« Atmosphère de flicage, de vulgarité »@@ ?Marie Ndiaye doit-elle se taire ?

La France de cette fin 2009 est vraiment comment l’a si bien synthétisé l’écrivain Marie Ndiaye, Prix Goncourt 2009. Le tous suspects est de rigueur. Il suffit d’aller dans une gare de n’importe quelle grande ville de France et on croise constamment des patrouilles de l’Armée de Terre, seules ou accompagnées de gendarmes, ou encore des services de sécurité de la SNCF ou de la RATP le tout rythmé d’annonces Orweliennes destinée à alerter les passants des dangers qui nous guettent. Nous vivons sous l’œil de caméras dans les lieux publics ou privés. A la ville comme sur les routes, avec des contrôles de police inopinés, sous la vigilance robocopienne de centaines de CRS mobilisés pour des manifestations pacifiques. Oui, l’atmosphère de la France devenue désormais occupée, est de plus en plus irrespirable.?
 
Marie Ndiaye doit-elle se taire ? En tout cas, Éric Raoult, député UMP de Seine-Saint-Denis, voudrait imposer à la lauréate 2009 du prix Goncourt « un devoir de réserve », qu’il justifie en ces termes : « Ce prix qui est le prix littéraire français le plus prestigieux est regardé en France, mais aussi dans le monde, par de nombreux auteurs et amateurs de la littérature française. A ce titre, le message délivré par les lauréats se doit de respecter la cohésion nationale et l’image de notre pays. »
 
Mais quel est donc le crime de Marie Ndiaye ? Dans un entretien daté du 30 août, à un moment, donc, où elle n’avait pas encore reçu le prix, elle avait qualifié de « monstrueuse » la France d’aujourd’hui, avec son « atmosphère de flicage, de vulgarité ». Ce propos, on le conçoit, a pu déplaire à Éric Raoult, et c’est pourquoi il en appelle au ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, pour lui demander « ce qu’il compte entreprendre en la matière », pour recadrer les écrivains.
Évidemment, cette saillie d’Éric Raoult risque fort de confirmer ce que disait Marie Ndiaye à propos de l’« atmosphère de flicage, de vulgarité », qui règne de plus en plus en France. Par ailleurs, Frédéric Mitterrand, qui a déjà fort à faire avec sa propre liberté d’expression, est-il vraiment bien placé pour limiter celle des autres ? Enfin, quel est ce « devoir de réserve » auquel serait soumise Marie Ndiaye, au nom de la « cohésion nationale » ? Éric Raoult va-t-il imposer à l’Académie Goncourt une clause nouvelle, exigeant des lauréats de ne rien dire qui puisse nuire à « l’image de notre pays », et à l’identité nationale ? Car c’est bien l’enjeu.
Par un de ces coups du sort, dont l’ironie doit être soulignée, le jour même où Marie Ndiaye recevait son prix, Eric Besson lançait son grand débat sur l’identité nationale. Or Marie Ndiaye, dont le père vient du Sénégal, qui est française, et qui vit aujourd’hui à Berlin, ne correspond peut-être pas à la vision de l’identité nationale, quelque peu étriquée, que certains tentent aujourd’hui d’imposer. Pour autant, est-elle moins française, et moins libre de parler que M. Raoult lui-même ? Quelques jours plus tard, le prix Médicis a été décerné à Dany Laferrière, auteur haïtien, vivant entre Québec et Miami, et qui a écrit justement sur L’Enigme du retour. Lui aussi est un « traverseur de frontières ».
L’année dernière, le Goncourt avait été attribué à Atiq Rahimi, romancier franco-afghan, qui définit sa croyance religieuse en ces termes : « Je suis bouddhiste parce que j’ai conscience de ma faiblesse, je suis chrétien parce que j’avoue ma faiblesse, je suis juif parce que je me moque de ma faiblesse, je suis musulman parce que je condamne ma faiblesse, je suis athée si Dieu est tout puissant. » Et en 2006, pour son livre Mémoires de porc-épic, le Renaudot avait été attribué à Alain Mabanckou, auteur congolais, qui vit aujourd’hui en Californie.
Qu’y a-t-il de commun entre tous ces écrivains ? Pas grand-chose, mis à part le fait qu’ils publient en France, et en français, des ouvrages reconnus. Ils sont très différents, certes, mais tous, traversant les frontières, contribuent à façonner un regard, sans doute même une conscience, irréductible aux injonctions étroites de l’identité nationale. Que les grands prix littéraires comme le Goncourt, le Renaudot ou le Médicis reconnaissent et célèbrent la « mondialité », dirait Glissant, de ces écrivains de langue française, voilà un pied-de-nez insupportable, pour ceux qui voudraient que les auteurs de talent soient au service de l’identité française, telle que la conçoit le ministère de l’Identité nationale. Mais c’est justement parce qu’ils sont de talent qu’ils prennent des libertés avec les définitions imposées.
Si les grands écrivains, récompensés par les prix, sont tenus à un « devoir de réserve », comme le veut Éric Raoult, sans doute Mauriac, prix Nobel de littérature, a-t-il eu tort de critiquer l’usage de la torture en Algérie. Il est certain, en effet, que les articles de Mauriac sur la question ont nui à la « cohésion nationale », et à « l’image de notre pays ». De même, aux yeux d’Éric Raoult, André Gide, prix Nobel de littérature lui aussi, aurait-il dû s’abstenir de critiquer la ségrégation raciale dans son Voyage au Congo ? Car ce faisant, il a nui à la « cohésion nationale », et à « l’image de notre pays ». Et Victor Hugo ? Lui qui, quittant la France pour Jersey, n’a cessé de critiquer Napoléon le Petit ! N’a-t-il pas, plus que quiconque, nui à la « cohésion nationale » ? Que dire encore de tant d’auteurs consacrés, et qui eux aussi, ont osé critiquer la France, et les autorités françaises !
On aimerait qu’Éric Raoult nous fasse une petite fiche pour nous expliquer ce que les auteurs consacrés ont le droit de dire, ou non. Ce qu’ils peuvent dire sans pour autant offenser les défenseurs auto-proclamés de l’identité nationale. Et si certains écrivains, malgré ces consignes, continuent à nuire à la « cohésion nationale », ou à « l’identité nationale », va-t-on envisager des sanctions éventuelles ? La question avait été posée au général de Gaulle. Son ministre de l’Intérieur lui suggérait de faire arrêter Jean-Paul Sartre, qui lui aussi, nuisait singulièrement à la « cohésion nationale ». Dans sa grande sagesse, le général (qui, pourtant, ne fut pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un grand défenseur de la liberté d’expression) avait répondu :
 
« On ne met pas Voltaire en prison. »
 

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