires en entreprises où les travailleurs précaires constituent le gros des formatés à leur « business ». Penses-tu que ce trend (tendance, ndt) a influencé la façon dont les gens ont répondu aux politiques criminelles de cette administration ou a freiné la croissance, dans les universités étasuniennes, d’un mouvement plus fort contre la guerre ?
La précarisation du travail, que ce soit dans les universités ou dans l’économie en général, ajoutée à une situation qui sur les standards européens était déjà d’insécurité de l’emploi, est un des facteurs majeurs de la tendance qui est en train de redessiner la vie de la majorité de la classe ouvrière aux Etats-Unis. L’exemple des enseignants des collège est vraiment un des cas les plus extrêmes, et qui se développent, liés à ce trend qui prend forme ces trente dernières années, en transformant les enseignants des universités en travailleurs intellectuels précaires. L’effet spécifique de cette précarisation sur le comportement des gens face à cette administration n’est pas encore clair. D’un côté, la peur – économique, politique, sociale – est à coup sûr aujourd’hui le sentiment dominant chez des nombreux étasuniens. L’administration joue là dessus pour promouvoir ses politiques et décourager les gens de s’organiser de façon indépendante. De l’autre coté, la dégringolade vers des salaires bas, et l’aggravation de la qualité de la vie portent un potentiel d’ouverture sur des perspectives plus critiques, et sur des idées radicales aussi, et à un niveau, désormais, qu’on n’avait pas vu depuis les années 60 voire peut-être depuis les années 30. Cette force potentielle, pour sa plus grande part, n’est pas encore arrivée à s’exprimer en une critique généralisée et avec une base de masse. Et ceci, soit du fait que le leadership du mouvement syndical –affaibli mais quand même toujours une grande force- n’a pas relié les divers éléments de cette force et adopté une vision militante, soit à cause de l’absence d’une leadership de gauche ayant la force et la capacité d’influencer les événements sur une échelle de masse et nationale. Cependant, comme c’est justement arrivé pendant la Grande crise de 1929, la situation peut changer rapidement. Le développement du mouvement syndical sur les campus des universités, chez les travailleurs diplômés, les enseignants précaires, et autres travailleurs universitaires, montre qu’il y a un potentiel pour la victoire de l’espoir et du courage sur la peur et le fatalisme.
Edition de mercredi 29 mars 2006 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/29-Marzo-2006/art7.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio