Nous avons récemment célébré le 61e anniversaire de l’expression « complexe militaro-industriel » utilisée par le président Dwight D. Eisenhower dans son discours d’adieu du 17 janvier 1961. Son départ et l’arrivée de l’administration Kennedy annonçaient, du moins dans la tradition populaire, la Nouvelle Frontière. Trois ans plus tard, le jeune Kennedy mourrait, un assassinat qui resterait à jamais au centre de l’incrédulité et du mystère collectifs non résolus. Les théories du complot ont abondé, la plupart d’entre elles impliquant un certain niveau de dissimulation gouvernementale à la suite de l’assassinat.
La dernière tranche de documents JFK déclassifiés en décembre n’a pas aidé, c’est certain. Ils réaffirment que la CIA connaissait le tireur solitaire présumé Harvey Lee Oswald des semaines, des années avant l’assassinat, ce qui était jusque-là inconnu. La CIA a longtemps construit un récit, à partir de l’enquête de la Commission Warren de 1964 sur l’assassinat de Kennedy, selon lequel la connaissance d’Oswald par l’agence avant le 22 novembre 1963 était minime. Nous savons maintenant, grâce à tous les documents déclassifiés jusqu’à l’année dernière, que la CIA mentait activement.
Selon Jefferson Morely, biographe de longue date de la CIA et de l’assassinat de Kennedy, la quantité d’informations que l’agence avait stockées sur ce soi-disant loser solitaire avant ce jour à Dallas était « plutôt maximale » :
Lorsque le président Kennedy a quitté Washington pour un voyage politique au Texas le 21 novembre 1963, le personnel de contre-espionnage de la CIA disposait d’un dossier contenant 42 documents détaillant les déplacements, la vie politique et personnelle et les contacts étrangers d’Oswald. L’Agence avait même intercepté et lu son courrier, selon un document déclassifié en 2000. L’histoire du supposé tireur isolé, telle qu’elle est racontée dans le rapport de la Commission Warren, implique que la CIA en savait peu sur lui, ce qui n’est tout simplement pas vrai.
En fait, les hommes et les femmes de la CIA ont surveillé les mouvements d’Oswald pendant quatre ans avant la mort de Kennedy. En effet, ils l’ont suivi jusqu’à Dallas. Comme je l’ai rapporté dans le Daily Beast en 2017, une fiche de suivi déclassifiée montre que le chef du contre-espionnage de la CIA, James Angleton, a reçu un rapport du FBI indiquant qu’Oswald vivait au Texas le 15 novembre, une semaine avant que Kennedy ne soit tué.
Nous savons également – grâce à des notes internes de la CIA elle-même – que l’agence était au courant de la défection d’Oswald en Union soviétique en 1959, de son retour en 1961 avec une femme russe et de ses fameuses bagarres avec des militants pro-Castro et anti-Castro (financés par la CIA) à la Nouvelle-Orléans. Ils savaient qu’il avait contacté un officier des services secrets soviétiques à Mexico en octobre 1963.
La livraison de documents en décembre montre pour la première fois dans son intégralité que la CIA a envoyé un « câble rassurant » à son bureau de Mexico, indiquant que la défection d’Oswald et son séjour en URSS avaient eu un « effet de maturation » sur lui. « Quarante-trois jours plus tard, écrit Morely, Kennedy était mort et Oswald était en état d’arrestation pour le crime. »
Rien de tout cela ne constitue bien sûr une preuve irréfutable que la CIA a tué le président, ou que l’agence connaissait d’autres coupables qu’Oswald, et qu’elle a couvert l’affaire. Mais cela laisse la plus grande question sans réponse : « Pourquoi la CIA a-t-elle menti ?»
Le rapport entre tout cela et Eisenhower est clair. Nous savons que, sous Eisenhower, la CIA avait prospéré dans ses opérations secrètes liées à la Guerre froide tout au long des années 1950, notamment sous l’égide d’Allen Dulles (directeur adjoint de la CIA de 1951 à 1953 ; directeur de 1953 à 1961).
Alors que le président avait montré une réticence à l’égard des conflits militaires majeurs (en tant qu’ancien général commandant, il avait participé à la Seconde Guerre mondiale), il avait permis à la CIA de disposer d’une importante longeur d’avance en termes d’actions secrètes, dont nous savons aujourd’hui qu’elles comprenaient de nombreuses activités sordides, notamment l’assassinat de dirigeants politiques (et/ou des tentatives), les renversements de régime (y compris le renversement du dirigeant démocratique élu de l’Iran, Mossadegh, en 1953) et des expériences notoires de contrôle mental sous LSD. Ted Snider a fait un bon tour d’horizon de certains des coups d’État étrangers les plus connus, soutenus par la CIA ici.
L’essentiel, c’est que le 22 novembre 1963, la CIA n’avait plus de comptes à rendre.
« Ike aimait follement les opérations secrètes. Le Guatemala et l’Iran étaient ses bébés et il est passé à l’Indonésie, à la Chine, à l’Europe de l’Est, au Congo, à Cuba, etc. avec un enthousiasme dissimulé. Il a personnellement ordonné l’assassinat de dirigeants étrangers et a poussé à des opérations de changement de régime plus extrêmes », déclare Stephen Kinzer, auteur de Poisoner in Chief : Sidney Gottlieb and the CIA Search for Mind Control [L’empoisonneur en chef : Sidney Gottlieb et la recherche de la manipulation mentale par la CIA, NdT], et The Brothers : John Foster Dulles, Allen Dulles, and Their Secret World War [Les frères : John Foster Dulles, Allen Dulles et leur guerre mondiale secrète, NdT]. Il m’a déclaré :
« Il a fait cela en partie parce qu’il considérait les opérations secrètes comme un projet de paix. Il avait envoyé des enfants mourir par milliers pendant la Seconde Guerre mondiale et en avait été profondément affecté, suppose Kinzer. Maintenant, il a trouvé un moyen d’œuvrer à la volonté de l’Amérique dans un monde sans guerre » – fantastique !
Le discours du complexe militaro-industriel était donc certainement le reflet de son instinct de réduction budgétaire, mais il contenait également un message tacite : « Oubliez les escadrilles de bombardiers et les chars, comptez sur les opérations secrètes comme je l’ai fait. C’est moins cher et beaucoup moins de gens meurent. »
Le discours d’Eisenhower était audacieux et prémonitoire en ce qu’il désignait le complexe de l’armement comme un abuseur potentiel d’un système démocratique libre et ouvert (comme aujourd’hui, sans doute) :
« Cette conjonction d’un immense appareil militaire et d’une grande industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine… Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés ou nos processus démocratiques. Nous ne devons rien considérer comme acquis. Seuls des citoyens vigilants et bien informés peuvent obliger l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense à s’harmoniser avec nos méthodes et nos objectifs pacifiques, afin que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble. »
Ce qu’il n’a pas réalisé, c’est que l’alternative secrète qu’il avait permis à Dulles de développer était devenue son propre complexe gigantesque d’espions, jumelés à des scientifiques et des chercheurs, un labyrinthe de collaborateurs institutionnels civils, et une explosion de fonds illimités du contribuable, corrompus par le pouvoir et motivés par l’idéologie, le secret et la peur. De par sa nature même, il contrecarrait toute possibilité d’une « population vigilante et bien informée », et ce n’est qu’en 1974, lors des audiences de la Commission Church, que le peuple américain a su ce qui avait été fait en son nom, avant et après l’assassinat de Kennedy.
Grâce à la destruction et/ou à la classification des dossiers, nous ne connaîtrons peut-être jamais toute l’étendue de ces activités. Entre-temps, les opérations de la CIA tout au long des années Reagan, et plus récemment la guerre mondiale contre le terrorisme, ont montré que les opérations secrètes étaient devenues un outil à part entière du complexe militaro-industriel, et non une exception. Eisenhower n’aurait peut-être pas pu l’anticiper.
Une chose qu’il aurait dû prendre en compte lorsqu’il a parlé de l’effondrement du processus démocratique : le premier et le plus grand pas vers cet effondrement est la perte de confiance dans le gouvernement. Qui pourrait prétendre sans sourciller que les activités de la CIA à cette époque – la première décennie, peut-être la plus robuste, de l’existence de l’agence – n’avaient pas amorcé l’affreux retournement contre nos institutions, qui est aujourd’hui au niveau maximum. La question qui se pose aujourd’hui n’est pas tant « Pourquoi la CIA mentirait-elle ? » que « Pourquoi les croirions-nous ? » C’est autant l’héritage d’Eisenhower que son discours d’adieu.
Source : Responsible Statecraft, Kelley Beaucar Vlahos, 17-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises