Comment le sionisme a-t-il pu s'enraciner si profondément dans les familles juives arabes, alors que 40 % des Israéliens viennent du monde arabo-musulman ? Qui est-on quand on est à la fois colon et colonisé ? Élevée comme Israélienne et confrontée à ces questions, la professeure à l'Université Brown Ariella Azoulay décide, il y a douze ans, de réaffirmer ses racines que le sionisme a voulu effacer : elle est juive algérienne par son père et juive palestinienne par sa mère.
Investig’Action : Vous avez étudié et écrit sur les colonisations française en Algérie et sioniste en Palestine. Quelles similitudes notez-vous entre ces deux colonisations ?
Ariella Aïsha Azoulay : Première similitude : la colonisation française de l’Algérie est une colonisation de peuplement, de même que la colonisation de la Palestine.

Deuxième similitude : la colonisation des terres et l’expropriation des richesses.
Troisième similitude : l’usage de la citoyenneté comme instrument de colonisation : les Français envahissent l’Algérie en 1830 avec un processus de dés-algérisation. Le but ? Détruire leur culture pour qu’ils perdent ce que Frantz Fanon appelle la résistance anthologique1.
En 1865, la France incite les juifs et les musulmans d’Algérie à demander la citoyenneté française. À peine 300 Algériens, juifs et musulmans, la sollicitent. En 1870, la France perd la guerre ( franco-prussienne ). Un nouveau gouvernement est constitué dans lequel Adolphe Crémieux impose la citoyenneté française aux juifs d’Algérie.
Une population de 40 000 juifs environ vivant sur cette terre se retrouve donc captive de la France qui les force à devenir ses citoyens français dans leur pays, l’Algérie. Ils n’en restaient que 40 000 car la colonisation avait déjà coûté beaucoup de vie aux Algériens, y compris des juifs.
On dit encore aujourd’hui que la France a « donné » la citoyenneté aux juifs. Ceci est un lexique colonial qui suggère l’idée d’un « cadeau », alors qu’en fait la France arrachait les juifs de leur vie parmi les musulmans, de leur vie comme Algériens
Jusqu’à aujourd’hui, on continue de parler du décret Crémieux comme d’un don.
Quant à moi, je suis née dans la colonie sioniste2 en Palestine en 1962, 14 ans après la création de l’État d’Israël. Par la violence de l’État et le soutien de l’Occident, la citoyenneté israélienne était normalisée au point où des bébés sont nés puis ont grandi croyant qu’ils et elles étaient des Israéliens. C’est ainsi qu’on a fait de moi une Israélienne. Mes ancêtres, pourtant, n’étaient pas israéliens ! Ils n’étaient pas sionistes non plus ! Il y avait parmi mes ancêtres des non-sionistes, mais aussi des anti-antisionistes.
Tout est construit là-bas pour que les enfants qui y naissent pensent que les fruits, les plantes, le théâtre, la peinture, la mer, la nourriture, sont « israéliens ». Cette identité a été fabriquée en 1948, et imposée à la majorité des juifs en Palestine.
J’ai mis beaucoup de temps à comprendre que cette identité israélienne qui m’a été assignée en 1962, était, et est encore, une arme contre les Palestiniens. Elle est une arme qui empêche leur retour.
Pas tous les juifs et juives qui vivaient en Palestine avant 1948 étaient sionistes, mais à partir de 1948 ils et elles n’avaient plus le choix que de devenir israélien. À partir de la déclaration de l’État et sa reconnaissance par l’ONU, une machine de propagande puissante, le système éducatif et une violence ontoépistémologique ont transformé tout ce qui était palestinien en israélien.
Vous parliez de don colonial. Trouvez-vous comparable le fait d’avoir nationalisé français les juifs en Algérie, et d’avoir nationalisé israéliens certains palestiniens ? – je parle ici des chrétiens et des musulmans palestiniens, pas des juifs.
C’est vrai du point de vue de l’État et de beaucoup d’Israéliens, Israël a « donné » aux Palestiniens qu’il n’a pas expulsés la nationalité israélienne. Il a été attendu en retour que ces Palestiniens soient reconnaissants en soutenant et en étant loyaux à l’État.
Mais, il y a des différences : s’il avait pu, le projet sioniste aurait chassé tous les Palestiniens. Mais il a dû arrêter les expulsions et les massacres à un moment donné, laissant 150 000 Palestiniens dans le nouvel État d’Israël. Une fois l’État sioniste proclamé, les Palestiniens ont été exclus des négociations entre Israël – immédiatement reconnu comme un État souverain – l’Égypte et la Jordanie. Ces Palestiniens ont été mis sous un régime militaire qui a tenté de leur faire oublier ce qu’ils avaient subi en 1948. Bien que les Palestiniens n’aient pas oublié, cette mémoire est devenue plus difficile à transmettre, notamment à cause des écoles contrôlées par les autorités israéliennes.
Les enfants dans les camps de réfugiés vivaient dans une misère extrême. Les camps que bombarde Israël aujourd’hui à Gaza ont été créés en 1948 pour des réfugiés expulsés de toute la Palestine. Une nouvelle entité était alors créée : les Palestiniens de Gaza, qui ont tenté de préserver leur mémoire en gardant les noms de leurs villages d’origine.
Israël a régulièrement envahi les camps de réfugiés au Liban, en Jordanie et en Syrie. Un an après la fin du régime militaire imposé aux Palestiniens d’Israël entre 1948-1966, Israël a conquis la Cisjordanie et Gaza, créant un autre groupe de Palestiniens. Le régime israélien divise la population palestinienne en groupes et sous-groupes avec des droits inégaux et les terrorise de différentes manières.
De nombreux juifs ont perdu leur histoire à travers cette nationalité israélienne ?
Mes ancêtres ont été forcés à devenir français dans leur pays, l’Algérie. Moi, j’ai été forcée de devenir israélienne. À travers ces deux identités, française et israélienne, on nous impose une histoire et une mémoire qui ne sont pas les nôtres.
Tout mon travail est de désapprendre les effets de la colonisation et de récupérer nos histoires. Dans mon livre « Les bijoutiers de la Ummah : histoire potentielle du monde juif-musulman » ( qui vient de paraitre en Anglais chez Versobooks ) je démontre que c’est l’Europe qui fut notre bourreau, pas les musulmans ou les Palestiniens.

Quand vous dites qu’on vous a imposé la culture israélienne, vous voulez dire en fait qu’on vous a imposé la culture ashkénaze ?
C’est vrai que cette culture que l’on appelle israélienne était, pendant les premières décennies de la création de l’État d’Israël, plutôt ashkénaze. Mais même la culture ashkénaze a été fabriquée en Israël, puisque les juifs vivaient dans des communautés disparates en Europe de l’Est et n’avaient pas UNE culture ashkénaze ! De la même manière que parmi les juifs algériens ils y avaient aussi une diversité : les juifs du M’zab n’étaient pas comme ceux d’Oran, eux même différents des juifs tlemcéniens, encore différents des juifs constantinois.
Quand Israël a détruit la Palestine à partir de 1948 et systématiquement après, il a créé une binarité entre les juifs venant d’Europe qui sont appelés ashkénazes et les juifs venant du monde juif Musulman appelés sépharades, nord-africains ou mizrahim. Cette binarité est une fabrication sioniste, favorisant des tensions entre les deux groupes, pour ensuite inciter une alliance face à un ennemi commun : les Palestiniens. Mais ces ennemis qui sont les Palestiniens, les Arabes ou les musulmans sont aussi nous-mêmes, nous, les juifs du monde musulman, nous étions juifs-Arabes, juifs-Musulmans, juifs-Berbères et juifs-Palestiniens.
Nous étions tout ça. Mais d’un jour à l’autre, en 1948 on nous a dit « il y a d’un côté les Palestiniens, les Arabes et les musulmans qui sont vos ennemis, et vous, vous êtes juifs et l’Europe, les États-Unis vous ont donné un État, comme ça on fait en sorte que les juifs ressemblent aux Occidentaux ». Avec toujours cette idée de don colonial.
Il y avait des dizaines de langues juives dans le monde : les langues judéo-arabe, le judéo-libyen, judéo-algérien, judéo-marocain, le ladino, les variantes du yiddish et d’autres. Tout cela a été détruit par le « cadeau » colonial en nous disant de maintenant parler l’hébreu. Le projet sioniste est donc devenu très vite un projet anti-juif dont la mission était de détruire les communautés juives disparates et de les transférer dans la colonie sioniste en Palestine.
Le mouvement sioniste a commencé comme un mouvement chrétien3 en France, en Allemagne et en Angleterre. C’est à la fin du 19e siècle qu’il devient un mouvement juif. Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce mouvement est extrêmement marginal. Après l’extermination de 6 millions de juifs, la situation change. Et pourquoi ? Parce qu’après la guerre, les survivants juifs, de 1945 à 1948, sont dans des camps en Europe ; l’Europe et les États-Unis n’ouvrent pas leurs portes pour les juifs. Les sionistes réussissent à convaincre les juifs survivants de l’holocauste de venir en Palestine. Ça devient, petit à petit, le seul choix des juifs. Les Européens, à travers l’ONU qu’ils ont créée pendant la Deuxième Guerre mondiale, décident de diviser la Palestine. Cette décision va contre la volonté des Palestiniens et contre la volonté des pays qui entourent la Palestine, où vivent beaucoup de juifs qui craignent ce qu’il adviendra.
Au lieu que les juifs se rappellent que ceux qui les ont exterminés étaient les Européens, ils héritent d’un ennemi : les Palestiniens, les Arabes et les Musulmans.
À partir de 1947, les juifs deviennent donc les mercenaires de l’occident qui continue ses croisades contre les Musulmans.
Depuis le début du génocide à Gaza, on voit régulièrement des armes américaines qui arrivent en masse à Haïfa pour que ce génocide ne s’arrête pas.
C’est justement contre ces identités artificielles que je revendique les identités de mes ancêtres avant le « don colonial » – juive palestinienne du côté maternelle et juive algérienne du côté paternel.
Vous parlez des juifs orientaux comme d’un concept sioniste. En quoi, selon vous, est-il plus juste de parler de juifs musulmans ?
Puisqu’on est Arabes et Berbères, on faisait partie de la Ummah4. Nous faisions partie de la nation musulmane en tant que juifs : nous étions juifs, musulmans, puisque l’on a partagé une culture, les interdits, la cosmologie, la cuisine, la liturgie, les saints, les traditions, l’artisanat.
En Algérie, ces tentatives de diviser réussissent en 1962 quand les juifs ont été forcés de quitter l’Algérie, pas parce que l’Algérie les avait chassés, mais parce que 132 ans de colonisation ont fait en sorte que les juifs ne pouvaient plus rester.
Comment « la question juive » et la question de la Palestine se sont-elles retrouvées liées ?
Beaucoup de possibilités ont été étudiées pour donner des solutions à « la question juive » et le projet sioniste en est une. Une des premières réponses était – « le peuple juif ». On amalgame les juifs de communautés diverses en un peuple. C’est le début d’un antisémitisme violent. La « solution finale » n’est donc qu’une solution parmi d’autres.
Le transfert des juifs en Palestine en est une autre.
L’Europe a également inventé la Palestine comme une question à résoudre afin de ne pas perdre la Palestine aux indigènes.
L’occident a donc transformé les juifs et la Palestine en questions et cette liaison-là devient une obsession de l’occident.
Vous évoquez souvent le concept de monde judéo-musulman en opposition au monde judéo-chrétien. Il est important de noter que vivent également de nombreux chrétiens dans la région allant du Maroc à l’Iran. Ne serait-il pas plus juste de parler d’une Europe en guerre contre un monde musulman, où les composantes juive et chrétienne sont instrumentalisées ?
Mon travail se concentre sur l’Afrique du Nord, où l’histoire est juive musulmane. La Seconde Guerre mondiale a brisé ce monde juif musulman, en transférant les juifs dans le monde chrétien occidental, et en inventant le concept de « tradition judéo-chrétienne ». Cette tradition judéo-chrétienne n’existe pas. C’est un projet colonial, français en Algérie et dans le Maghreb en général, sioniste en Palestine et britannique au Moyen-Orient.
Avec la création de l’État d’Israël et son soutien par l’Occident, le monde musulman a accepté de se priver de ses juifs malgré une histoire partagée qui fait que depuis le début de l’Islam, les juifs et les chrétiens ont été protégés comme communautés par la loi sur les Dhimmis. Si le monde musulman s’était opposé aux départs massifs des juifs qui, pour la plupart, ne voulaient pas aller en Palestine, si les juifs n’avaient pas été forcés de partir en Palestine, Israël ne serait pas aussi puissant aujourd’hui, le projet israélien se serait effondré.
La décolonisation de la Palestine est liée à la décolonisation des juifs du projet euro-sioniste, et au retour des juifs – pas nécessairement physique – dans ce monde musulman. Au moins pour ceux qui comprennent qu’ils viennent de là-bas, ceux qui comprennent que leur agenda c’est d’être antisioniste puisque c’est une idéologie inventée aussi contre nous, les juifs.
Que démontrez-vous dans votre livre « La résistance des bijoux : contre les géographies coloniales » ?
Dans mon livre, je raconte que dans chaque bijou il y a la présence des juifs, parce que les juifs étaient les bijoutiers de la Ummah. Depuis le début de l’Islam il y avait un partage dans l’artisanat, pas tout le monde pouvait faire le même type d’artisanat et la plupart des bijoutiers travaillant avec l’or et l’argent étaient des juifs.
Comment se fait-il que des familles juives arabes comme la vôtre n’aient pas réussi à transmettre à leurs enfants l’histoire de leur coexistence dans le monde musulman ?
Dans la colonie sioniste, les enfants sont éduqués à devenir israéliens, ce qui signifie ne pas s’identifier à l’histoire de leurs ancêtres. Je ne parle ni la langue de mes grands-mères, ni le ladino, ni l’arabe, ni même le français. J’ai appris l’hébreu, croyant que c’était ma langue maternelle. Pourtant, mon père a été aimé en arabe et en français, et ma mère en ladino. L’absence de transmission de ces langues crée des ruptures.
Les juifs qui ont colonisé la Palestine, ont été, pour beaucoup, eux-mêmes colonisés par les Européens et les Euro-Sionistes.
Cette mémoire de la colonisation n’a pas été transmise à travers les langues de nos ancêtres. Elle avait traversé des générations grâce au ladino, rappelant l’expulsion d’Espagne au 15ème siècle avec les musulmans. Mais à ma génération, cette mémoire s’est éteinte, car l’État d’Israël a tué le ladino.
La plupart des Israéliens ignorent leurs origines et pensent que leur ancêtre est un type comme Ben Gourion. Leurs ancêtres sont pourtant ceux et celles qui sont encore enterrés dans le monde musulman, et qui sont absents de leurs livres d’histoire.
Après 75 ans, la plupart des Israéliens sont dissociés de la réalité. Ils pensent aujourd’hui que les Palestiniens sont leurs ennemis, qu’ils envahissent « leur » pays, alors qu’une grande partie de ces juifs qui vivent là-bas étaient des juifs arabes, des juifs palestiniens et des juifs musulmans .
Quelle est l’histoire plus personnelle de votre famille maternelle ?
Du côté maternel, nous venons de l’expulsion de l’Espagne au 15e siècle, nous sommes passés par Vienne, la Bulgarie, la Turquie. Puis, comme tout le monde circulait librement dans l’Empire ottoman, certains de ma famille se rendaient en Palestine, depuis des siècles, soit pour mourir là-bas, soit pour y vivre. Nous nous sommes installés en Palestine avant le mouvement sioniste.
Quelle est la tendance des juifs arabes aujourd’hui en Israël ?
Je ne suis pas une spécialiste des juifs vivant dans la colonie sioniste en Palestine que j’ai quittée il y a 12 ans. Je ne connais pas les esprits et les tendances actuelles. Une chose est claire : ils et elles sont ceux et celles qui exécutent un génocide ou en sont complices.
En tuant des dizaines de milliers de Palestiniens, les Israéliens trahissent la mémoire de l’holocauste puisqu’ils abusent de cette mémoire pour justifier un autre génocide dont ils et elles en sont les bourreaux.
Je refuse de comprendre les histoires qu’ils et elles se racontent pour le justifier.
Comment avez-vous réussi à sortir de l’idéologie sioniste ? En découvrant que votre grand-mère s’appelait Aïsha ?
Non, ça, c’était la dernière étape d’un long travail de désapprentissage qui a commencé quand j’avais douze ans. Quand tu vis dans une colonie de peuplement, tu es entouré de mensonges, mais aussi de beaucoup de contradictions. Mais pour reconnaitre qu’il s’agit de mensonges, il faut activement refuser le rôle donné aux citoyens – celui de devenir le porte-parole de ces contradictions. Un des mensonges majeurs est celui du fait colonial. Niant leurs positions de colons, ainsi que la nature génocidaire du régime sous lequel vivaient déjà les Palestiniens à Gaza avant le génocide, les Israéliens se perçoivent comme innocents et sont donc surpris que les colonisés puissent aussi utiliser la violence contre eux.
Reconnaitre la nature coloniale du mouvement sioniste, et les intérêts de l’occident dans sa perpétuation, était une étape nécessaire pour refuser le contrat de la citoyenneté qui transforme les citoyens du régime colonial en porte-parole du régime.
À travers ce désapprentissage il est devenu clair que l’État d’Israël est contre les Palestiniens d’abord – ce sont eux qui en paient le prix le plus élevé – mais aussi contre les juifs, contre nos mémoires et nos histoires et ceci nécessite la revendication de ces histoires et mémoires. Mon travail sur la Palestine est en tandem avec mon travail sur l’Algérie : la découverte que ma grand-mère s’appelait Aïsha ( il y a 12 ans ) m’a ouvert différentes portes du monde juif-musulman.
On peut encore refuser la destruction de ce monde, l’habiter et le faire exister à nouveau. Comme Houria Bouteldja a écrit dans « Les Blancs, les Juifs et nous » : les musulmans sont privés de nous et nous sommes privés d’eux.
Quelles sont les genres de contradictions auxquelles vous avez fait face petite ?
Quand j’étais enfant, j’allais avec ma mère visiter son amie dans une clinique qui s’appelait Um Khaled, où elle travaillait.
Pour moi, enfant, les deux mots étaient condensés en un seul – oumhaled, que je prononçais alors en hébreu. Je ne comprenais pas qu’en arabe, à la différence de l’hébreu, ces deux mots avaient un sens. Des années plus tard j’ai appris que la clinique a été placée dans le seul immeuble du village que les colons n’avaient pas détruit, et que ma ville natale était construite sur les terres du village détruit.
Pensez-vous que tous les Israéliens seraient capables de faire ce travail ? En voyant ces ruines, s’aveuglent-ils volontairement ou est-ce dû à une énorme propagande dans la société israélienne ?
L’aveuglement des Israéliens est à la fois actif et passif. J’ai repris la lecture de la presse israélienne depuis octobre, où le génocide actuel est raconté en des termes d’autodéfense.
Mais ce n’est pas toute l’histoire : les soldats reviennent chez eux après avoir tué des Palestiniens. Pour ne pas le reconnaitre, ils doivent activement nier le génocide.
Ils sont aussi conditionnés depuis leur naissance à ne pas voir ces actes contre les Palestiniens comme génocidaires. Et ils justifient tout en s’accrochant à la version mensongère du 7 octobre.
« Éliminer » est un mot clé de la culture israélienne.
Détruire pour reconstruire : les enfants israéliens sont bercés dans cela depuis la crèche. Détruire le Hamas pour créer un autre mouvement palestinien est une continuité de cette mentalité, de la même manière qu’ils ont construit le Hamas puisqu’ils ne voulaient pas échanger avec l’OLP ( Organisation de Libération de la Palestine ).
Certes, c’est un travail de désapprendre l’identité israélienne, mais le génocide montre l’urgence de désapprendre cette identité et le projet sioniste, qui ne peut exister qu’en éliminant les Palestiniens.
Les Israéliens, connectés aux réseaux sociaux, peuvent facilement suivre des reporters comme Bisan Wizard (de son vrai nom Bisan Owda), qui risquent leur vie pour dénoncer cette double vérité : ce que les Israéliens font aux Palestiniens, et la nature de ce qu’est le régime israélien ; génocidaire. Israël ne peut exister que par le génocide qui a commencé fin 1947.
L’identité n’est pas un passeport, l’identité est qui tu es.
À un certain moment j’ai compris qu’une manière de résister à l’État d’Israël est en fait de refuser de me reconnaitre dans cette identité israélienne qui m’a été imposée. Désapprendre cette identité qui est une arme contre les Palestiniens est un acte de résistance actif.
Quand vous étiez enfant, votre sœur avait proposé à vos parents d’hébraïser votre nom de famille, une pratique courante à l’époque, notamment pour les hauts fonctionnaires. Comment expliquez-vous le refus de vos parents de changer de nom malgré leur forte identification à la France et à Israël ?
Je pense que bien que le colonialisme détruit il reste toujours quelque chose auquel on refuse de renoncer. Mon père ne pouvait pas imaginer qu’il ne serait plus Azoulay. Ce nom, reconnu dans son pays natal mais méprisé en Israël comme un signe qu’il était Arabe, représentait son dernier lien avec un monde qu’il avait déjà perdu. Il m’a transmis ce nom, refusant de le changer pour un nom israélien, il se rappelait probablement comment les Français avaient déjà tenté de modifier nos noms en Algérie.
Ils avaient changé nos noms par exemple de Youssef à Joseph. Mais les juifs ne s’appelaient pas Joseph ! Ils s’appelaient Yossef, Youssef, ou Yussuf, mais pas Joseph !
Je suis redevable à mon père d’avoir refusé de changer notre nom. Je me suis également donnée le prénom de ma grand-mère : je m’appelle aujourd’hui Ariella Aïsha Azoulay.
Vous parlez de la nécessité de « désapprendre » les héritages coloniaux pour envisager une nouvelle géographie de la justice. Comment ce processus pourrait-il se dérouler entre le fleuve et la mer ?
Tout d’abord, il faudrait que le génocide s’arrête, réparer les dégâts, et laisser aux Palestiniens le temps de se soigner sans imposer de « solutions ». Sur la longue durée, la Palestine doit être décolonisée. Et la décolonisation de la Palestine est intrinsèquement liée à la décolonisation des juifs et le démantèlement du régime sioniste.
Il faut libérer les juifs de l’emprise sioniste et occidentale et imaginer que les juifs feront de nouveau partie du monde musulman.
Il faut arrêter la reproduction de ce mensonge de la judéo-christianité.
Vous avez des ancêtres enterrés à Wahran ( Oran ), avez-vous pu leur rendre visite ?
Ma demande de visa a été refusée déjà deux fois. En espérant que l’Algérie m’ouvrira ces portes et que ma demande de visa va être approuvée à la troisième, inchAllah.
J’aimerais visiter la maison de la famille, rendre visite au cimetière à mon grand-père Youssef-Joseph Azoulay, à mon arrière-grand-mère, mes arrière-grands-parents.
J’ai hâte d’aller en Algérie.
Source : Investig’Action
Notes
1 Fanon, Frantz. Les Damnés de la Terre. 1961
2 « colonie sioniste » = « Israël »
3 Lord Shaftesbury, William Hechler …
5 Ummah : comunauté / nation, désigne la nation musulmane
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